Géopolitique de l’Amérique latine et des Caraïbes. Après une solide introduction conceptuelle, l’auteur présente la place centrale du narcotrafic, le trafic d’armes et le trafic de personnes.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter un article de Gabriel Kessler, "Crime organisé et violences en Amérique latine et dans les Caraïbes", publié dans le numéro 76 de la revue Problèmes d’Amérique latine (printemps 2010), pp. 7-23. Cet article introduit un dossier intitulé "Crime organisé et violence" dont le sommaire est disponible en bas de page. Les intertitres en noir sont de la rédaction du diploweb.com
LE CRIME organisé occupe aujourd’hui une place centrale dans l’agenda de la sécurité d’une grande partie des pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Alors que, dans de nombreux pays, les déclarations politiques et médiatiques sur la gravité du problème sont légion, on manque toujours d’études précises sur ses différentes dimensions, à l’exception peut-être du trafic de drogue dans certains pays [1]. En 2003, l’Organisation des États américains a identifié le crime organisé, aux côtés du terrorisme, comme la « principale menace à la sécurité régionale ». À côté de la vieille – mais toujours actuelle – war on drugs américaine, de nouvelles notions aux connotations belliqueuses sont apparues, comme le « narcoterrorisme », les « nouvelles guerres », ainsi qu’une série de questions sur l’existence de liens entre « les maras d’Amérique centrale et Al-Qaïda ». Ces discours et ces images circulent à l’échelle planétaire et contribuent à renforcer le sentiment qu’en Amérique latine, comme dans d’autres régions du Sud, « la criminalité violente est devenue une caractéristique endémique de la condition postcoloniale [2] ». Les métaphores guerrières ainsi que le pessimisme sur la capacité de l’État à faire face à un ennemi en apparence omniprésent, puissant, et en même temps peu visible [3], contribuent à légitimer toutes les mesures de « combat », parmi lesquelles l’implication grandissante des militaires dans la sécurité intérieure de plusieurs pays de la région.
Questions fondamentales
Face à cette multiplication de diagnostics inquiétants, il convient de poser des questions fondamentales : comment définir chacun des problèmes, leur ampleur et leurs conséquences ? Où s’arrête le crime individuel et désorganisé, et où commence le crime organisé ? Cette dernière tâche n’est pas facile car le concept de crime organisé est lui-même ambigu, et il a été l’objet de plusieurs définitions. F. Hagan [4] a énuméré les caractéristiques les plus communément utilisées par les auteurs : fin lucrative, division du travail avec une activité constante et organisée hiérarchiquement, usage de la violence et de la menace, un certain degré d’immunité politique et de complicité avec des acteurs publics. Mais il existe deux façons d’aborder la question, qui ne conduisent pas à la construction du même objet de recherche : soit l’on se centre sur une activité ou un marché, soit l’on se focalise sur les groupes et les réseaux. Selon la première perspective, tant les acteurs qui participent à la production, au trafic et à la vente de drogue, que ceux qui ont des tâches de protection, qui investissent et qui blanchissent l’argent, ainsi que ceux qui interviennent indirectement sans violer la loi, feraient partie du marché, qu’il existe ou non des liens entre eux ; tandis que la deuxième perspective se focalisera principalement sur le groupe central du trafic et sur ses réseaux les plus proches. Loin d’être incompatibles, ces deux perspectives sont complémentaires pour analyser chaque activité de façon compréhensive. Leurs implications politiques seront toutefois différentes : si l’on considère le crime organisé comme une activité économique, on s’efforcera de désarticuler l’organisation entrepreneuriale, ses finances, ses investissements, plutôt que de poursuivre les acteurs ; par ailleurs, l’identification d’un acteur comme appartenant au « crime organisé » légitimerait l’action répressive de l’État à son encontre.
Souvent, c’est la perspective morale et les objectifs politiques plutôt que la définition légale qui guident l’utilisation publique du terme « crime organisé ». Certaines activités sont plus susceptibles que d’autres d’être qualifiées de la sorte : le narcotrafic dans les quartiers pauvres plus que la vente de drogue à des consommateurs des classes moyennes et supérieures ; et ceci, à son tour, plus que le piratage informatique et la corruption publique, comme l’a justement remarqué M. Misse [5]. Conscient de l’importance du politique dans le crime organisé, cet auteur propose de n’utiliser le terme que dans les cas où il y a complicité de l’État, et où le crime organisé s’est donc immunisé vis-à-vis de son action répressive. Sans sous-estimer la complexité du terme et de son utilisation, il existe un consensus sur le fait que le crime organisé est un enjeu important dans la région, et en particulier les trafics de drogue, d’armes et de personnes, dont traitera ce numéro 76 de Problèmes d’Amérique latine (Paris, éd. Choiseul) .On s’intéressera à ces trois trafics étant donné leur importance économique, leurs conséquences politiques ainsi que leurs effets en termes de violence et sur les droits de l’homme. D’autres activités, qui ne seront pas abordées dans ce numéro, sont néanmoins liées à ces trafics : le blanchiment d’argent ainsi que la corruption politique sont indispensables à leur déroulement. On pourrait ajouter à cette liste certaines formes d’exploitation sexuelle et de travail esclavagiste (différentes du trafic des personnes), le marché en pleine croissance de la falsification des biens de consommation et de la contrebande en tout genre, les fraudes dans le cyberspace, le trafic des biens culturels, des animaux exotiques, et l’exploitation illégale du bois et autres ressources naturelles, pour ne mentionner que les activités les plus significatives dans la région.
La violence
La violence est l’une des principales inquiétudes soulevées par le crime organisé. Les deux thèmes sont intimement liés en Amérique latine ; pourtant, cette relation est loin d’être évidente toujours et en tous lieux. Bien au contraire, les études réalisées dans d’autres régions du monde indiquent que l’un des objectifs des organisations criminelles est de réduire la violence de façon à fonctionner avec une visibilité et sous la pression de l’État les moindres possibles [6]. C’est pour cette raison que l’on ne peut considérer que la relation entre les deux phénomènes aille de soi ; il est nécessaire de préciser les liens causaux qui les unissent et d’estimer les effets concrets du crime organisé sur les homicides et les autres formes de violence. Il est également impossible de comprendre le problème en Amérique latine sans faire référence aux relations Nord-Sud. À l’encontre des images dichotomiques où le Sud menace le Nord pacifique, le crime organisé est un domaine d’interrelations entre le Nord et le Sud. Du fait de la demande des pays du Nord en biens et services illégaux en provenance du Sud ; mais aussi étant donné l’impact des politiques et de la législation des pays centraux sur ceux de la périphérie, les relations entre les flux financiers et les liens entre les organisations de différentes régions, la mondialisation a changé les caractéristiques du crime organisé. On s’aperçoit que les marchés légaux et illégaux sont eux aussi imbriqués, car l’économie est une et indivisible. On peut observer le flou des frontières entre le licite et l’illicite dans de multiples activités : dans les paradis fiscaux où l’argent du trafic organisé se mêle aux bénéfices des entreprises multinationales ; l’investissement de l’argent illégal dans des commerces légaux ; ou encore l’exposition et la vente, dans une même enseigne, de biens légaux issus d’un trafic illégal aux côtés de produits falsifiés, et d’autres issus du marché formel. Le concept de frontière lui-même est en train de changer : il existe de nouvelles frontières cybernétiques et technologiques, qui ne correspondent pas aux frontières géographiques, ce qui facilite les activités du crime organisé. Le trafic international de drogue, par exemple, tire profit de la facilité des transferts électroniques d’argent ou de la possibilité de suivre par satellite le passage d’un chargement au travers des frontières successives, et même le trajet des « mules [7] ».
L’économie du crime organisé
L’économie du crime organisé est une problématique centrale. Combien d’argent représente chaque type de marché ? Comment est-il réparti entre les différentes parties et entre les pays ? Les chiffres posent problème : ils proviennent de calculs réalisés avec les rares données dignes de foi existantes. C’est pourquoi les estimations permettent d’objectiver certaines estimations antérieures de l’ampleur d’un phénomène, qui s’exprimeront par la suite dans différents calculs réalisés à partir de la même donnée. Ainsi le volume d’argent et la quantité de drogue en circulation se calculent sur la base d’une hypothèse sur le pourcentage que représente la drogue saisie vis-à-vis du total sur une période donnée ; le nombre total d’individus concernés par le trafic de personnes est calculé à partir d’un coefficient que l’on applique aux dénonciations faites à la police ou au nombre d’expulsés sur une période déterminée. Il existe donc des différences importantes selon la manière de calculer. Il est nécessaire de comprendre comment ces chiffres sont construits puisque ces derniers auront par la suite un effet « d’objectivité » sur l’élaboration des diagnostics. Il existe toutefois un consensus sur le fait que les montants sont énormes, ce qui place ces trois trafics parmi les affaires les plus rentables de nombreux pays de la région.
Le crime organisé génère des profits, mais il a également des coûts. La Banque interaméricaine de développement les évalue à 168 milliards de dollars, ce qui représente 25 % du PIB de certains pays comme le Salvador et la Colombie et se paye en morts, blessés, dommages à l’infrastructure et difficultés pour le commerce international [8]. La relation entre le crime organisé et les inégalités a également été soulignée, puisque celui-là prive l’État de ressources fiscales et que les maillons les plus puissants des réseaux s’approprient une grande partie de la rente. Cependant, une analyse économique complète devrait prendre en compte, au-delà de l’indignation morale qu’il peut soulever, son impact économique sur la société, comme cela a déjà été fait dans les Balkans. Des études y ont montré comment les diverses activités illégales ont revitalisé des économies au point mort et ont même permis d’élaborer des « réponses pragmatiques à de vrais besoins » ; selon G. Antonopoulos, l’investissement dans l’éducation et la santé dans le Kosovo dévasté a ainsi été financé avec les revenus du crime organisé [9].
Quelle organisation ?
Comment le crime organisé est-il organisé ? Pour le narcotrafic, l’image des cartels en Colombie et au Mexique et celle des « partis » ou mouvements au Brésil sont répandues, mais la recherche académique est encore insuffisante pour dresser le panorama des types d’organisations existantes. Une étude comparée de 40 organisations réparties dans 16 pays (dont seulement une était latino-américaine) a trouvé six types d’organisation en prenant en compte des variables comme le style de commandement, l’existence de hiérarchies, le type de communication et la présence de liens ethniques, entre autres [10]. Si ces études sont bien sûr difficiles à réaliser, elles n’en sont pas moins essentielles. Par ailleurs, il est également indispensable de connaître les relations entre le crime organisé et la politique ou l’État dans chaque cas. À la différence des anciens pays communistes, où la croissance du crime organisé a profité de la déstructuration des États, en Amérique latine le crime organisé ne s’est pas développé dans les pays où l’État était le plus faible, mais au Brésil, au Mexique et en Colombie, dont les institutions sont bien développées. On a expliqué ce phénomène par le fait que le crime organisé a besoin des règles de l’économie licite pour le développement de sa logistique et la sécurisation de ses finances [11].
Enfin, la forte présence de ces enjeux dans l’espace public au cours des dernières décennies a immanquablement marqué la production culturelle. On a tout d’abord relevé l’impact du narcotrafic sur l’esthétique et l’architecture de certaines villes, surtout en Colombie et dans une moindre mesure au Mexique [12]. De même, la production culturelle a tenté de comprendre et de créer un langage pour aborder ces questions, comme le montre la dénommée « littérature du sicaire » en Colombie, les films traitant de ce thème à Hollywood, au Brésil et au Mexique, les telenovelas, et, au Mexique et parmi les chicanos des États-Unis, les narcocorridos (que certains dénoncent comme une apologie du narcotrafic et d’autres considèrent comme une sorte de dénonciation). Bref, peu de dimensions de la vie sociale en Amérique latine ont été épargnées par le crime organisé – ou tout au moins par les discours et les images qui s’y rapportent.
Le narcotrafic est un marché (c’est-à-dire là où l’offre rencontre la demande de narcotiques) qui a les dimensions d’une entreprise transnationale et dans lequel l’Amérique latine occupe une position compliquée : elle a, en face, le principal consommateur de drogue au monde, les États-Unis. Ainsi, la région dans son ensemble participe à toutes les phases de l’activité : la production, le trafic et la consommation au sein de marchés locaux de taille variable. Dans leur totalité, les chiffres de l’économie de la drogue sont considérables. L’Organisation panaméricaine de la santé a calculé un échange de 600 milliards de dollars ; selon les sources américaines, 400 milliards de dollars annuels [13]. Dans le cas de la Colombie, par exemple, A. Santana [14] a calculé à la fin de la décennie précédente que la capacité colombienne d’exportation de la cocaïne et des autres drogues (héroïne et marijuana) s’élevait à 13 780 millions de dollars ; avec des coûts de production que l’on estime à 20 % du total, le revenu net serait donc de 11 120 millions de dollars, dont seulement un quart reste dans le pays. Dans les pays des Caraïbes, qui se trouvent sur les nouvelles routes de la drogue vers les États-Unis, L. Bobea [15] évalue que l’argent du narcotrafic représente 3,1 % du PIB régional.
Le marché de la drogue a subi de profondes transformations ces dernières années suite aux conséquences du plan Colombie et au renforcement du contrôle des frontières des États-Unis. Le Plan n’a produit ni une diminution de l’offre de cocaïne ni une augmentation des prix censée réduire la consommation. En revanche, il a provoqué un « effet ballon » : l’offensive sur un territoire et contre des acteurs déterminés a eu pour conséquence un déplacement de la culture et de la transformation vers d’autres territoires ainsi que le renforcement d’acteurs qui n’ont pas été la cible de la répression. Il en résulte, selon P. Dreyfus [16], une augmentation du contrôle des cartels mexicains sur le transport et la vente de drogue aux États-Unis, et une diversification des routes d’accès aux États-Unis, avec l’incorporation de nouveaux pays (comme ceux des Caraïbes) dans le trafic en direction du Nord. Outre la voie aérienne, les types de transport et de camouflage de la drogue se sont diversifiés. La saturation du marché nord-américain, les difficultés croissantes pour traverser la frontière, la hausse de l’euro et la possibilité d’utiliser des ports africains peu surveillés comme base de leurs opérations ont renforcé l’attractivité du trafic vers l’Europe occidentale et orientale.
La Colombie ne s’est pas mise en retrait du trafic mais elle a changé ses formes de participation [17]. Les politiques d’éradication par fumigation ont abouti à la création de plants de coca plus résistants et ont incité à améliorer le camouflage dans de nouvelles zones de culture [18]. À tel point qu’une partie de la coca auparavant cultivée en Bolivie et au Pérou se trouverait désormais sur le territoire colombien. Les acteurs colombiens ne sont pas sortis indemnes de l’offensive : la destruction des cartels de Cali et de Medellín a accentué le rôle des paramilitaires dans le narcotrafic et a débouché sur l’apparition de plus d’une centaine de petits groupes, spécialisés dans chacune des étapes du processus. Enfin, on observe un changement dans la demande, avec une augmentation de la consommation de drogues chimiques. Dans cette nouvelle situation, chaque pays de la région commence à jouer un rôle, soit dans l’élaboration des substances chimiques pour la fabrication de la cocaïne ou des drogues de synthèse, soit dans la triangulation (ports de passage), soit en tant que marchés, petits ou moyens, soit comme sites pour l’investissement et le blanchissement d’argent, par exemple.
Les politiques de lutte
Les politiques de lutte contre la drogue ont provoqué des tensions dans la région [19]. Tandis que les États-Unis ont toujours pour objectif de détruire la production dans son pays d’origine, la majorité des pays latino-américains considèrent que les actions devraient se focaliser sur les consommateurs aux États-Unis [20] ; l’Union européenne, qui soutient que les politiques dans les pays producteurs devraient proposer des alternatives de développement plutôt que d’imposer une stratégie de guerre, occupe une position médiane dans le débat. Les préférences américaines sont renforcées par le consensus sur la prohibition qui règne au sein des Nations unies et qui réduit la marge de manœuvre des gouvernements pour légaliser certaines drogues. De fait, la conviction que la légalisation de certaines substances permettra de diminuer la violence et de désarticuler cette économie est de plus en plus répandue dans la région latino-américaine ; c’est ce que soutient un document élaboré par la Commission latino-américaine sur la drogue et la démocratie dirigée par les trois anciens présidents C. Gaviria (Colombie), F. H. Cardoso (Brésil) et E. Zedillo (Mexico). Les analystes politiques s’accordent pourtant sur le fait que, dans la situation actuelle, les possibilités d’avancer dans cette direction sont réduites, au-delà de certaines mesures de « réduction de dommages [21] » et de dépénalisation de la consommation individuelle mises en œuvre en Argentine, en Uruguay et en Colombie [22].
Ce n’est évidemment pas une logique d’apprentissage ni d’évaluation des résultats qui guide les actions en la matière. Dans de nombreux pays de la région, les effets de la guerre contre la drogue ont été dévastateurs, tandis que cette dernière a eu pour conséquence l’« effet ballon » (cf. ci-dessus). M. Peceny et M. Durnan [23] ont ainsi démontré, dans le cas colombien, comment la focalisation de la lutte contre certains cartels a produit un déplacement de la production vers les zones occupées par les FARC. Ceci a fourni à ces dernières une manne inespérée, ce qui explique leur croissance dans les années 1990 alors qu’elles couraient le risque de disparaître. Plusieurs travaux universitaires ont spécifié les « dommages collatéraux » de la guerre contre la drogue, tels que l’instabilité politique et économique, la violation des droits de l’homme, la limitation des libertés civiles et le rôle croissant des militaires dans la région [24]. L’échec du plan Colombie – ou, à tout le moins, son absence de succès – n’a nullement empêché que soit signé le plan Mérida, qui propose également une stratégie de guerre contre le narcotrafic au Mexique. Si le futur incertain du Mexique inquiète les Mexicains et le reste du monde, les projections dans le futur divergent pour ce pays. Certains prévoient une augmentation de la violence, avec le redoutable précédent de la situation colombienne dans les années 1980 et 1990, tandis que d’autres, sans sous-estimer l’importance du problème, soulignent les différences entre les deux pays. Plus proche de ce dernier point de vue, F. Escalante [25] précise que le phénomène est, au Mexique, plus urbain que rural, qu’il est dépourvu d’un contenu politique fort, et qu’il est lié à la constitution des routes de la drogue vers les États-Unis plutôt qu’à des cartels qui concentreraient l’ensemble de la production.
Les relations entre l’Etat et le narcotrafic
Les relations entre l’État et le narcotrafic font également débat : les études affirment qu’en Colombie le crime organisé a essayé d’infiltrer l’État avec succès après sa puissante apparition, tandis qu’au Mexique, pays doté d’un État fort, il est apparu comme une « extension sous contrôle de la sphère du pouvoir [26] ». Il convient de mentionner l’importance de la transformation des États, sous l’effet de la mondialisation. Bartilow et K. Eom [27] proposent que l’ouverture économique et le libre-échange ont diminué les capacités des États consommateurs mais ont augmenté celles des producteurs, puisque les incitations à investir dans les secteurs autres que l’économie illicite sont désormais plus importantes. Le rôle des forces de sécurité en charge du problème mérite un chapitre à part. Nombreuses sont les voix dans la région qui dénoncent non seulement l’inefficacité, mais aussi la complicité voire la compétition entre le narcotrafic et les forces de police. Au Mexique, la notion de « cartel policier » désigne ainsi l’accord entre les individus ou les forces de police pour se partager le marché de l’activité criminelle, en plus de leurs fonctions habituelles [28] ; en Colombie, la collusion entre les paramilitaires et les narcotrafiquants est connue, et en Argentine, des voix ont dénoncé le « double pacte » entre les forces de police et les gouvernements : en échange d’un niveau acceptable de sécurité, ceux-ci assurent à ceux-là de ne pas s’intéresser à leurs affaires internes et en particulier à leur implication sur les marchés comme celui de la drogue [29]. Au Brésil, on a étudié le rôle des milices parapolicières, appelées « commando bleu », auxquelles participent des agents en activité et à la retraite. Celles-ci sont entrées en lutte contre les organisations de narcotrafiquants pour le contrôle de certaines favelas (surtout à Rio) et pour pouvoir faire payer cette protection aux habitants et aux prestataires locaux de services. Selon Zaverucha et Oliveira [30], ceci a provoqué un rapprochement des bandes rivales de narcotrafiquants pour combattre l’ennemi commun.
L’intégration du narcotrafic dans les territoires est un autre thème d’intérêt. Il existe une série d’études intéressantes sur les favelas cariocas. M. Misse a montré comment le « mouvement » (nom du trafic local) est parvenu à contrôler les associations d’habitants, tout en soulignant la diversité des activités professionnelles qui ont été créées localement [31]. R. Silva de Sousa [32] a décrit, comment, dans les favelas de Rio, les réseaux du narcotrafic s’inscrivent dans des relations de parentèle ou d’amitié de longue date. Desmond Arias [33] s’est intéressé à la relation entre le trafic et les réseaux clientélistes. Il a étudié les négociations entre les narcotrafiquants et les hommes politiques pour fournir des biens et des services sur place. Les premiers obtiendraient ainsi l’acceptation locale nécessaire pour que leurs affaires fonctionnent, et les seconds des votes. Arias et Rodrigues [34] ont mis en cause le « mythe de la sécurité personnelle », selon lequel le narcotrafic imposerait l’ordre dans les favelas. À l’encontre de cette image, ils montrent que seuls les habitants les mieux connectés sont respectés, tandis que ceux qui sont les moins intégrés subissent la violence locale de plein fouet.
Les maras
Le rôle des maras (bandes) dans le narcotrafic est un sujet actuellement débattu en Amérique centrale et en particulier au Guatemala, au Honduras et au Salvador. Les preuves de ces liens ne sont pas concluantes. Pour certains auteurs, cette relation n’existe pratiquement pas ; en revanche, son postulat servirait à légitimer les politiques répressives mises en œuvre dans la région. Dans une recherche très détaillée, W. Savenije [35] a décrit comment les politiques répressives ont accéléré la professionnalisation des membres des maras dans la région étant donné leur plus grand besoin d’armes pour combattre la police, et de ressources économiques pour soutenir leurs camarades emprisonnés et leur famille. Dans le même sens, ils commencent à se mettre au service des réseaux de trafic local. Un autre enjeu discuté est si la violence actuelle en Amérique centrale représente une rupture ou si elle s’inscrit au contraire dans une certaine continuité avec la violence politique des décennies précédentes ; D. Rodgers soutient cette dernière position dans un travail récent [36]. Un cas particulier de la relation entre réseaux politiques et trafic s’est produit en Jamaïque. La diversification des routes dont nous avons parlé ci-dessus a eu pour conséquence un afflux de cocaïne, en route vers les États-Unis, dans le pays. Par conséquent, dans les quartiers pauvres de Kingston, des bandes politiques armées rivales se sont impliquées dans le narcotrafic ; la violence entre ces dernières a crû pour contrôler le marché local [37]. Il est nécessaire de réaliser plus d’études sur les formes d’organisation locale du narcotrafic dans les différents pays de la région.
En résumé, le narcotrafic et son panorama changeant soulèvent de nombreuses problématiques, tant à l’échelle régionale qu’à l’intérieur de chaque pays. Il faut ainsi songer à de nouvelles manières d’étudier son économie, son organisation interne, ses connexions politiques et son impact culturel. En matière de politiques, la région connaît une situation ambiguë : d’une part, il existe un consensus de plus en plus ample sur la nécessité de renoncer à une conception morale du problème et sur le besoin de nouvelles politiques qui abandonnent définitivement l’idée de guerre ; mais d’autre part, il ne semble pas y avoir d’horizon politique international favorable pour continuer dans cette direction.
La dangerosité des armes à feu en Amérique latine est énorme : avec moins d’un cinquième de la population mondiale, malgré l’absence de guerres et avec seulement 3,5 ou 4 % des armes légères existantes en possession de la population civile, 40 % des homicides commis dans le monde ont lieu dans la région [38]. Bien que l’on n’accorde pas à ce problème la même priorité qu’au trafic de drogue, il est très important dans certains pays comme la Colombie, le Mexique et l’Amérique centrale. Non seulement on manque d’informations sur le trafic illégal des armes, mais il n’y a pas non plus de transparence sur les arsenaux publics, les propriétaires légaux et le commerce entre les pays.
Tendances régionales
Une étude réalisée en 2007 énumère les tendances régionales en la matière [39]. Elle souligne l’augmentation des exportations latino-américaines et l’importance de plus en plus grande du commerce de munitions et de pièces détachées d’armes ; elle signale également que l’Amérique latine a exporté des armes à des pays connaissant des conflits graves, où les droits de l’homme sont violés, sous embargo des Nations unies. Dans le trafic d’armes, le licite et l’illicite sont étroitement associés : le marché illégal se nourrit des ventes légales. De nombreuses stratégies de triangulation vers les pays destinataires existent dans la région : un pays va ainsi jouer un rôle de transit vers la véritable destinataire, qui peut être soit un pays sous embargo, soit des organisations criminelles. Il existe en outre ce que l’on appelle des « transferts irresponsables », c’est-à-dire des opérations qui, sans être illégales, peuvent violer les droits de l’homme de certaines populations, étant donné qui va les recevoir.
L’escalade des dépenses militaires, qui auraient augmenté de 91 % au cours des cinq dernières années selon l’Institut international d’études stratégiques à Londres, est actuellement un motif d’inquiétude [40]. Plus la quantité d’armes rentrant dans un pays est grande, plus la probabilité est grande qu’une partie d’entre elles (ou celles qui sont échangées contre ces nouvelles armes) alimente le circuit illégal. En ce sens, il existe une préoccupation supplémentaire : le dénommé « excédent d’armes » dans la région, publié par la prestigieuse Small Arms Survey [41]. C’est un calcul qui met en relation la quantité d’armes légères dans les arsenaux publics avec les effectifs des forces de sécurité et des forces armées. Une étude de 2007 calcule qu’il y aurait 1,3 million d’armes en excédent : sur un total de 3,6 millions d’armes modernes, 2,3 millions d’entre elles seraient légitimement détenues par les forces armées et les forces de sécurité. Il reste ainsi un surplus de 1,3 million d’armes, dont les trois quarts se situeraient, selon les données de cette étude, en Argentine et au Brésil. C’est pourquoi l’actuelle escalade de l’armement, qui ne s’accompagne ni de la destruction des armes anciennes, ni d’une certaine transparence sur ce qu’elles deviennent, augmente le potentiel de circulation illégale dans la région et des dommages provoqués par l’augmentation du nombre d’armes.
Principales routes
À la différence du narcotrafic, où les principales routes convergent vers le nord, il existe des dynamiques sous-régionales dans le trafic d’armes. Au Mexique, les armes suivent les routes du narcotrafic, mais dans le sens inverse : du nord vers le sud, et non du sud vers le nord [42]. On estime qu’il pourrait y avoir plus de 16 millions d’armes dans ce pays et, étant donné qu’officiellement, il n’y a pas de fabricants nationaux, celles-ci proviennent d’échanges internationaux. La plupart d’entre elles proviendraient des dénommées sources secondaires, comme les foires aux armes aux États-Unis, au cours desquelles il n’existe aucune restriction de vente, ainsi que du « trafic-fourmi » de munitions, d’armes entières ou de pièces détachées. Le risque est énorme : outre les foires, on recense 17 000 points de vente d’armes légaux dans la zone frontalière, qui ne sont pas obligés d’informer les autorités, depuis Wall Mart jusqu’aux armureries. Une controverse entre les deux pays s’est élevée lorsque des organisations, parmi lesquelles la National Rifle Association, sont parvenues à ce que le gouvernement des États-Unis boycotte une initiative des pays latino-américains pour contrôler le trafic d’armes légères en provenance des États-Unis. La situation est d’autant plus grave que trois des quatre États frontaliers (Arizona, Nouveau Mexique et Texas) ont des législations très peu restrictives en matière de vente d’armes [43]. Ce sont ironiquement les États-Unis qui sont le principal fournisseur d’armes de la région, en dépit de leur inquiétude vis-à-vis de la sécurité régionale.
Caraïbes : une augmentation du nombre d’armes
On a enregistré une augmentation du nombre d’armes dans les Caraïbes, associée en grande partie au rôle de plus en plus important que joue la région dans le narcotrafic en direction des États-Unis [44]. Ce dernier pays est à son tour le principal fournisseur d’armes dans la région, mais il existe aussi d’autres sources comme les arsenaux constitués lors de conflits, à Grenade dans les années 1980 et, plus récemment, à Haïti. Les inquiétudes sont aussi liées au fait que l’Amérique centrale et les Caraïbes sont les pays qui importent légalement le plus grand nombre d’armes de l’Union européenne en proportion du nombre d’habitants. En Amérique centrale, il s’agit d’un problème particulièrement grave. On y souligne l’existence d’une culture de la violence (ou au moins de l’usage de la violence pour résoudre les conflits), l’importance du crime, la présence d’arsenaux issus des guerres civiles non détruits, à quoi s’ajoute le trafic en provenance du Mexique [45]. Il existe deux dynamiques différentes dans la région : celle du Triangle Nord (Guatemala, Honduras et el Salvador) et celle du reste (Nicaragua, Costa Rica et Panamá). Le Triangle Nord présente des caractéristiques de post-conflit, beaucoup d’armes et un taux d’homicides très élevé. L’un des problèmes centraux est la faiblesse des institutions centrales de contrôle ainsi que la porosité des frontières nord et sud de la région pour le trafic.
Malgré la centralité du thème de la violence en Colombie, les informations sur le trafic d’armes dans ce pays ne sont pas très précises. On a néanmoins détecté un trafic illégal d’armes légères, de munitions de guerre et d’explosifs par petites cargaisons, vers la Colombie et la région andine, depuis trois centres d’approvisionnement : Panamá, Maracaibo au Venezuela, et Manaos au Brésil. Depuis Panamá arriveraient des fusils en Colombie, issus des arsenaux centraméricains ; de Maracaibo, en grande mesure, les détournements des arsenaux vénézuéliens et de Manaos, des armes de fabrication brésilienne en direction de la jungle colombienne [46]. La Colombie et le Venezuela jouent par ailleurs un rôle de premier plan dans la course à l’armement dans la région, raison pour laquelle le destin des armes remplacées y est d’autant plus important.
Le Brésil
Le Brésil est aujourd’hui le principal fabriquant et exportateur latino-américain d’armes, ce qui alimente son grand marché interne, comme le montrent les chiffres impressionnants des saisies réalisées par les policiers dans les principaux centres urbains du pays. Dans le seul État de Rio de Janeiro, entre 1989 et 2004, 13 000 armes ont été saisies chaque année, ce qui est comparable aux chiffres colombiens en plein conflit armé. Une enquête réalisée par une commission parlementaire calculait l’existence d’environ 17 millions d’armes légères, dont 90 % sont entre les mains de la population civile, alors que la moyenne au niveau mondial est de 59 % [47]. Dans le Cône Sud, la question a été inscrite sur l’agenda dans les années 1990, parallèlement à l’augmentation des délits. Selon K. Derghougassian [48], la demande d’armes n’y est pas associée aux cartels de drogue ou aux organisations liées au narcotrafic, comme au Mexique et en Colombie. En Argentine, l’excédent d’armes est très important : il est d’environ 400 000, suite à l’importante réduction des effectifs des forces armées, sans destruction parallèle des arsenaux. Enfin, le cas du Paraguay, pays de triangulation vers d’autres pays, est significatif puisqu’on y trouve la ville de Ciudad del Este, à la triple frontière avec l’Argentine et le Brésil, dont les apparences laissent supposer qu’elle est le siège d’un important trafic impliquant les organisations criminelles de chaque pays.
En résumé, l’Amérique latine et les Caraïbes se caractérisent par le grand nombre d’armes possédées par la population civile, un taux très élevé d’homicides, une faible transparence du commerce légal des armes et, bien sûr, du trafic illégal. Dans ce contexte, un plus grand contrôle de l’État ainsi que des politiques publiques de désarmement sont des impératifs catégoriques. L’agenda de la recherche doit quant à lui inclure plus d’études rendant compte de l’existence des réseaux, des routes et des organisations dédiées à ce trafic, et préciser la relation entre le trafic d’armes et celui de la drogue.
Le trafic de personnes est l’enjeu le moins visible des trois thèmes abordés dans le dossier ; il est également peu étudié dans la région. Les trois enjeux principaux sont le trafic de personnes, l’exploitation sexuelle et le travail esclavagiste, mais chacun d’entre eux n’est pas nécessairement synonyme de trafic. G. Jahic et J.O. Finckenauer [49] proposent d’étudier, dans chaque cas concret, s’il y a crime organisé ou non. Ceci est particulièrement important dans le cas des migrations clandestines, puisque souvent, elles résultent de décisions individuelles dans lesquelles n’interviennent pas les réseaux criminels, ni aucune coercition. Ainsi, des études menées en Russie [50] et en Chine [51] ont remis en cause l’image des grandes organisations tirant profit de l’immigration clandestine, et ont essentiellement trouvé des relations dyadiques et des groupes peu organisés.
Quels flux ?
Les études sur la région donnent surtout à voir des flux de l’Amérique latine vers les États-Unis et l’Europe ainsi qu’un trafic interne : comme par exemple, le trafic de femmes dominicaines vers le Costa Rica et le Panamá à des fins d’exploitation sexuelle ; ou celui des travailleurs boliviens vers le Brésil et l’Argentine, qui vivent dans des conditions de forte exploitation. La problématique centrale est pourtant celle du transit des Centraméricains vers le Mexique, soit pour s’y établir, soit pour aller aux États-Unis. À ce flux s’ajoute celui des Mexicains eux-mêmes qui se dirigent vers le nord. Il est primordial de savoir si des réseaux criminels liés à ces trafics existent. R. Benitez Manaut et G. Sánchez [52] considèrent que si, entre 1980 et 2005, un million de Guatémaltèques, 1,5 million de Salvadoriens et 800 000 Honduriens sont passés par le Mexique, des structures entrepreneuriales en relation avec le gouvernement (soit pour laisser faire, soit pour s’approprier les bénéfices produits) doivent forcément exister. En effet, puisque 80 % des entrées aux États-Unis sont réalisées de façon illégale, des centaines de millions de dollars auraient été remis aux éventuels trafiquants.
7 000 à 14 000 dollars
Aussi, les expulsions de Centraméricains ont augmenté de façon exponentielle : on est passé de 10 000 expulsions en 1980 à 138 000 en 2002 et 240 000 en 2005. Ceci est dû en partie à la pression des États-Unis eux-mêmes, mais il existe aussi l’hypothèse de l’extorsion des migrants. On estime que les migrants payent entre 7 000 et 14 000 dollars pour passer aux États-Unis. Suite à la cartellisation de la police mentionnée plus haut, les corps de police censés protéger les migrants seraient responsables ou au moins complices des crimes perpétrés en faisant chanter les migrants et, bien souvent, en les expulsant après les avoir dépouillés de tout leur argent. R. Casillas [53], qui a mené des recherches sur ce phénomène, affirme que ces groupes sont invisibles mais qu’ils existent toutefois puisqu’il faut avoir des informations pour planifier, séquestrer les migrants, couvrir les points stratégiques et être complice des forces et des services qui s’occupent du transit [54].
Dans la région andine et en Colombie, la présence de bandes criminelles liées au trafic de personnes est moins évidente qu’au Mexique, peut-être parce que le pôle d’attraction des États-Unis est plus éloigné ; et pourtant, la Colombie est un nœud du trafic de personnes vers les États-Unis et l’Europe. P. Dreyfus [55] indique qu’au Brésil le problème est double. Tout d’abord, le trafic sexuel interne, du fait du tourisme sur les plages, et international, avec le trafic de femmes vers l’Europe ; celles-ci rentrent principalement dans le territoire européen par le Portugal. Selon le Bureau international du travail (BIT), cette activité produit un revenu annuel de 8 milliards de dollars. Des études ont montré qu’il s’agit en général de femmes mineures, de faible niveau scolaire, que l’on a fait voyager en les trompant, et qui sont par la suite exploitées. Un deuxième courant de trafic interne a pour objet la main-d’œuvre forcée, esclave, pour les travaux agricoles. Le BIT estime qu’entre 25 000 et 40 000 Brésiliens en sont victimes ; mais le Brésil accueille également des étrangers venus d’Afrique, de Chine, de Corée et de Bolivie à des fins d’exploitation. En Argentine, ces enjeux sont liés au trafic interne d’exploitation sexuelle des femmes, et, de la même façon qu’au Brésil, à la présence de migrants boliviens soumis à un régime d’esclavage au travail.
Dans plusieurs pays de la région, on trouverait donc des réseaux commerciaux liés aux trois dimensions du trafic de personnes, mais ils ne sont pas encore considérés comme des problèmes publics, et passent inaperçus dans l’opinion publique. Cet enjeu a toutefois acquis une certaine importance dans l’agenda politique de quelques pays, en particulier au Mexique.
Les travaux regroupés dans ce dossier de Problèmes d’Amérique Latine, (n°76, Paris, Choiseul) traitent des trois thèmes centraux et essaient de couvrir les différentes régions d’Amérique latine : le Mexique, l’Amérique centrale, la Colombie, le Brésil et le Cône Sud. Les nationalités et les disciplines des auteurs sont également variées : ils sont sociologues, économistes, anthropologues et politologues. Dans son article, M. Bergman analyse l’économie du narcotrafic et ses acteurs au Mexique et en Colombie. Son analyse permet de comprendre la logique de ce commerce et le comportement de ses acteurs. M. Misse étudie les transformations des marchés illégaux urbains au Brésil et l’apparition des bandes liées au narcotrafic, lourdement armées, et qui exercent un contrôle sur une partie des villes grâce à des transactions politiques avec des agents de l’État. D. Rodgers, qui suit la trajectoire d’un ex-pandillero au Nicaragua, montre les relations entre monde légal et illégal en Amérique centrale. R. Casillas étudie les crimes commis au Mexique à l’encontre des migrants centraméricains ; il y expose l’ampleur et les dimensions d’un problème jusque-là peu connu.
Les articles
Les articles offrent au lecteur un panorama général du crime organisé dans la région (Sommaire ci-dessous). Sans doute, il est plus porteur de questions ouvertes que de réponses définitives, dans ce champ d’étude où il reste de nombreux thèmes à étudier. Outre son intérêt scientifique, le problème attire aussi l’attention étant donné ses conséquences politiques. La première de ces conséquences, sans aucun doute alarmante, est que le traitement du thème, tout comme les métaphores d’une « nouvelle guerre », sont en train de consolider un consensus sur des politiques punitives et répressives. Encore une fois, il faut remettre en question les images, les jugements hâtifs et les métaphores guerrières, car le type de politiques publiques élaborées pour faire face à cet enjeu n’est pas indépendant du degré de violence : une politique guerrière produit quelque chose qui ressemble à la guerre. À l’inverse, les formes de régulation du crime organisé sous d’autres latitudes expliquent en partie la moindre violence. La diminution de la violence doit être le premier objectif, il n’est pas possible que les sociétés latino-américaines soient prises en otage dans la « guerre contre le crime ». Sans doute, cela exige des élites politiques un plus grand courage politique pour mettre en cause les consensus établis, se décider à penser à la légalisation des marchés illégaux (au moins celui de la drogue), rendre plus transparent le commerce des armes, détruire les arsenaux et altérer la complicité entre les fonctionnaires et les réseaux criminels.
La centralité de la guerre contre le crime a contribué à réinstaller les forces armées au centre de la sécurité intérieure et/ou dans la lutte contre la drogue, surtout en Amérique centrale, en Colombie, au Brésil et au Mexique. Le souvenir des dictatures militaires et du rôle des militaires dans la répression politique interne dans la majeure partie de nos pays justifie notre inquiétude. Jusqu’à présent, selon D. Pion-Berlin [56], ces derniers n’ont pas transformé leur présence en pouvoir politique et les conditions pour revivre les expériences néfastes du passé ne sont vraisemblablement pas réunies, à quelques exceptions près. Si l’on ajoute toutefois la demande croissante de sécurité et l’escalade de l’armement à la militarisation de la sécurité publique dans de nombreux pays, personne n’est en mesure de prévoir le dénouement de cette combinaison de facteurs au cours de la décennie à venir.
Traduit de l’espagnol par Julie Devineau
Copyright 2010-Kessler/Problèmes d’Amérique latine - Paris, Choiseul
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Problèmes d’Amérique latine, n°76, printemps 2010.
Crime organisé et violence en Amérique latine
Associations illicites, narco-trafic, trafic d’humains, organisations criminelles, pandillas, maras et cartelitos, les pratiques criminelles et violentes en Amérique latine varient d’un pays, d’une culture, d’un groupe à l’autre.
Le « marché de l’enlèvement » en Colombie est connu dans le monde entier, on parle beaucoup moins de son fort développement au Mexique. On sait l’implication d’hommes politiques dans toutes sortes de trafics (dro¬gues, armes, etc.), mais on connaît moins les modalités de leur complicité dans des opérations criminelles d’en¬vergure. Le crime organisé se développe, évolue, s’adapte en Amérique latine à mesure que les politiques publiques se durcissent pour y répondre : « War on drugs », plan Colombia, plan Merida...
Peut-on, plus qu’ailleurs, parler de culture de la vio¬lence et du crime organisé en Amérique latine ? Quelles sont les formes et les pratiques de la violence sur le continent ? Quelle est la réponse des politiques face à ces formes de criminalité ?
Ce dossier de Problèmes d’Amérique latine dresse un état des lieux complet et actualisé du crime organisé et de la violence dans le sous-continent.
Sommaire
Introduction : panorama du crime organisé en Amérique Latine. Violence, trafics, liens avec le politique. Gabriel KESSLER
Narco-politique et narco-économie en Amérique latine. Marcelo BERGMAN
Les associations illicites. Politique internationale et criminalité en Amérique latine. Khatchik DERGHOUGASSIAN
Les organisations criminelles au Brésil : la complexité des marchés illégaux en milieu urbain. Michel MISSE
L’enlèvement, nouvelle figure de la vulnérabilité des migrants centraméricains au Mexique. Rodolfo CASILLAS
Genèse d’un gangster ? De la pandilla au cartelito au Nicaragua post-sandiniste. Denis RODGERS
Voir la revue Problèmes d’Amérique latine sur le site des éditions Choiseul Voir
[1] . Il existe, en fait, un grand nombre d’études sur le trafic de drogue, surtout au Brésil et plus particulièrement à Rio de Janeiro, parmi lesquelles se distinguent celles d’Alba Zaluar et de Michel Misse. À signaler également les travaux d’auteurs comme Francisco Thoumi sur la Colombie, Luis Astorga et Jorge Chabat sur le Mexique. On signalera leur contribution au débat dans cet article et dans plusieurs autres articles de ce numéro de Problèmes d’Amérique latine.
[2] . J. et J. Comaroff, Violencia y ley en la poscolonia : Una reflexión sobre las complicidades Norte-Sur, Barcelone, Katz, 2009, p. 17.
[3] . L. Guillermo Solís, T. Foglesong, « Crimen organizado y su impacto en las sociedades democráticas. Reflexiones sobre México, Centroamérica y la República dominicana : El papel de la sociedad civil », dans L. Guillermo Solís, F. Rojas Aravena, Crimen Organizado en América Latina y el Caribe, Santiago de Chile, Catalonia-FLACSO, 2008.
[4] . F. E. Hagan, “‘Organized Crime’ and ‘Organized Crime’ : Indeterminate Problems of Definition”, Trends in Organized Crime, vol. 9, n° 4, 2006, pp. 127-137.
[5] . M. Misse, « Mercados ilegais, redes de proteçao e organizaçao local do crime no Rio de Janeiro », Estudos Avançados, vol. 21, n° 61, 2007, pp. 139-157.
[6] . Par exemple, dans la revue spécialisée Trends in Organized Crime, qui est surtout centrée sur le crime organisé dans les pays du Nord, on trouve peu d’articles dont la violence est le thème principal.
[7] . M. Glenny, McMafia. El crimen sin fronteras, Buenos Aires, Imago Mundi, 2008.
[8] . F. Rojas Aravena, « Mayor presencia del crimen organizado : Consecuencias de la crisis de gobernabilidad y el débil imperio de la ley », dans L. Guillermo Solís, F. Rojas Aravena, op. cit., 2008.
[9] . G. A. Antonopoulos, “The Balkans as a ‘Laboratory (for the Study) of Illegal Markets’ : Introduction to the Special Issue on ‘Illegal Markets in the Balkans’”, Trends in Organized Crime, n° 11, 2008, pp. 315-325.
[10] . “United Nations Centre for International Crime Prevention, Assessing Transnacional Organizad crime : Results of a Pilot Survey of 40 Selected Organized Criminal Groups in 16 Countries”, Trends in Organized Crime, vol. 6, n° 2, 2000, pp. 44-92.
[11] . C. Flores, S. González Ruiz, « Democracia y crimen organizado », dans L. Guillermo Solís, F. Rojas Aravena, op. cit., 2008.
[12] . Voir par exemple le dossier sur l’esthétique et le narcotrafic dans la Revista de estudios hispánicos, n° 42, 2008.
[13] . Chiffres cités par L. Dammert, « Drogas e inseguridad en América Latina : Una relación compleja », Nueva Sociedad, n° 222, 2009, pp. 112-131.
[14] . A. Santana, « A globalizaçao do narcotráfico », Revista Brasileira de Política Internacional, vol. 42, n° 2, 1999, pp. 99-116.
[15] . L. Bobea, « Los desafíos de la cooperación frente al narcotráfico en el Caribe », dans L. Guillermo Solís, F. Rojas Aravena, op. cit., 2008.
[16] . P. Dreyfus, « Vinoviejo en odres todavía más viejas : Tendencias regionales del crimen organizado en Latinoamérica en la primera década del siglo XXI y más allá », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), Anuario 2009 de la Seguridad Regional en América Latina y el Caribe, Bogotá, FES-Programa de Cooperación en Seguridad Regional, Editorial Gente Nueva, 2009.
[17] . Voir R. Vargas Meza, « Drogas, conflicto armado y seguridad regional en Colombia », Nueva Sociedad, n° 192, 2004, pp. 117-131.
[18] . R. Pardo Rueda, Fin del paramilitarismo, ¿ es posible su desmonte ?, Bogotá, Ediciones B, 2007.
[19] . Voir F. E. Thoumi, « La normatividad internacional sobre drogas como camisa de fuerza », Nueva Sociedad, n° 222, 2009, pp. 42-59.
[20] . Voir P. Williams, « Los vínculos del crimen organizado entre Latinoamérica y Estados Unidos », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo, op. cit., 2009.
[21] . Il s’agit d’offre de soins médicaux, de locaux dans de bonnes conditions d’hygiène ou encore d’emplois aux toxicomanes.
[22] . Voir D. Zaitch, « Reducción de daños, seguridad y tráfico de drogas ilícitas », Cuadernos de Seguridad Interior, n° 11, 2009, pp. 51-82.
[23] . M. Peceny, M. Durnan, “The FARC’s Best Friend : US Antidrug Policies and the Deepening of Colombia’s Civil War in the 1990s”, Latin American Politics and Society, vol. 48, n° 2, 2006, pp. 93-116.
[24] . C. Youngers, E. Rosin (dirs.), Drugs and Democracy in Latin America. The Impact of US Policy, Boulder, Lynne Rienner, 2005.
[25] . F. Escalante Gonzalbo, « ¿ Puede México ser Colombia ? Violencia, narcotráfico y Estado », Nueva Sociedad, n° 220, 2008, pp. 84-96.
[26] . C. Flores, S. Ruiz, op. cit., p. 61. Voir L. Astorga, Drogas sin fronteras : Los expedientes de una guerra permanente, México, Grijalbo, 2003.
[27] . H. A. Bartilow, K. Eom, “Free Traders and Drug Smugglers : The Effects of Trade Openess on States’ Ability to Combat Drug Trafficking”, Latin American Politics and Society, vol. 51, n° 2, 2009, pp. 117-145.
[28] . A. Alvarado Mendoza, « El acceso a la justicia en una sociedad en transición », dans A. Alvarado (éd.), La reforma de la justicia en México, México, El Colegio de México, 2008.
[29] . A. Binder, « El control de la criminalidad en una sociedad democrática », dans G. Kessler (dir.), Seguridad y Ciudadanía, Buenos Aires, Edhasa, 2008.
[30] . J. Zaverucha, A. Oliveira, « As milícias e a Falta do Estado », Conjuntura Criminal, janvier 2007, www.conjunturacriminal.blogspot
[31] . M. Misse, « Tráfico de drogas, violência urbana e Democracia na América Latina », travail présenté à la Commission interaméricaine sur la drogue à la demande de l’organisation Viva Rio, 2008.
[32] . R. Silva de Sousa, « Narcotráfico y economía ílícita : Las redes del crimen organizado en Rio de Janeiro », Revista Mexicana de Sociología, vol. 66, n° 1, 2004, pp. 141-192.
[33] . E. Desmond Arias, “Trouble en Route : Drug Trafficking and Clientelismo in Rio de Janeiro Shantytowns”, Qualitative Sociology, n° 29, 2006, pp. 427-445.
[34] . E. Desmond Arias, C. Davis Rodrigues, “The Myth of Personal Security : Criminal Gangs, Dispute Resolution and Identity in Rio de Janeiro Favelas”, Latin American Politics and Society, vol. 48, n° 4, 2006, pp. 53-81.
[35] . W. Savenije, Maras y Barras. Pandillas y violencia juvenil en los barríos marginales de Centroamérica, el Salvador, FLACSO, 2009. Voir aussi « Les “Maras” ou la transnationalisation des pandillas en Amérique centrale », Problèmes d’Amérique latine, n° 75, hiver 2009-2010.
[36] . D. Rodgers, “Slum Wars of 21st Century. Gangs, Mano Dura and the New Urban Geography of Conflict in Central America”, Development and Change, vol. 40, n° 5, 2009, pp. 949-976.
[37] . C. Clarke, “Politics, Violence and Drugs in Kingston, Jamaica”, Bulletin of Latin American Research, vol. 25, n° 3, 2006, pp. 420-440.
[38] . A. Karp, Surplus Arms in South America, Arms in South America, Small Arms Surveys – Conflict, Analysis Resource Center (CERAC), Working Paper 7, 2009.
[39] . Armas pequeñas y livianas : Una amenaza a la seguridad hemisférica, San José, FLACSO, 2007.
[40] . Information citée par A. Oppenheimer dans Los Estados desunidos de Latinoamérica, Madrid, Algaba Ediciones, 2010.
[41] . A. Karp, op. cit., 2009.
[42] . R. Benitez Manaut, « La crisis de seguridad en México », Nueva Sociedad n° 220, 2009, pp. 173-189.
[43] . P. Andreas, E. Nadelmann, Policing the Globe : Criminalization and Crime Control in International Relations, Oxford, New York, University Press, 2006.
[44] . L. Bobea, op. cit., 2008.
[45] . J. Hernández Milian, S. Sáenz Breckenridge, « El crimen organizado en América Latina y el Caribe : Mapeo de Centroamérica », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), op. cit., 2009.
[46] . M. Schultze-Kraft, « Mapeo del crimen organizado en Colombia y la región andina », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), op. cit., 2009.
[47] . Voir P. Dreyfus, « Mapeo del crimen organizado en Brasil », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), op. cit., 2009.
[48] . K. Derghougassian, « El crimen organizado en el Cono Sur. Un mapeo de las transacciones ilícitas en Argentina, Uruguay, Paraguay y Chile », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), op. cit., 2009.
[49] . G. Jahic, J. O. Finckenauer, “Representations and Misrepresentations of Human Trafficking”, Trends in Organized Crime, vol. 8, n° 3, 2005, pp. 34-37.
[50] . D. Siegel, Russische bizniz, Amsterdam, Meulenhoff, 2005.
[51] . S. X. Zhang, Chinese Human Smuggling Orgnizations. Families, Social Networks and Cultural Imperatives, Standford California, Standford University Press, 2008.
[52] . R. Benítez Manaut, G. Sánchez, « Las fronteras de México y el crimen organizado », dans L. Guillermo Solís, F. Rojas Aravena, op. cit., 2008.
[53] . R. Casillas, La trata de mujeres, adolescentes, niñas y niños en México. Un estudio exploratorio en Tapachula, Chiapas, Comisión Interamericana de Mujeres-Organización de Estados Americanos – Organización Internacional de Migraciones-Instituto Nacional de Migración – Instituto Nacional de las Mujeres, 2006.
[54] . J. Chabat, G. Sánchez, « El crimen organizado en América Latina y el Caribe : Mapeo de México », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), op. cit., 2009.
[55] . P. Dreyfus, « Mapeo del crimen organizado en Brasil », dans H. Mathieu, P. Rodríguez Arredondo (dirs.), op. cit., 2009.
[56] . D. Pion-Berlin, « Militares y democracia en el nuevo siglo », Nueva Sociedad, n° 213, 2008, pp. 48-63.