"Histoire du français", Isabelle Grégor

Aux origines de notre langue (1/3)

« On n'a jamais vu naître une langue ». Pour le grand linguiste Ferdinand de Saussure, impossible donc de dater la naissance du français. Mais on peut en chercher les origines en remontant à la « révolution du paléolithique supérieur » qui, il y a plus de 40 000 ans, aurait vu l'apparition d'un langage articulé digne de ce nom.

Il suffit d'observer l'anatomie de nos ancêtres et leur capacité, à cette époque, à tisser des relations afin d’échanger des outils et créer des œuvres d'art (grottes ornées) pour ne plus douter de leur capacité à papoter. Des langues se seraient ainsi peu à peu formées jusqu'à ce que l'une d'elles surpasse les autres, du moins dans l'espace eurasiatique : c'est la théorie de l'indo-européen, toujours discutée de nos jours.

Au XVIIIe s., l'Anglais William Jones, découvrant des similitudes entre le sanskrit, le grec et le latin, en avait conclu l'existence d'une langue-mère apparue au néolithique en Inde, à moins que cela ne soit du côté de la mer Noire... Seuls quelques rares langues comme l'euskara basque auraient su lui résister.

La plupart des communautés occupant notre région avant l'arrivée des Romains parlaient donc une langue gauloise issue de la branche celte de l'indo-européen. Mais faute de supports écrits, nous ne la connaissons guère. Tout cela parce que les druides étaient trop jaloux de leur savoir pour le partager en inventant une écriture !

De l'origine des langues

« Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions arrachèrent les premières voix. [...] On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins, cette opinion me parait insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l'espèce vint à s'étendre, et que la terre se peupla promptement, sans quoi le genre humain se fut entassé dans un coin du monde, et tout le reste fut demeuré désert. De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes, il serait absurde que de la cause qui les écarte vint le moyen qui les unit. D'ou peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, les passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voila les plus anciens mots inventés, et voila pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques. » (Jean-Jacques Rousseau, De l'Origine des langues, 1781)

Stèle funéraire de Licinia Amias, inscription en grec et latin, début du IIIe s. ap. J.-C., Rome, Musée romain des thermes de Dioclétien

Rosa, rosa, rosam...

Aux alentours de 52 av. J.-C., César et son latin s'imposent dans une grande partie de l'Europe. Née au VIIIe s. d'un dialecte du Latium, cette langue devient vite celle des élites colonisées tandis que dans les couches plus populaires, un « mauvais latin » est diffusé par les légionnaires. Eux ne désignent pas la tête par le terme noble caput, que l'on retrouve dans couvre-chef, mais par l'argot testa (cruche) qui a fini par s'imposer. Ils ne désignent pas non plus le cheval par le terme noble d'equus, mais l'appellent cabalus ; celui-ci, pour les premiers pourra être magnus (grand) et pour les autres grandis.

Au fil des années, mots et structures se laissent influencer par les parlers locaux pour former une sorte de latin local rustique qu’on a finalement appelé le roman.

Les termes se voient souvent rétrécis, à l'exemple de hospitalem qui devient notre hôtel mais dont la racine est toujours présente dans le plus « noble » hospitalité. Les s placés en fin de syllabe payent aussi le prix de cette évolution : on ne dira plus bestia mais bête, l'accent circonflexe marquant la place de la lettre latine désormais fantôme.

Le latin savant n'en disparaît pas pour autant puisque, comme nous le verrons au fil des siècles des initiatives ont permis l'ajout dans notre vocabulaire de nombreux mots, permettant des cohabitations parfois étonnantes entre forme pure et forme « bâtarde » : auriez-vous fait le lien entre ligature et lier, auriculaire et oreille, paon et se pavaner ?

Quintilien et les mots étrangers du Latin

« […] les mots, comme je l'ai dit, sont ou latins ou étrangers. Or, par mots étrangers, j'entends ceux qui nous sont venus de presque toutes les nations, comme il nous en est venu beaucoup d'hommes et beaucoup d'institutions. Je passe sous silence les Toscans, les Sabins et même les Prénestins ; car quoique Lucilius reproche à Vettius de se servir de leur langage, de même que Pollion a cru remarquer dans Tite-Live quelque chose qui sent le terroir de Padoue, je puis considérer comme Romains tous les peuples de l'Italie. Plusieurs mots gaulois ont prévalu, tels que rheda [chariot] et petorritum [chariot suspendu], qu'on trouve l'un dans Cicéron, l'autre dans Horace. Les Carthaginois revendiquent mappa [serviette], usité dans le cirque ; et j'ai entendu dire que gurdus, dont le peuple se sert pour désigner un niais, a une origine espagnole. Au surplus, dans ma division, j'ai particulièrement en vue la langue grecque, parce que c'est d'elle que la nôtre s'est formée en grande partie, et que même nous nous servons au besoin de mots purement grecs, comme aussi quelquefois les Grecs nous font des emprunts » [Quintilien, Institution oratoire, I, 95 ap. J.-C.).

Des Barbares à tous les coins de phrases

Alors qu'il se croyait bien installé en Gaule, le latin vit arriver de tous les côtés des individus étranges qui baragouinaient des langues incompréhensibles : les Barbares ! Plus que le mode de vie ou l'aspect, c'est en effet la langue qui, aux yeux des Grecs puis des Romains, différenciait les peuples. Le Barbare n'est-il pas à l'origine celui qui n'est capable que de s'exprimer par des borborygmes ridicules, genre « brbr », d'où son nom ?

À partir du IIIe s., le temps n'est plus à la moquerie : les envahisseurs germaniques (Francs, Wisigoths, Burgondes...) sont en train de déferler sur l'Empire. Malheur au latin ! Mais alors qu'il semble voué à la disparition, il résiste au point de sortir vainqueur de ces idiomes envahisseurs qu'il va diluer dans une nouvelle langue, le roman.

L'affaire ne se fait pas sans mal puisque l'ennemi résiste en influençant la prononciation (le h aspiré, d'origine franque) et en phagocytant le vocabulaire avec des centaines de mots, pour la plupart d'ailleurs déjà présents avant les invasions. La place des termes en est parfois toute chamboulée, les Francs n'aimant rien tant que de placer les adjectifs devant les noms. Et voici comment cohabitent aujourd'hui Châteauneuf et Neufchâteau, Longeville et Villelongue...

Charlemagne, le « Monsieur Propre » de la langue

Éginhard écrivant, Grandes Chroniques de France, XIVe s., Paris, BnfC'est à l'Église que l'on doit la persistance du latin dans le nouveau royaume des Francs où se multiplient les monastères. Dans les ateliers de copistes monastiques, on continue à reproduire inlassablement les grands textes bibliques ou de culture gréco-latine. Mais qu'ont encore en commun ces écrits et la langue parlée par le peuple ? Pratiquement rien !

Constatant que la rustica romana lingua de la rue ne permet plus de comprendre les messes, en 813, le concile de Tours en vient même à demander à ses prêtres de traduire leurs prêches pour que les fidèles les comprennent.

Sur ordre de Charlemagne, qui parle un dialecte germanique mais révère le latin, le savant Alcuin s'enferme dans l'abbaye Saint-Martin de Tours pour rendre enfin accessible au plus grand nombre le texte de la Vulgate (traduction de la Bible). Recherche du latin pur, rédaction de glossaires, travail sur la graphie, politique de diffusion...

À l'exemple de son élève Raban Maur, dit le « Précepteur de la Germanie », toute une armée de savants se met au travail pour réaliser le rêve de l'empereur : trouver une langue commune qui permette à tous les chrétiens d'Europe de communiquer.

Outil principal de cette période de renouveau culturel que fut la Renaissance carolingienne, cette quête devient une telle priorité que les poètes comparent les victoires guerrières de Charlemagne à sa quête des coquilles au sein des livres :
« Héros très courageux, il jette à terre, par ses guerres, les sauvages
Le roi Charles ne le cède à personne par l'éclat du cœur
Sans souffrir que les ronces de l'erreur s'immiscent parmi les livres,
Sublime par son zèle, en tout il corrige bien »
(cité dans Monumenta Germaniae Historica, 1881).

Avec « l’empereur à la barbe fleurie », c'est le début de la mainmise des autorités sur la langue, quitte à aller à contresens de l'évolution normale. Faut-il remercier ses acolytes linguistes d'avoir réintroduit des termes latins inconnus dans la langue courante ? Et c'est ainsi que le « frère » se trouva enrichi de l'adjectif « fraternel », fort peu populaire...


Après être remontés aux sources de notre langue, nous nous proposons de découvrir sa transformation en langue littéraire et universelle.

Dans les troubles religieux et politiques qui suivent la Renaissance, le besoin d’ordre se fait sentir en France plus que partout ailleurs. C’est que le pays se distingue des autres par sa monarchie, solide et soucieuse d’affermir son prestige et son autorité à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. La langue sera l’expression de cette volonté politique…

Isabelle Grégor

Denis Diderot, écrivain (détail, 1767, Louis-Michel Van Loo, musée du Louvre)

Incompréhensible Molière !

Pierrot, un simple paysan, accepte mal que Don Juan cherche à séduire sa fiancée Charlotte...

Alexandre Évariste Fragonard, Don Juan, Zerlina et Donna Elvira, 1830, musée d'art Roger-Quillot, Clermont-Ferrand« PIERROT : Testiguenne ! parce qu'ous êtes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à note barbe ? Allez-v's-en caresser les vôtres.
DOM JUAN : Heu ?
PIERROT : Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh! Jernigué !  (Autre soufflet.) Ventrequé ! (Autre soufflet.) Palsanqué ! Morquenne ! ça n'est pas bian de battre les gens, et ce n'est pas là la récompense de v's avoir sauvé d'estre nayé.
CHARLOTTE : Piarrot, ne te fâche point.
PIERROT : Je me veux fâcher ; et t'es une vilaine, toi, d'endurer qu'on te cajole.
CHARLOTTE : Oh ! Piarrot, ce n'est pas ce que tu penses. Ce Monsieur veut m'épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
PIERROT : Quement ? Jerni ! tu m'es promise.
CHARLOTTE : Ça n'y fait rien, Piarrot. Si tu m'aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ?
PIERROT : Jerniqué ! non. J'aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
CHARLOTTE : Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.
PIERROT : Ventrequenne ! je gni en porterai jamais, quand tu m'en poyrais deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t'escoutes ce qu'il te dit ? Morquenne ! si j'avais su ça tantost, je me serais bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d'aviron sur la teste.
DOM JUAN, s'approchant de Pierrot pour le frapper : Qu'est-ce que vous dites ?
PIERROT, s'éloignant derrière Charlotte : Jerniquenne ! je ne crains parsonne.» 
(Molière, Don Juan ou Le Festin de pierre, II, 3, 1665)

« Enfin Malherbe vint... »

Lucas Emil Vorsterman, Portrait de François de Malherbe, XVIIe s., Chantilly, musée CondéParce que trop de créativité a fini par nuire à la compréhension, il est devenu urgent d’ordonner la langue et de l’arracher aux manants comme aux pédants italianisants !

Ce fut le rôle du poète François de Malherbe (1555-1628). Il a voué sa vie à épurer la langue française pour mieux la livrer aux poètes… et au pouvoir.

Ce « regretteur de mots », ce « tyran des syllabes » ose ainsi rejeter le « prince des poètes »Ronsard lui-même. 

Il reproche à son aîné de s'être trop laissé aller à l'invention et d'en avoir oublié d'où venait la véritable beauté de la langue : l'harmonie.

Aujourd'hui, François de Malherbe nous est surtout connu par sa Consolation à M. du Périer, un ami normand qui a perdu sa fille Rosette (1598)  :
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Mais pour son disciple Nicolas Boileau, il fait figure de révolutionnaire :
« Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
[...]
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »
(Art poétique, Chant 1, 1674)

À leur image, les lettrés et les courtisans, autour du roi et dans les salons de la place des Vosges (Paris) ne vont donc plus jurer que par l'équilibre des formes et la pureté de la langue. De la clarté avant toute chose, et adieu l'excentricité ! C'est le triomphe du classicisme, dans les lettres comme dans les arts.

Louis le Nain (?), L'Académie dit aussi Réunion d'amateurs, 1640, Paris, musée du Louvre

Histoire du français, un livre numérique illustré

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Désireux d'imposer dans tout le royaume cette langue élitiste, avec les valeurs qu'elle véhicule, Richelieu fonde en 1635 l'Académie française. Son célèbre Dictionnaire de la langue française est mis en chantier peu après, avec le concours éclairé de Claude Favre de Vaugelas (1585-1650), auquel on doit la définition du bon usage. Mais 24 000 mots seulement (60 000 aujourd'hui) trouvent grâce à ses yeux pour sa première édition, près de 50 ans plus tard.

Cette rigueur et cette lenteur d'exécution ne plaisent pas à Antoine Furetière qui finit par s'impatienter et publier son propre Dictionnaire qui, lui, se veut « universel » (1694) : pas question d'ignorer les mots populaires ou issus des sciences ! La brouille qui s'ensuit montre l'importance que l'époque accorde aux mots, dont on tente enfin de définir le sens et l'orthographe.

Au XVIIIe siècle, le lexique continuera à s'enrichir sous l'impulsion des Encyclopédistes mais le « bon usage » ne restera toujours accessible qu'à une faible couche de la population...


Le bel avenir de la langue française (3/3)

Après être remontés aux sources de notre langue et avoir illustré sa transformation en langue littéraire et universelle, voyons comment elle est rentrée dans le rang à l'ère des démocraties... et des nationalismes.

La secousse révolutionnaire et les guerres qui en découlent jusqu'en 1815 ont pour résultat d'éveiller les identités nationales partout en Europe et même au-delà (Amérique latine, Orient).

La langue devient le vecteur principal de ces identités ainsi que l'expriment deux grands penseurs allemands :
- « Les hommes sont beaucoup plus formés par la langue que la langue n'est formée par les hommes » (Johann Fichte, Discours à la Nation allemande, 1808).
- « Entre l'âme d'un peuple et sa langue, il y a identité complète ; on ne saurait imaginer l'un sans l'autre » (Wilhelm von Humboldt, Introduction à l'œuvre sur le kavi, 1836).

Isabelle Grégor
Jean Jaurès, Croquis pour servir à illustrer l’histoire de l’éloquence (1910, Eloy-Vincent, musée Jean Jaurès, Castres)
« Les langues sont comme la mer… »

En 1827, la préface de la pièce Cromwell de Victor Hugo signe la naissance du théâtre romantique. Dans ce texte, le jeune auteur (25 ans) clame sa volonté de moderniser l’art dramatique, qu’il trouve trop sclérosé. C’est l’occasion pour lui d’évoquer son attachement à notre langue dont il admire la capacité à se renouveler sans cesse…

« [la langue] tient en laisse la grammaire. Elle peut oser, hasarder, créer, inventer son style : elle en a le droit. Car, bien qu’en aient dit certains hommes qui n’avaient pas songé à ce qu’ils disaient, et parmi lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. Quand le corps change, comment l’habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n’est le français du dix-septième, que le français du dix-septième n’est celui du seizième. La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse. À certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. — Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte. » (Victor Hugo, préface de Cromwell, 1827)

Ensemble… contre tous les autres !

Pierre-Joseph-Célestin François, Portrait de l’Abbé Grégoire, 1800, Nancy, Palais des ducs de LorraineLa France révolutionnaire entame le combat contre les langues régionales à l’initiative de l’abbé Henri Grégoire, éminent humaniste surtout connu pour ses actions en faveur des juifs et des Noirs. Il remet à la Convention, le 16 prairial An II (4 juin 1794) un « Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française ».

Pour les révolutionnaires, il y a urgence car la langue française, telle qu'on la parle à Paris, n’est encore maîtrisée à la fin du XVIIIe siècle que par à peine 12 % de la population... 

Avec de graves conséquences pour la cohésion nationale ainsi que l’exprime rudement le conventionnel Bertrand Barère le 8 Pluviôse An II (27 janvier 1794) : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et haine de la République parlent allemand... La Contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreurs » !

Les méthodes envisagées pour sa diffusion vont s'avérer assez efficaces : emprisonner les fonctionnaires récalcitrants, demander aux futurs mariés de prouver leur parfaite connaissance de la langue et également généraliser l'enseignement en français. Afin d’imposer la norme républicaine et de remplacer les curés dans leur rôle traditionnel d'enseignants, on commence à former des instituteurs dans des Écoles « normales ».

À la génération suivante, après la tourmente révolutionnaire, les gouvernements de la Restauration et du Second Empire se soucient assez peu des particularismes locaux et mettent l'accent sur l'instruction. Par la loi du 28 juin 1833, François Guizot, ministre de l'Instruction publique du roi Louis-Philippe 1er, instaure un enseignement primaire public et obligatoire. L'effort sera poursuivi par les ministres Victor Duruy (1863) et Jules Ferry (1882).

Les conquêtes coloniales et l'expansion de l'Europe contribuent à la diffusion de la langue française dans le monde. Elle devient langue officielle de la nouvelle Belgique mais aussi de la République d'Haïti et bien sûr de la Confédération helvétique.

André Gill, caricature de Littré parue dans L'Eclipse, 1874, château de CompiègneCheveux au vent, les écrivains romantiques soufflent une bourrasque de modernité dans le lexique en introduisant de nombreux termes populaires ou exotiques (voir par exemple « Les Djinns »  de Victor Hugo) ou populaires.

Les avancées scientifiques concourent aussi à l'enrichissement du vocabulaire avec des néologismes comme « dinosaure », « usinage », « hypnotiser »...

Portés par leur passion pour la politique, les Français témoignent enfin de la vitalité de leur langue dans les joutes oratoires et les discours de tribune. Jaurès et Clemenceau peuvent soutenir sans rougir la comparaison avec Cicéron.

Pour toutes ces raisons, il faut accélérer la mise à jour des dictionnaires et l'on ne peut se satisfaire pour cela des réunions hebdomadaires de l'Académie ! Émile Littré se met donc au travail pour boucler en 1873 son très détaillé Dictionnaire de la langue française, qui fait toujours référence. Le public populaire lui préfère néanmoins celui de Pierre Larousse, publié en 1876... Les enfants n'ont pas fini de recevoir des dictionnaires en cadeau !

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Henri Jules Jean Gooffroy, Un Futur savant, 1880, Rouen, musée national de l'ÉducationAu tournant du XXe siècle, la IIIe République, soucieuse de rassembler tous les Français, reprend avec véhémence le combat de la Convention contre les dialectes, patois et langues vernaculaires.

Dans les écoles de village, les instituteurs, qualifiés par Charles Péguy d'« hussards noirs de la République », usent d’un procédé redoutable pour les éradiquer. Chaque matin, ils donnent un bâton sculpté, le « signal », au premier de leurs élèves surpris à parler patois.

Le malheureux n’a ensuite d’autre obsession que de le repasser à un camarade qu’il aura à son tour pris en flagrant délit langagier. À la fin de la journée, le maître récupère le bâton et inflige une punition à celui qui l’aura alors en main. C’est une retenue ou quelques dizaines de lignes à copier...


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• 14 février 842 : les serments de Strasbourg

14 février 842

Les serments de Strasbourg

Le 14 février 842, à Strasbourg, Louis le Germanique et Charles le Chauve, petits-fils de l'empereur Charlemagne, se prêtent serment d'assistance mutuelle.

Tous les deux sont en guerre contre leur frère aîné Lothaire, qui a hérité du titre d'empereur de leur père Louis le Pieux, mort deux ans plus tôt.

Louis le Germanique prononce son serment en langue romane (l'ancêtre du français) pour être compris des soldats de son rival et associé. Charles le Chauve fait de même en langue tudesque (l'ancêtre de l'allemand).

Leur serment est repris par tous les soldats dans leur langue habituelle. C'est que les habitants de l'empire de Charlemagne ont oublié le latin et commencent à se distinguer par leurs idiomes, selon qu'ils vivent à l'ouest ou à l'est de la Meuse.

Premiers textes en langues modernes

Les serments de Strasbourg sont rédigés par le chroniqueur Nithard, petit-fils de Charlemagne, comte-abbé de Saint-Riquier. Ce sont les premiers documents où le latin cède la place aux langues vulgaires, le roman pour la partie occidentale de l'empire, le tudesque pour la partie orientale.

Le mot tudesque vient de l'adjectif germanique tiudesc, qui signifie «populaire». Cette racine se retrouve aussi dans le mot tiudesc-Land qui signifie le «pays du peuple». Au fil du temps, il se transformera en Deutschland, nom actuel de l'Allemagne.

Le partage de l'empire

Les serments de Strasbourg aboutissent l'année suivante à un compromis signé à Verdun et au partage en trois de l'empire carolingien (843).

Lothaire conserve le titre impérial, purement honorifique, et se contente de la partie centrale de l'Empire. Mais ses domaines feront l'objet d'un nouveau partage entre Louis le Germanique et Charles le Chauve par le traité de Mersen (870).

Sur les ruines de l'empire carolingien émergeront deux ensembles nationaux distincts, la France et l'Allemagne, ainsi que, plus tard, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse etc.

L'empire carolingien après Charlemagne

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Cette carte montre l'empire carolingien à la mort de Charlemagne et les grands ensembles territoriaux qui vont naître de son partage entre les trois petits-fils du grand empereur : France, Allemagne...