"La crise catalane est née à Madrid", Sébastien Bauer

lemondediplomatique, novembre 2019

Pesante Constitution espagnole

La crise catalane est née à Madrid

Opposés sur la question de l’indépendance catalane, les dirigeants politiques au pouvoir à Barcelone et à Madrid se ressemblent : ils estiment que leur intransigeance fera oublier les scandales de corruption qui les accablent. Un bouillon de culture propice aux surenchères, y compris répressives. Imaginer une solution au conflit implique au contraire de remonter aux racines de la crise.

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Victor Brauner. — « Ruptures and Reconciliations of Forms » (Ruptures et rapprochements de formes), 1959
© ADAGP, Paris 2017 - Christie’s Images - Bridgeman Images

Vues d’Europe, les positions des parties opposées sur la question catalane peuvent paraître étranges, voire erratiques. Elles obéissent pourtant à deux stratégies que l’on perçoit mieux en abandonnant la grille de lecture « séparatisme contre État central ». Non pas qu’elle soit erronée — chacun s’en réclame —, mais elle masque un autre problème, plus profond : la Constitution espagnole n’a pas évolué depuis son adoption en 1978, trois ans après la mort du dictateur Francisco Franco, perdant peu à peu le contact avec la réalité de la société qu’elle devait structurer. La lecture séparatiste n’explique pas pourquoi le premier ministre espagnol incendie la Catalogne le 1er octobre puis appelle à y tenir des élections, ni pourquoi son homologue catalan déclare une indépendance sans aucun effet réel et qui mécontente autant ses partisans que ses adversaires. La réponse est que la crise catalane constitue une forme de territorialisation de conflits nés ailleurs.

Depuis la mise en œuvre de politiques d’austérité draconiennes en 2011, l’Espagne connaît une période d’instabilité qui se traduit par des crises de plus en plus graves : mouvement d’occupation des places dit « du 15-M » en 2011  (1) ; crise de la représentation parlementaire en 2015 et 2016 (conduisant à trois cent quinze jours sans gouvernement, les affaires courantes restant expédiées par un conseil des ministres sortant) ; défi sécessionniste catalan. Le problème sous-jacent à ces trois crises ? Les principes d’une Constitution conçue comme le point de départ d’une transition entre le franquisme et la démocratie, mais qui a fini par entraver le processus qu’elle devait rendre possible.

On a connu texte plus démocratique. Le système de l’aforamiento, par exemple, constitue une survivance de l’ancien régime grâce à laquelle 17 000 personnes échappent à la justice de première instance et sont jugées par des tribunaux supérieurs, plus sensibles aux interventions du pouvoir exécutif. Similaire au statut exceptionnel qui protège en France le président et le gouvernement, il couvre en Espagne l’ensemble des parlementaires (y compris ceux des Parlements régionaux) et des magistrats. Les partis politiques se voient également conférer un rôle « fondamental » dans la « participation politique » (article 6), qui dépasse de très loin celui de concourir à la formation de l’opinion publique, comme dans la plupart des démocraties (2).

Tandis qu’ailleurs on conçoit la volonté générale comme le dépassement d’intérêts individuels, le système espagnol développe une vision organiciste du monde : les masses doivent être encadrées pour former un peuple. Ainsi le régime franquiste organisa-t-il la société autour du Mouvement national et du Syndicat vertical. Après la mort du dictateur, l’Espagne s’est ouverte au pluralisme politique et syndical, mais elle n’a pas fondamentalement changé la définition de leur fonction. Les citoyens votent pour une formation qui choisit ensuite ses députés sur une liste close, à proportion du score général obtenu. Et ces derniers n’effectuent pas de permanences dans leurs circonscriptions…

Moins que des associations d’individus cimentées par l’affinité idéologique, les partis politiques espagnols se structurent donc comme des corporations peu perméables à l’humeur publique et blindées contre leurs propres bases militantes. Comment s’étonner de leur degré de corruption ? Les révélations liées à l’« affaire Gürtel » — 43 millions d’euros détournés au profit du Parti populaire (PP) — s’accumulent, presque quotidiennement, dans la presse depuis plusieurs années. Il ne s’agit pourtant que de l’un des innombrables scandales liés à une corruption devenue systémique. En 2014, la branche espagnole de l’organisation Transparency International avait demandé que soient « débloquées les listes fermées des partis » et que ces derniers « publient leurs comptes de campagne dans les trois mois suivant les élections » (3). Un appel resté lettre morte.

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