Propos recueillis par Francesca Rolandi
- Vesna Teršelič
Vesna Teršelič est l’une des premières militantes de l’ARK. Elle dirige aujourd’hui Documenta – Centar za suočavanje s prošlošću (Centre de confrontation avec le passé), et elle évoque la naissance de ce mouvement qui a marqué un tournant fondamental pour la société civile du pays.
Osservatorio sui Balcani (Osb) : Dans quel contexte est née l’ARK ?
Vesna Teršelič (V.T.) : La Campagne est née le 4 juillet 1991, au début de la guerre. À l’époque, nous étions de jeunes militants, et nous avions compris que les dirigeants politiques n’allaient pas bouger le petit doigt pour arrêter la guerre. Comme eux, les intellectuels ne voulaient rien faire non plus pour analyser le conflit. Confrontés à ce refus généralisé de faire le moindre pas en avant, nous avons pris cette initiative. Nous étions un groupe d’individus et d’organisations, comme l’Action verte Zagreb (Zelena Akcija Zagreb) ou l’Association pour l’amélioration de la qualité de vie (Društvo za unapređenje kvalitete života). Il y avait un noyau de militants ainsi qu’un groupe d’artistes. Le manifeste de l’ARK était fondé sur les principes de la non-violence, de la tolérance, de la solidarité et du respect des droits de la personne. Nous avons réuni des signatures de soutien en Croatie et dans les autres républiques de la région et même à l’étranger. Durant longtemps, l’ARK a aussi été le relais de la section croate d’Amnesty International, créée en 1993 et dont le siège officiel de Zagreb a ouvert ses portes en septembre 1995. Sur le site antiratnakampanja.info, on peut retrouver les premiers documents historiques produits par l’ARK, mis en ligne dans le cadre d’un récent archivage. Les premiers six numéros de la revue Arkzin (septembre 1991-mai 1992) sont actuellement disponibles dans la section « Documents », avec d’autres documents, qui ont été récemment numérisés.
Osb : Quelles étaient les lignes directrices qui vous ont réunis ?
V. T. : La première était l’affirmation du droit à l’objection de conscience, qui faisait suite à nos actions d’avant la guerre, lorsque nous insistions sur la nécessité de créer un service civil alternatif au service militaire dans l’armée yougoslave. Nous savions qu’existaient des personnes qui n’auraient pas voulu ou pas pu porter les armes et qui avaient besoin de soutien. Au moment où se déroulaient les discussions sur la Constitution croate, nous avons proposé que le droit à l’objection de conscience soit inclus dans le texte. Cela a été accepté sous l’article 47, qui nous a servi de référence durant toute la durée de la guerre [1]. Je ne dis pas que nous avons activement invité les soldats à s’y référer, car la situation était toute particulière et que la Croatie était attaquée. Nous avons toutefois insisté sur l’importance que chaque individu ait le droit de choisir sa manière de contribuer à la défense du pays, et sur le fait que la voie de la non-violence avait la même légitimité que celle de la guerre. La seconde ligne directrice était celle la résolution non-violente des conflits, dont nous ne savions pas grand-chose. Nous avons cherché à apprendre de l’expérience de personnalités et de centres qui s’en occupaient déjà, et nous avons commencé à organiser des ateliers et des projets dans les écoles. Notre troisième ligne directrice était la défense directe des droits de la personne, car il a tout de suite été bien clair que le droit humanitaire international serait violé. Nous avons traduit les rapports d’Amnesty International – nous ne pouvions pas recueillir nous-mêmes de telles données sur le terrain – et les avons publiés en 1992 et en 1993. Les deux tomes parus étaient respectivement consacrés aux crimes de guerre commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Beaucoup de ces crimes n’ont jamais été jugés, même s’il est impossible de dire qu’on n’en savait rien. En sachant que les médias n’auraient pas transmis certaines informations essentielles, nous avons décidé de sortir le premier numéro de notre revue Arkzin, en septembre 1991. Le numéro 0 est paru le 25 septembre 1991, avec la publication, en une, de la « Charte de la Campagne contre la guerre », en croate et en anglais. Nous offrions ainsi un espace à ceux qui croyaient que la non-violence pouvait être une option.
Osb : D’où venaient les militants à l’origine du projet ?
V.T. : Le premier noyau était zagrebois, mais nous sommes tout de suite entrés en contact avec des associations d’autres villes, comme Rijeka et Karlovac. Le Centre pour la paix, la non-violence et les droits de la personne d’Osijek (Centar za mir, nenasilje i ljudska prava) nous a rejoint peu après, alors que l’on commençait à nous accuser de ne pas comprendre la réalité puisque nous nous trouvions dans une ville qui n’était pas sous le feu. La présence des militants d’Osijek, en revanche, était la preuve que même dans une ville en guerre, on pouvait faire notre choix de la non-violence. Il était très important pour nous d’élargir le rayon d’action, même dans les régions les plus touchées par la guerre, comme Pakrac, où nous avons organisé un important projet de volontariat, avec des bénévoles venus de Croatie et de Serbie, par le biais du Centre pour l’action anti-guerre de Belgrade.
Osb : Quelles ont été les plus grandes difficultés que vous avez rencontrées ?
V.T. : Nous avons dû faire face à de fortes oppositions. Nous avons été présentés comme des traîtres. La seule chose qui nous a protégé est peut-être le fait qu’aucun d’entre nous n’était une personnalité en vue à l’époque. Il y a eu beaucoup d’attaques verbales directes et des menaces qui, heureusement, ne se sont pas concrétisées.
Osb : Quel était l’état des mouvements pacifistes dans les autres républiques ?
V.T. : En 1991, ils étaient encore peu nombreux et se réunissaient au nom des mêmes principes qui animaient l’ARK - la non-violence, la solidarité, la tolérance, les droits de la personne. J’hésiterais à utiliser le terme de « mouvement ». Toutefois, au jour le jour, les actions symboliques étaient très importantes. Le seul phénomène de masse a été représenté par les manifestations en Bosnie au début de l’année 1992, mais il était déjà trop tard. En Serbie, au début de la mobilisation, un grand nombre de jeunes se sont cachés, puis ont déserté. Par la suite, le Centre pour l’action anti-guerre a été créé à Belgrade, et c’est alors qu’ont commencé les manifestations dans la capitale serbe. Nous avons toujours maintenu les contacts entre nous, même quand les lignes téléphoniques étaient coupées, en avril 1992. Grâce à des amis résidant à l’étranger, nous avons voyagé en Hongrie, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine.
Osb : Existe-t-il des archives de l’ARK ?
V.T. : Ici, dans la Maison des Droits de la personne, nous conservons les documents produits par l’ARK, et nous cherchons à les rendre accessibles aux chercheurs. Certains militants ont aussi des archives privées. Cependant, nous n’avons pas enregistré tout ce qui se faisait, nous avons toujours été plutôt tournés vers les actions concrètes. Ce vingtième anniversaire est pour nous l’occasion d’une réflexion plus poussée et une publication est prévue à la fin de l’année. Nous avons aussi le projet de mettre toutes ces archives en ligne.
Osb : De quelle manière l’ARK a-t-elle contribué au développement de la société civile en Croatie ?
V.T. : Je dirais qu’au début nous voulions surtout pouvoir agir publiquement comme un groupe de personnes pour qui la non-violence était possible. C’était un message important, même pour les personnes avec qui nous n’étions pas en contact. L’ARK a regroupé plus de 20 organisations qui, à leur tour, ont développé diverses filiales. Aujourd’hui encore, il existe en Croatie une tradition de collaboration entre les diverses associations de la société civile et je crois que cela représente, au moins en partie, un héritage de l’ARK.