Par Romuald Coussot [1]
Alors que le procès de Vojislav Šešelj se poursuit devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui l’accuse de crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa première audition, en 2003, avait créé quelques difficultés aux juges qui l’interrogeaient. En effet, l’accusé affirmait ne pas comprendre l’acte d’accusation traduit en « serbo-croate » et exigeait qu’on lui parle en « serbe ».
Vuk Karadžić,
le « père » du serbo-croate
Cet exemple illustre la situation dans l’ex-Yougoslavie où la langue s’est toujours trouvée en première ligne, que les desseins politiques soient de séparer ou de regrouper les peuples. À l’heure actuelle, les différentes communautés ne parlent plus serbo-croate mais serbe, croate, bosnien et monténégrin. Si l’idéologie politique a eu pour objectif de créer des langues distinctes, qu’en est-il de la réalité et, d’une manière globale, pourquoi et comment influe-t-elle sur la sphère linguistique ?
Le serbo-croate : une seule langue ?
Le terme de « serbo-croate » a été officiellement désigné pour dénommer la langue au cours du XIXe siècle. Lors de la Convention de Vienne en 1850, les intellectuels serbes et croates s’entendent pour nommer et unifier les variantes linguistiques qui composent le serbo-croate. La standardisation stylistique a été effectuée par Vuk Karadžić et Ljudevit Gaj. Ce terme unificateur se répand progressivement dans l’usage scientifique au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et devient officiel en Bosnie et en Dalmatie, alors austro-hongroises, en 1907 puis, à partir de 1918, dans les autres territoires de l’ancienne Yougoslavie. Cependant le terme n’est pas utilisé par les populations locales, qui disent parler « croate » ou « serbe ».
Rappelons que l’alphabet serbo-croate des Bosniaques et des Croates est latin tandis que celui des Serbes est cyrillique. Cette différence résulte largement du mode de christianisation. La majeure partie des Croates a été christianisée par l’Église catholique romaine, tandis que les Serbes le furent par l’Église byzantine orthodoxe. Cependant, ceci ne change rien au fait qu’il s’agit de la même langue.
S’il existe des variantes dialectales selon les régions, le serbo-croate est considéré comme une seule langue. Il ne s’agit pas de nier qu’il a toujours existé une norme croate et une norme serbe, notamment sur la prononciation, mais les différences affecteraient environ 5% des formes linguistiques, selon la plupart des linguistes sérieux. Pour ce qui est du bosnien, une norme intermédiaire s’est développée, qui repose globalement sur la norme croate pour la prononciation et les mots courants, et sur la norme serbe pour les mots plus techniques et culturels.
Banni, le serbo-croate a désormais laissé la place au croate, au serbe, au bosniaque et, plus récemment, au monténégrin. Dès lors, il n’y a plus « une langue et des variantes » mais « des langues ». Le débat souvent houleux pour déterminer le nombre de langues n’a donc rien de linguistique mais relève plutôt de l’aspect politique. Une approche historique permet d’apprécier les modifications linguistiques dues aux aléas politiques.
Le serbo-croate dans les tourmentes politiques depuis son unification jusqu’à la guerre de 1992-1995
En 1878, la Bosnie-Herzégovine passe sous domination austro-hongroise. L’administrateur autrichien, Benjamin von Kállay tente d’imposer une nouvelle identité partagée par toute la population du pays. Il envisage donc d’agir sur la langue. Tout d’abord, c’est le terme de « langue du pays » [2] qui est introduit. Mais en 1883, toujours dans ce souci de promouvoir un sentiment national propre à la Bosnie, ce terme est remplacé par l’ancien nom, le « bosnien », ou « langue bosnienne ». Par des mesures policières, administratives et scolaires répressives, le gouverneur Kállay s’efforce de réfréner le développement des identités nationales serbe et croate. Si le terme de « langue bosnienne » à l’avantage de représenter un espace géographique et non pas communautaire, il fut l’objet d’un vif rejet de la part des Croates et des Serbes, à tel point qu’après la mort de l’administrateur, en 1907, décision fut prise d’abroger le terme de « bosnien » pour le remplacer par celui de « serbo-croate ». La concurrence entre les noms pour qualifier la langue évolue donc dans un sens ou un autre selon les circonstances politiques.
En 1918, l’unification politique de la Yougoslavie est achevée et, dès les années 1930, les revendications politico-linguistiques refont surface. Craignant que « leur langue » ne soit reléguée au rang de dialecte régional, les Croates en revendiquent la particularité. Cette insistance se concrétise dans l’« État indépendant de Croatie », le régime pro-nazi, de 1941 à 1945. Le régime s’attache à détruire les fondements culturels et linguistiques qui avaient prévalu lors de l’unification yougoslave. On tente d’imposer un nouvel alphabet construit de toutes pièces en lieu et place de l’alphabet serbo-croate usuel. Les nationalistes réalisent également une purification linguistique afin d’éradiquer les mots prétendument serbes et obtenir une « langue croate pure ».
Si Tito reconnaît la revendication de la spécificité de la langue croate à partir de 1944 afin de gagner l’opinion du pays, elle sera oubliée et même combattue après son accession au pouvoir. Ce refus sera d’ailleurs entériné par les accords de Novi Sad en 1954 qui marquent l’unité linguistique et donc la fin de la spécificité de la langue croate. Cet accord unifie officiellement le serbe et le croate sous l’appellation de serbo-croate et s’inclut dans le projet politique de Tito, « fraternité et unité » visant à rassembler politiquement et culturellement les peuples sous la bannière du socialisme. Lutter contre le particularisme linguistique c’est lutter contre le nationalisme.
Les mêmes revendications refont cependant surface à la suite de la libéralisation du régime en 1966. En 1967, des intellectuels croates adoptent une Déclaration sur le nom et la situation de la langue littéraire croate. Si les signataires sont d’abord punis par Tito, la Constitution de 1974 reconnaît officiellement à chacune des républiques la possibilité de nommer sa langue. La Croatie adopte l’expression de « langue littéraire croate » alors que la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro conservent quant à eux le terme de « langue serbo-croate ». Dans ce même mouvement, le peuple croate obtient également une certaine autonomie et, au slogan « fraternité et unité », succède la revendication d’une culture, histoire, tradition et langue croates.
Après la mort de Tito, en 1980, les revendications autonomistes ressurgissent dans les différentes républiques et, une fois de plus, l’aspect linguistique est en première ligne.
Les années 1990 : l’exacerbation de l’identité nationale linguistique
Après l’indépendance de la Croatie en 1991, il est primordial pour ce nouvel État d’exacerber ses différences tant sur le plan de la langue, des traditions, de la religion que de la culture. Tout ce qui peut rappeler le passé commun avec les Serbes est donc nié et rejeté. Le remodelage linguistique est un élément important dans l’ensemble des symboles et mythes accompagnant la libération de la « nation brimée » pendant trop longtemps. Les particularités linguistiques, ayant une origine historique ou nouvellement créées, sont alors mises en avant afin d’« attester » de la spécificité de la langue et donc de la nation.
Des journaux réservent par exemple des rubriques qui recensent les mots « non croates » qu’il ne faut pas utiliser en public. Le gouvernement met en place une politique de « croatisation » du lexique visant à supprimer les mots considérés comme trop serbes. Il les remplace par d’autres jugés plus « purs », en ressuscitant des anciens mots sortis d’usage ou en inventant de nouveaux. Les Croates venus de Bosnie-Herzégovine et de Serbie souhaitant obtenir la citoyenneté croate se trouvent soumis à l’obligation de subir des tests de niveau linguistique. Depuis la mort de Franjo Tudjman, la politique de différenciation linguistique s’est apaisée. L’impacts en a été relatif, la tendance s’est amenuisée mais les différences amplifiées ou créées de toutes pièces sont soigneusement préservées.
Si c’est en Croatie que la politique de différenciation linguistique a été la plus prononcée, ce pays n’était pas isolé dans ce mouvement. En 1993, pendant la guerre, la Republika Srpska, l’actuelle entité serbe de Bosnie-Herzégovine, a promulgué une loi afin d’imposer la prononciation ékavienne d’usage en Serbie. Cependant cette disposition n’eut pas l’effet escompté car il était bien trop difficile d’aller à l’encontre des pratiques locales.
Depuis la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995), les Bosniaques [3] appellent leur langue « le bosniaque ». Pendant le conflit, paroxysme de l’exacerbation « ethnique », la langue, marqueur identitaire parmi d’autres, était un élément majeur de distinction entre les communautés bosniaques, croates et serbes de Bosnie-Herzégovine qui s’affrontaient Les Bosniaques ont également tenté d’appuyer les différences linguistiques par l’insistance sur les mots d’origine turques ou arabes. Cependant, l’ampleur fut moindre. De plus, les mots d’origine turque sont également présents chez les Serbes, qu’ils soient de Serbie ou de Bosnie. La grande différence réside dans le fait que ces derniers vont plutôt tâcher de les minimiser alors que les Bosniaques au contraire s’évertuent à les accentuer.
En Serbie, si les discours aux relents nationalistes n’ont rien à envier à ceux précédemment évoqués en Croatie, les changements linguistiques n’ont pas la même réalité étant donné que leur norme a dominé dans l’ex-Yougoslavie. Quoi qu’il en soit, cette volonté de différenciation nationale, ayant des répercussions sur la langue, est présente dans chaque État de l’ancienne Yougoslavie, quand bien même les possibilités et effets sont différents selon les circonstances.
Le résultat de ces changements est qu’aujourd’hui les variantes dialectales d’antan sont désormais considérées comme des langues à part entière ayant perdues leur dénomination régionale pour devenir ethnique. Ceci peut avoir des conséquences plus ou moins importantes sur la population minoritaire. Par exemple, la langue devient une arme de persécution de l’administration à l’égard de personnes d’une autre communauté quand elle exige que les documents soient traduits dans la bonne langue, quand bien même il n’y aurait qu’un seul mot à changer. Des aspects comme ceux-ci ont pour conséquence de créer ou d’entretenir des barrières entre les communautés ; la langue devient ainsi un outil de ségrégation.
Si la langue constitue l’un des ressorts dans le processus d’ethnicisation, c’est que l’identité se construit toujours par rapport aux autres, par opposition à un ou plusieurs autre(s) groupe(s). Comme le serbo-croate ne constituait qu’une seule langue, des tentatives de purification linguistique ont été mises en œuvre afin de différencier une identité nationale par rapport à celle des voisins. Quand la langue, moyen de communication par origine, se retrouve prise dans le jeu des revendications nationales, voire nationalistes, elle devient un instrument d’identification et de différenciation.
[1] Doctorant en Science politique au GSPE (Groupe de Sociologie Politique Européenne) à l’IEP de Strasbourg et l’Université Robert Schuman.
[2] Landessprache, zemaljski jezik
[3] Après la guerre, le terme autrefois en vigueur depuis Tito, « Musulmans » (avec un ‘M’majuscule) a été remplacé par celui de « Bosniaques ».