entrevista a Thomas Tanase, autor de "Histoire de la papauté en Occident"
La papauté est-elle un acteur géopolitique majeur? Réponse à travers 2000 ans d’histoire
Par , , le 14 mars 2020 diploweb
Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, agrégé et docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome. Spécialiste de l’histoire de la papauté, Thomas Tanase, vient de publier "Histoire de la papauté en Occident ", collection Folio histoire (n° 292), éd. Gallimard. Un livre recommandé par Diploweb.com
Thomas Tanase, vient de publier un ouvrage admirablement écrit : « Histoire de la papauté en Occident », collection Folio histoire (n° 292), éd. Gallimard. Cet ouvrage à la fois limpide et documenté permet de mieux connaître deux millénaires d’histoire d’un acteur géopolitique majeur.
Thomas Tanase a accepté de répondre aux questions de Pierre Verluise pour le Diploweb.com. Il en résulte un entretien qui donne de la profondeur à de nombreuses problématiques, dont la mondialisation, plus que jamais au cœur des débats liés à la crise du coronavirus.
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Pierre Verluise (P. V.) : Thomas Tanase, après avoir travaillé sur les liens entre la papauté et l’Asie au temps de Marco Polo, notamment dans le cadre d’une thèse qui vous a aussi donné l’occasion de passer plusieurs années à l’Ecole Française de Rome, tout en menant pour Diploweb différentes études sur la papauté contemporaine, vous venez de publier une « Histoire de la papauté en Occident » aux éditions Gallimard, dans la collection Folio histoire (n° 292). Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la papauté, en dehors de la simple curiosité historique pour une institution ou de l’attachement pour la ville de Rome, dont vous faites aussi l’histoire par la même occasion ?
Thomas Tanase (T. T.) : Parce que travailler sur l’histoire de la papauté, c’est une manière de réfléchir sur la longue durée, presque de faire deux mille ans d’un parcours qui va de l’Europe au Congo, de l’Argentine ou des Etats-Unis aux Philippines. Mais surtout, étudier la papauté c’est aussi une autre manière de réévaluer, repenser l’histoire de la mondialisation, c’est-à-dire du processus moderne d’unification de la planète autour d’un universalisme occidental qui a fini par définir un langage économique, juridique, culturel devenu un cadre commun à tous, qu’on le veuille ou non. Manifestement, l’universalisme des papes et celui des grandes idéologies occidentales, même laïcisées, se répondent lorsqu’ils mettent en avant l’idée de valeurs fondamentales, de droits humains et d’une quête de salut universel, ici-bas ou dans l’autre monde. Ces deux universalismes se sont construits depuis le Moyen Âge dans un champ commun, une interaction, souvent conflictuels, mais qui justement à travers la rivalité et la compétition entre papauté et Etats ont joué un rôle dans l’expansion de l’Occident et l’invention de la modernité. C’est cette dynamique au cœur de l’histoire de la papauté que j’ai voulu écrire.
Cette démarche permet d’abord de réfléchir sur le destin de l’Europe, et en particulier de la France. Elle permet encore de comprendre que la mondialisation est loin d’être le simple résultat d’un progrès technique qui aboutirait naturellement à une globalisation sous la forme que nous connaissons, inéluctable et face à laquelle il ne reste qu’à s’adapter. Au contraire, réfléchir sur la papauté, son rapport à l’Occident et les résistances qu’elle a rencontrées oblige à s’arrêter sur toute la complexité du parcours qui aboutit à notre époque. La mondialisation actuelle apparaît dès lors comme le résultat imprévisible d’une histoire plurielle, née d’interactions et conflits entre acteurs multiples ; elle ne peut se réduire à un ordre unique. Cette démarche prend encore plus son sens à l’heure où l’hégémonie occidentale, qui semblait vouée à triompher dans les années 1990, est en train d’éclater. Le cadre atlantique qui lui servait de matrice est remis en cause dans son cœur même anglo-saxon, du Brexit aux incertitudes de l’Amérique de Donald Trump. Les mondes chinois, indien, russe, ou plus largement africain, sud-américain, asiatique, certes mondialisés et occidentalisés, sont néanmoins en train de se réaffirmer avec leurs spécificités et de faire émerger un monde pluriel. Et plus profondément encore, les mutations technologiques et sociétales remettent en cause nos conceptions même de l’humain, du bien public, qui étaient aussi au cœur d’une tradition européenne qui s’était construite dans l’interaction avec le christianisme.
Dans ce contexte, je pense encore qu’il devient important de remettre en cause une histoire un peu facile venue des Lumières puis du scientisme du XIXe siècle, qui ont formé notre horizon commun. Il s’agit de la conception selon laquelle l’histoire se résumerait à un progrès linéaire, construit par les marchands, les cités ouvertes, les progrès de la pensée et une sortie de la religion, éventuellement due à un christianisme présenté de manière assez superficielle comme une religion rationalisée. Cette histoire linéaire a aussi servi en dernière instance de support à la promotion de la mondialisation financière et ultralibérale depuis les années 1990 : l’histoire était finie puisque tout le monde allait accéder à ce progrès occidental, même si commençait déjà à poindre la peur que certaines civilisations pourraient se montrer récalcitrantes et alimenter les conflits. Et de fait, cette vision est remise en cause aujourd’hui par la Chine, l’Inde ou la Russie, qui refusent de penser l’histoire comme un simple essor économique ou une accumulation matérielle doublée d’une affirmation de droits, mais qui la pensent comme destin, culture, comme inscription dans un horizon allant au-delà de l’accomplissement individuel. D’où l’intérêt de reprendre l’histoire de la papauté à l’heure où cette nouvelle globalisation voit les anciens cadres éclater et impose de trouver des manières de penser différentes pour reconstruire un monde polycentrique – une tâche que la papauté, qui veut parler à tous pour construire des ponts, a plus que jamais fait sienne.
P. V. : A travers cet ouvrage, vous essayez de montrer les liens existant entre la papauté, l’Eglise et le parcours historique de l’Occident, entendu comme « le monde né de la chute de la Rome antique, formé en Europe au cours d’un long Moyen Âge puis qui s’est exporté en Amérique et a façonné le monde moderne ». Comment expliquer ce paradoxe d’une papauté acteur religieux, à la tête de l’Eglise, mais qui finit par devenir un des grands centres politiques d’un mouvement qui, si l’on vous suit, aboutit à la mondialisation ?
T. T. : C’est une surprise de l’histoire, totalement imprévisible, et qui dans le fond est l’héritage le plus profond de l’empire romain sur notre histoire. Bien sûr, le christianisme est né dans une Judée rebelle à la conquête romaine. Il a été persécuté par les autorités romaines qui le considéraient comme contraire à leur notion même d’humanité. Mais l’empire romain a déjà été en son temps une forme de mondialisation, à l’aboutissement d’au moins un millénaire d’histoire antique méditerranéenne. Le pouvoir impérial unissait dans une culture gréco-romaine commune des populations de toutes les origines, brassées dans les grandes métropoles, à commencer par Rome, où émergeaient des comportements plus individualistes, allant vers des familles plus nucléaires, le tout accompagné d’une crise de la foi traditionnelle et de l’engouement pour toutes sortes de rites, notamment orientaux. Or le christianisme, qui se diffuse à travers les villes de l’empire, arrive à parler à ce monde et à se diffuser malgré les persécutions. Il se développe au sein de la culture antique gréco-romaine, participe de sa transformation à l’époque impériale et en est aussi le dépositaire. Il a finalement été choisi, non sans tâtonnements d’ailleurs, par l’empereur Constantin au début du IVe siècle pour servir de base à la refondation de l’empire.
Et ici il est important de sortir des stéréotypes sur la grandeur et la décadence de l’empire romain. L’empire romain chrétien refondé par Constantin n’entre pas dans une phase de décadence, ou d’étouffement des libertés. Il s’agit d’un empire renforcé dans un monde où les villes et les provinces se sont développées, alors que les structures légères de gouvernement de l’époque d’Auguste ne suffisent plus. Si finalement, dans la partie occidentale seulement, l’empire tombe au Ve siècle, ce n’est pas à cause d’une décadence, mais parce que les peuples germaniques ont eux aussi été touchés par le progrès romain, à travers des échanges commerciaux, humains, ce qui leur donne la capacité de mieux s’organiser et de bousculer l’empire. L’institution pontificale, telle qu’on la connaît aujourd’hui, est le résultat de cet effondrement. Alors que le pouvoir impérial se retire progressivement d’Italie, le pape devient le souverain de Rome. Partout en Europe les institutions ecclésiastiques, qui ont fusionné culture antique et christianisme, restent debout alors que les institutions civiques s’effondrent. Le nouveau monde qui se recrée et qui voit les rois « barbares » se convertir au christianisme, est façonné par l’Eglise, qui lui transmet la culture antique qu’elle a recueillie.
L’Occident est né de cette chute de l’empire romain avant de se développer au cours d’un long Moyen Âge, au sens de Jacques Le Goff, qui dure dans le fond jusqu’au XIXe siècle voire au-delà, tant il a laissé son empreinte sur notre monde. L’Eglise occidentale, tournée vers Rome, a été un élément organique de cette histoire, ce qui signifie d’ailleurs que la papauté romaine a autant influencé qu’été elle-même façonnée par les manières de penser venues du nouveau monde né entre Londres, Paris, la vallée du Rhin, le nord de l’Italie, bref l’Europe, et exporté plus tard outre-Atlantique. C’est ce qui explique le paradoxe de la papauté. Elle porte en elle le rêve d’empire pontifical, ou de Res publica christiana, dirigé par l’autorité normative de papes érigés en cour suprême au-dessus des Nations et des souverains, un héritage de l’universalisme romain adapté aux nouvelles conditions du monde européen médiéval. Combattue dès le Moyen Âge (il suffit de penser à la lutte du Philippe le Bel et du pape Boniface VIII), cette volonté hégémonique s’effondre avec le protestantisme puis les révolutions contemporaines : la laïcité naît à travers ces luttes. D’où une méfiance de l’institution pontificale envers la politique des Etats, même si la papauté est aussi un des meilleurs représentants d’un art diplomatique très européen. Même si, surtout, elle a toujours eu besoin d’une manière ou d’une autre du soutien des Etats pour pouvoir faire vivre les institutions ecclésiastiques, qui demandent une protection légale, des bâtiments, des financements.
Enfin, faut-il le préciser, le christianisme ne se réduit pas à cette unique histoire occidentale. L’empire romain a survécu à Constantinople pendant un millénaire supplémentaire, preuve s’il en était de la durabilité de l’œuvre de Constantin, et a donné naissance à une autre histoire, apparentée et différente, celle du monde orthodoxe, que j’ai eu l’occasion de passer en revue pour Diploweb. Les chrétientés copte, éthiopienne, arménienne, assyro-chaldéenne sont aussi les témoins d’une histoire très ancienne et diverse. Il faut le garder présent à l’esprit justement parce que notre époque actuelle, dont un des aspects est le brassage et la déterritorialisation des religions, est en train de poser de nouvelles questions. Le christianisme est par exemple en plein essor en Chine, tandis que l’Occident ne peut plus être qualifié en bloc de chrétien. Or toute la question est de savoir si se convertir au christianisme, romain si l’on est catholique (ou, dans une autre variante, à l’américaine si l’on est évangéliste dans la Chine d’aujourd’hui), ne signifie pas aussi s’inscrire dans cette histoire particulière. Dans quelle mesure (ou non) s’agit-il aussi d’une conversion à l’Occident voire l’occidentalisme ? Ce n’est pas une question récente : elle se posait déjà aux jésuites installés dans l’Empire du Milieu aux XVIe-XVIIe siècle, qui ont voulu fonder une chrétienté en chinois, et dont les pratiques trop ouvertes ont fini par êtres condamnées par la papauté de l’époque. Elle se pose encore aux Eglises du continent africain après la colonisation. C’est bien évidemment une des questions centrales pour le pape François, lui-même venu d’un continent sud-américain à la fois reconfiguré par la conquête coloniale et qui en même temps se sent souvent d’ailleurs, rebelle face à l’Occident.
P. V. : Chacun peut assez facilement admettre que le catholicisme ou la papauté ont eu un rôle dans l’histoire européenne voire occidentale – c’est toute la problématique « des racines chrétiennes de l’Europe » [1]. Mais en quoi consisterait le rôle de la papauté dans le monde d’aujourd’hui, et en quoi s’agirait-il d’une histoire toujours vivante ?
T. T. : En fait, il me semble qu’il faut essayer de dépasser une certaine pensée évolutionniste caricaturalement appliquée au champ historique et qui amène à penser qu’il y aurait eu un temps catholique suivi par un temps désécularisé, dans lequel le catholicisme ne représenterait plus que des « racines », c’est-à-dire un vestige du passé plus ou moins visible. La culture occidentale s’est tout au long de son histoire développée à travers une interaction entre l’Eglise et les autres dimensions de la réalité sociale, art, politique, science. Cette interaction a toujours été profondément conflictuelle, au point que la modernité occidentale s’est définie comme une prise d’autonomie de tous ces domaines vis-à-vis du religieux, mais elle a aussi été symbiotique, d’où le conflit. En ce sens, la papauté et, d’une manière plus générale, le catholicisme, ont un langage commun avec les pouvoirs occidentaux, ce que montre d’ailleurs le parallélisme entre les deux universalismes, celui du salut par l’Eglise et celui du salut (dans ce monde) par les droits de l’homme. C’est en particulier clair dans le cas de la France, dont le modèle révolutionnaire, républicain et la laïcité même reposent sur l’idée abstraite d’un homme universel capable de s’extraire de ce qui fait son individualité, de ce qui est « privé ». Ce qui reflète une conception de l’individu que l’on trouvait déjà dans l’aristotélisme de l’université médiévale ou la pensée de Thomas d’Aquin, celle d’un homme universel, rationnel et appelé à être sauvé en tant que personne indépendamment même de ce qui relève de « l’accidentel » (nation, histoire, culture, sexe, corps, parfois conçus comme autant de limitations) – si tant est qu’il ne faille pas remonter à la lettre de saint Paul apôtre aux Galates (3, 22-29) pour qui en Christ, « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme ».
De même, le mythe de l’Antiquité, au cœur du modèle « républicain », s’est aussi construit en interaction avec la papauté et ses renaissances. A l’époque carolingienne, Charlemagne et les siens vont se former à Rome. Au XIIIe siècle, la monarchie pontificale et les monarchies française et anglaise se développent de pair. Et, bien sûr, chacun connaît le rôle d’une Renaissance italienne dont Rome est un des grands pôles, une Renaissance d’ailleurs rejetée par les protestants (Luther tonne contre les Romanisten, et des soldats luthériens détruisent les œuvres d’art « idolâtres » lors du sac de Rome de 1527). La Contre-réforme catholique se fait cependant une nouvelle fois par un retour à l’histoire romaine. Ce paradigme a si bien réussi que les Lumières, dont les élites (y compris anglaises ou allemandes) font régulièrement le voyage d’Italie et rêvent sur cette vision idéalisée de Rome et Athènes, le retourneront dans leur lutte contre l’Ancien Régime pour faire l’image d’une Antiquité humaniste, civique et républicaine dégagée de l’Eglise. Cette vision est au cœur de l’humanisme bourgeois européen du XIXe siècle tandis que Washington n’a pu manquer d’avoir son Sénat et son Capitole. Ce paradigme « humaniste » du XIXe siècle est d’ailleurs tellement devenu un lieu commun qu’il est aujourd’hui souvent repris par des auteurs catholiques, qui y voient un dernier rempart contre la montée des désordres.
De fait, le rejet de la papauté par une histoire simpliste du progrès ou de la « liberté » signifie en fait un rejet de la politique, de l’Etat, de l’art et de la culture, autant de dimensions très influencées en Occident par le catholicisme, pour faire une histoire uniquement autour de l’économie, histoire qui débouche éventuellement sur un art ou une culture contemporains qui ne sont plus que déconstruction du passé pour faire émerger des individus narcissiques, qui marquent leur supériorité sociale face aux gens communs par leur participation à cette culture. Sauf qu’ils ne sont finalement ni si libres ni si épanouis que cela : les droits individuels et de liberté de marché peinent à construire un horizon commun, un sentiment d’appartenir à quelque chose qui fait sens, ce qui est aussi indispensable à l’épanouissement individuel. Le rôle du catholicisme ou, plus largement, du christianisme dans les sociétés occidentales est ici montré par la crise, par le fait que sa dévitalisation coïncide avec la crise de nos sociétés, quels que soient leurs progrès technologiques. En fait, la question, aujourd’hui plus que jamais, est le besoin de reconstruire la politique en faisant corps, ce qui demande de réfléchir sur cette histoire plus large des arts, de la culture, de la politique, sur le rôle du sacré et du religieux.
P. V. : En quoi peut-on dire que la papauté est aujourd’hui un acteur au centre de la mondialisation ? D’une manière générale, la question du rapport de l’institution pontificale à sa géographie semble être centrale dans votre réflexion ; mais vous parlez aussi d’une limite rencontrée par la papauté, à l’origine des principales ruptures qui ont marqué son histoire.
T. T. : Tout en se définissant comme universelle, la papauté est malgré tout tellement liée à un parcours historique singulier que son particularisme géographique est à l’origine des grandes ruptures qui ont marqué l’histoire du christianisme. La séparation de 1054 entre catholiques et orthodoxes trouve sa source dans un mouvement occidental de réforme ecclésiastique (ce que l’on s’est habitué à appeler la « réforme grégorienne ») ancré dans le monde féodal des moines et chevaliers qu’on ne pouvait comprendre dans une Constantinople encore dominée par le modèle d’Église impériale. Le protestantisme est né du refus des pays du nord de l’Europe de voir leurs ressources économiques accaparées par les papes du temps de la Renaissance pour faire naître une cour princière à Rome, dont les pratiques constituaient un scandale moral aux yeux d’un Luther ou d’un Calvin. En d’autres termes, la principale limite rencontrée par l’Église catholique au cours de son histoire a justement été la limite géographique, tandis que les rythmes d’expansion du christianisme romain ont en fait été ceux de l’occidentalisation du monde. Sa présence en Amérique est le résultat des conquêtes hispaniques et portugaises du XVIe siècle, sa présence en Afrique celui des colonisations du XIXe siècle.
C’est aussi ce qui explique qu’à bien des égards, la papauté s’est renforcée au cours de la seconde moitié du XXe siècle avec l’émergence des Sud. Après tout, vers 1900, dans une Europe en plein recul de la foi religieuse et où une partie des élites pensait à la religion comme à un mode de pensée venu du passé, dépassé par la science et voué à péricliter, la papauté, enfermée dans Rome, semblait vouée à un avenir bien incertain. Et pourtant, elle a fini par rester un acteur important, qui a même pu se redéployer sous le parapluie américain après la Seconde Guerre mondiale, alors que le rapport à la foi religieuse était différent aux Etats-Unis, où l’on pouvait aussi envisager le pape comme un allié dans la lutte contre le communisme. Il ne faut pas oublier non plus la place des démocraties-chrétiennes européennes d’après-guerre et en particulier leur rôle fondateur dans les débuts de la construction européenne, une idée très soutenue dès l’origine par le Vatican.
Mais surtout, à partir des années 1960 la papauté a pu tirer profit de l’essor démographique du Sud, Amérique latine, Afrique. En fait, les années du concile de Vatican II, prolongées par le pontificat de Paul VI (1963-1978) voient deux mouvements parallèles se combiner. D’une part, celui de la transformation en profondeur de l’Eglise, de sa ritualité, de sa manière de faire la messe, tandis que l’activisme sociétal, associatif est promu de manière active, transformation en bonne partie portée par le catholicisme de l’Europe des Six, francophone et germanique. L’idée était d’inscrire une Eglise en lutte depuis le XIXe siècle contre les révolutions et les libéralismes dans la société des Trente Glorieuses, celle de l’individu, du bien-être par la consommation et des révolutions culturelles. Et d’autre part, la mise au point d’un véritable programme de participation de la papauté à un ordre globalisé, mondialisé et ce à l’heure où la décolonisation fait émerger des Sud souvent catholiques. C’est le sens du discours de Paul VI à la tribune de l’ONU en 1965 ou de l’encyclique Populorum progressio de 1967 qui appelle à la croissance économique, au dialogue des civilisations, au commerce équitable, à un fonds mondial de développement financé par les dépenses militaires, à un devoir de solidarité et d’accueil, avec « un obstacle à surmonter : le nationalisme ». A certains égards, les discours de Paul VI, repris aujourd’hui par le pape François, sont au sens propre « altermondialistes ». Ils se proposent avant même que le mot n’existe de promouvoir une autre mondialisation, faite de justice sociale sans frontières, tournée vers le Sud, les démunis. De la sorte, la papauté, qui accepte de s’inscrire dans un monde désormais pluriel, peut néanmoins espérer devenir un pivot entre l’Europe, l’Amérique du Nord ou les différents Sud, là où elle avait été progressivement marginalisée par la sécularisation des sociétés occidentales, européenne en particulier.
En ce sens, les années de Vatican II, pour autant qu’elles portent un certain refus d’un catholicisme à l’ancienne, plus traditionnel, voient aussi la réactualisation du vieux rêve d’ordre universel de la papauté, au-dessus des Nations, avec sa méfiance envers le politique, en tout cas celui des Etats, des frontières, ou de la force armée. Autant de thèmes qui, avec le triomphe néo-libéral des années 1980, ont fini par rejoindre de manière inattendue, malgré leur tonalité de justice sociale, les discours en faveur d’une mondialisation libérale : contre les frontières, les nationalismes et les limites posées par les Etats à la libre-circulation des hommes, des capitaux et des marchandises. La papauté de Vatican II a ainsi participé, même involontairement, à la construction de ce monde globalisé libéral qui dans les années 1960 commençait seulement à se dessiner.
P. V. : Cependant, ces prises de positions en faveur d’une globalisation plus juste ne vont-elles pas aussi dans le sens de ce que l’on appelle « la doctrine sociale de l’Eglise », à laquelle tous les pontifes, jusqu’à François, ne cessent de se référer ?
T. T. : En effet, il s’agit à bien des égards d’une application de la doctrine sociale de l’Eglise qui s’est formée sur la base de la fameuse encyclique Rerum Novarum édictée en 1891 par le pape Léon XIII. La Rerum Novarum intervient en pleine deuxième révolution industrielle, alors qu’un nouvel ensemble d’innovations technologiques est en train de transformer le monde à toute vitesse et de développer les usines géantes qui annoncent le travail à la chaîne. Conscient du caractère particulièrement dramatique de la condition ouvrière, malgré tous les discours libéraux sur le progrès, Léon XIII dénonce l’exploitation, l’injustice sociale et les méfaits du capitalisme (ou de l’ultralibéralisme comme on dit aujourd’hui). Cette doctrine sociale ne fait d’ailleurs qu’adapter au monde industriel l’héritage du droit naturel au cœur de l’enseignement catholique depuis les universités médiévales du XIIIe siècle. La Rerum Novarum n’est en effet qu’un autre versant de la volonté de Léon XIII d’encourager un retour à la pensée de Thomas d’Aquin, conçue comme une réponse aux défis de la modernité et de son relativisme.
De fait, la Rerum Novarum utilise le droit naturel pour poser un droit au repos, à ne pas être exploité au-dessus de ses forces, à la limitation du temps de travail et à un juste salaire, indépendamment du simple rapport de force contractuel entre employeur et salarié. Mais l’encyclique reste aussi marquée par un esprit concordiste dérivé du néo-thomisme et du discours sur les droits naturels. Dans le fond, il suffirait que le patron accepte de donner à l’employé son dû, et que l’employé respecte son patron. L’État est toujours regardé avec méfiance et strictement limité dans ses prérogatives. L’idéal reste d’abord celui d’un ordre hiérarchisé, de coopération, appelant à donner à chacun ce qui lui revient, dans les limites du raisonnable puisque « nul assurément n’est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille ». Tout cela est sans doute très rationnel, mais relève d’un autre registre que celui des Évangiles, ce qui lui fait peut-être perdre une partie de sa force. Il ne fait certes pas de doute que l’appel de Léon XIII a eu de l’importance. L’affirmation de la dignité de l’homme pauvre, proche de Dieu, est également fondamentale, face à un libéralisme qui fait souvent du pauvre un homme dont la vie est seulement une vie à plaindre, ratée, ou pire, qui fait du pauvre le seul responsable de sa pauvreté. Mais en même temps, la seule véritable solution pour la doctrine élaborée par Léon XIII, c’est la bonne volonté d’acteurs amenés à coopérer autour de l’Église, un idéal qui montre ses limites aussi bien face aux crises radicales du XXe siècle que face au désir des populations de sortir de la pauvreté.
Et c’est en effet la même question qui se pose aujourd’hui, alors que les promesses de la fin du XIXe siècle qui annonçaient l’émergence d’un homme nouveau, supérieur, amélioré grâce à la science, mais qui ont aussi nourri les projets eugénistes et les catastrophes du XXe siècle, sont désormais reprises en langage 2.0 par les prophètes d’un homme-dieu amélioré par le big data. Toutefois, si les rappels à la modération et à un certain respect de l’humain, de l’ordre naturel peuvent être sensés, ils peinent à faire face à l’ampleur des possibilités ouvertes par la technologie – et des désirs infinis de l’être humain, avec les nouvelles dérives qu’ils engendrent.
P. V. : De fait, l’institution pontificale semble bien en crise. Néanmoins, les personnalités des pontifes et leur action géopolitique présentent aussi des aspects très différents : il est peut-être réducteur de les enfermer dans un seul schéma. Enfin, la géographie du catholicisme est en pleine transformation. Tout cela ne remet-il pas profondément en cause l’institution pontificale et sa capacité à peser à l’échelle globale ?
T. T. : A vrai dire, la papauté progressiste des temps de Vatican II montrait déjà de graves signes de crise dès les dernières années de Paul VI. Elle était couplée avec le monde keynésien d’après-guerre, la « nouvelle frontière » de Kennedy et l’idée d’un progrès social autour des classes moyennes. Or c’est justement cette vision optimiste et généreuse qui a commencé à s’effondrer à partir des années 1970, parallèlement à l’Eglise issue du concile de Vatican II. L’avancée du libéralisme, du libre-échange et de la globalisation n’ont pas eu les résultats escomptés, pour l’Eglise comme d’ailleurs sans doute pour l’ensemble de la planète. Il est vrai que Jean-Paul II a incontestablement redonné un nouveau souffle à l’Église catholique. Les débuts de son pontificat s’inscrivent dans cette période particulière de fin de la Guerre froide où les politiques libérales s’appuient sur un discours conservateur combiné avec un « retour du religieux » sensible, bien au-delà du catholicisme, dans le renouveau d’une droite religieuse des Etats-Unis à Israël ou dans l’utilisation de l’islam politique.
Institutionnellement parlant, la papauté en sort plus centralisée que jamais. Le pape peut toucher directement les foules lors des voyages apostoliques à travers le monde ou des grands rassemblements de jeunes. Progressivement, l’appareil curial s’est internationalisé, est devenu à sa manière une forme de Nations-Unies. La crise du catholicisme dans les sociétés occidentales, qui commence à devenir évidente dès l’après mai 1968 est paradoxalement un autre élément de renforcement de la papauté. Les Eglises nationales avaient toujours eu un rapport complexe avec la papauté parce qu’elles avaient aussi un lien avec des histoires particulières, des Etats. A certains égards elles lui servaient de point d’équilibre, sinon de contre-pouvoir. Leur affaiblissement laisse la papauté seule avec les croyants, sans corps intermédiaire. C’est l’aboutissement d’un long processus de renforcement du centralisme pontifical, qui était déjà annoncé par la révolution grégorienne et la papauté médiévale, rendu possible paradoxalement par la Révolution française et la laïcisation des Etats.
Cependant, la rupture entre la révolution néo-libérale et la papauté se fait jour dès les années 1990, qui voient triompher le rêve d’un monde américain, d’une globalisation identifiée à un ordre atlantique étendu à la planète toute entière, le tout couplé avec de nouvelles formes de libéralisme sociétal à contre-courant de la vision plus conservatrice qui avait pu dominer dans les années 1980. Alors que le catholicisme est de plus en plus contesté, Jean-Paul II devient une des voix les plus critiques de cette mondialisation. Cependant, la Curie romaine fait aussi partie de ce monde néo-libéral des années 1990, ne serait-ce que par ses pratiques financières ou ses liens avec les élites européennes ou américaines. L’idée théorisée par Benoît XVI de minorités créatrices au cœur des élites atlantiques, qui pourraient diffuser le message chrétien et garder l’équilibre, essayait d’ailleurs de tirer parti de cet état de fait. Or le pontificat de Benoît XVI, balloté par les crises, ponctué de manifestations et commentaires hostiles jusqu’à finir par la renonciation du pape met à jour le divorce. La papauté semble effectivement décrochée, tandis que son discours qui veut rappeler à un humanisme rationnel et conservateur nourrit une opposition de plus en plus forte. Même la critique pontificale du libéralisme financier débridé devient inaudible malgré la crise de 2008, qui arrive au moment où la papauté semble avoir fait le pari d’une alliance avec des pouvoirs conservateurs liés aux banques et à la finance. Or ceux-ci, à commencer par une démocratie-chrétienne allemande travaillant de concert avec les institutions bruxelloises, se sont montrés très à cheval sur l’orthodoxie financière et l’austérité dans le cadre de la crise de l’euro, mais beaucoup plus conciliants en matière de libéralisme sociétal. Ils semblent néanmoins incapables de répondre à la crise et de reconstruire une société. Au contraire, leur politique ne fait qu’exacerber les tensions. De sorte que par son rapprochement avec ces élites, la papauté a fini par perdre sur tous les tableaux. Même si la papauté a parlé très tôt des dérives de la mondialisation, elle apparaît comme liée structurellement à ce phénomène.
Il me semble dès lors que l’on peut faire une analyse sur deux plans. Le premier est celui d’une spécificité catholique. Comme nombre d’observateurs le disent aujourd’hui, le concile de Vatican II et, surtout, les expérimentations qui suivent remettent en cause un sens de la ritualité, du sacré hérité de l’histoire et qui est au cœur de ce qui fait la foi religieuse : le mouvement a débouché sur une crise profonde du catholicisme dans les sociétés occidentales, compensée par le nouvel essor des catholicismes sud-américains, africains et, dans une certaine mesure, asiatiques-encore que la crise ait commencé à toucher l’Amérique latine. Pour le dire avec les mots du pape François, l’Eglise ne peut se contenter d’être une Organisation non gouvernementale, fût-elle bien intentionnée et au service des pauvres. Néanmoins, la question est aussi plus profonde que celle de Vatican II. Les transformations du catholicisme d’après Vatican II sont également un témoin des transformations culturelles de la modernité occidentale, européenne en particulier. C’est pourquoi, et c’est le deuxième plan, j’aurais tendance à penser que la crise de l’Eglise catholique ou de la papauté n’a fait qu’anticiper une crise qui a rattrapé tout le monde. La nouvelle vague de transformations technologiques, la promotion de l’individualisme sociétal, du refus des règles et le globalisme ont abouti à la métropolisation des sociétés et à une mutation anthropologique. Celle-ci se traduit par tout un discours sur la nécessité de dépasser les pesanteurs du passé pour ne plus laisser que l’économie, l’individu, l’échange et des droits à vrai dire en train d’être largement remis en cause, tout au moins du point de vue social. Parce que la solidarité suppose justement l’existence d’un sentiment de culture commune, de faire corps. Un projet que les sociétés européennes ont poussé encore plus loin que les Etats-Unis.
Dans le fond, la papauté n’a été que la première institution touchée par la déterritorialisation, la fin du monde rural, la crise des territoires. Même la crise des institutions pontificales et les scandales à répétition montrent que la papauté reste bien un des pôles d’une mondialisation à la dérive qui s’affranchit volontiers des règles financières ou morales. Dès lors, il ne fait pas de doute que la papauté traverse une grave crise. Son modèle d’un catholicisme mondialisé, centralisé, au-dessus des Etats est en très grande difficulté, mais d’abord parce qu’il s’affaisse sur sa base. Il a besoin d’un catholicisme vivant dans des sociétés dynamiques, et de poser un lien avec les Etats, les cultures. Cependant, une nouvelle fois, l’histoire de la papauté va de pair avec celle des sociétés occidentales : il s’agit d’une crise commune de nos sociétés, qui pose la question de ce que nous voulons reconstruire pour le XXIe siècle.
P. V. : Le pape François n’est-il pas justement une réponse à cette situation ? A-t-il réussi à faire bouger les lignes avec que vous appelez « une stratégie de Zorro » ?
T. T. : Il faut d’abord souligner ce qui fait l’originalité du pape François, qui lui a valu très vite une grande popularité. Peu lié à l’appareil romain, il apparaît comme un prêtre des périphéries. Extra-européen, venu d’une Argentine qui semble si éloignée (tout au moins vue d’Europe), ce qu’il a souligné dès ses premiers mots, en parlant d’un pape venu « du bout du monde ». Il a aussi une expérience directe des quartiers abandonnés d’une grande métropole mondialisée comme Buenos-Aires. Il faut encore souligner que c’est un jésuite, ce qui est porteur de sens. En effet, les jésuites sont ceux qui en leur temps ont voulu répondre à l’émergence du protestantisme et à la crise du catholicisme en remettant au centre de l’Eglise le charisme sacerdotal, la figure de prêtres appuyés sur la sacralité, l’art et l’éducation, tout en étant capables de s’adapter aux gens, de leur parler en sortant d’un dogmatisme rigide. Ce qui n’a pas manqué de susciter, parfois même au sein du monde catholique, les accusations de laxisme si ce n’est de duplicité. Le pape François se présente comme un prêtre au service d’une Église « hôpital de campagne », qui doit accueillir tout le monde et juger du traitement au cas par cas, plutôt que d’insister seulement sur des règles de mœurs. Le pape se fait ainsi le partisan d’une ouverture qu’un camp plus conservateur perçoit comme une remise en cause de la doctrine catholique. Néanmoins, il faut noter la prudence du pape François, dont le discours peut prendre des nuances assez différentes selon les interlocuteurs. Il semble davantage procéder à tâtons pour permettre à une Eglise renouvelée de trouver un moyen de parler au monde d’aujourd’hui, plutôt qu’avoir le plan déterminé de transformer en profondeur une Eglise qui romprait encore davantage avec le passé.
Cependant, François, qui renoue avec la ligne d’un Paul VI qu’il a tenu à canoniser, marque également une prise de distance évidente envers les pays du Nord et ce qu’il perçoit comme leurs égoïsmes nationaux. Il fait entendre une voix très critique envers le monde de l’argent ou les politiques néo-libérales. Là aussi, ce n’est pas absolument nouveau ; sauf que c’est l’insistance du pape et le ton de ses discours qui finissent par donner une tonalité nouvelle à ce thème, qui prend de la sorte un tour très sud-américain pour ne pas dire tiers-mondiste. C’est ce que j’ai appelé une « stratégie de Zorro », celle d’un pape luttant pour les opprimés contre les puissants. De sorte que deux thèmes différents, celui de l’ouverture d’une Eglise pastorale et celui de la critique des élites libérales et financières finissent par se conjuguer au point de nourrir un véritable affrontement au sein du monde catholique. On trouve ainsi d’une part les partisans d’un dogmatisme appuyé sur une conception rigide de l’ordre naturel, qui trouvent un point d’appui solide dans les milieux de droite américains et qui s’inscrivent dans une géopolitique centrée sur le monde atlantique et son libéralisme économique. Et d’autre part ceux qui conjuguent la volonté d’ouverture avec une critique de la globalisation financière ou d’un monde exclusivement centré sur les Etats-Unis – encore que cette critique soit très diluée et peu mise en pratique dans le cas de ceux qui se réclament de l’ouverture pontificale tout en se voulant les défenseurs d’une « gouvernance européenne » et d’une voie centriste, ou leur équivalent dans les milieux démocrates et libéraux américains.
Car malgré toutes ses critiques, le pape François n’en est pas moins le partisan d’une autre mondialisation. C’est ce qu’il a dit très explicitement lors de sa visite en 2015 aux Etats-Unis à l’occasion d’un discours tenu en espagnol à la communauté hispanique de Philadelphie, devant l’Independence Hall, lorsqu’il expliquait qu’au-delà de ses dérives technocratiques, « la tendance à la mondialisation est bonne, elle nous unit ». Un discours à l’époque célébré par de nombreux médias américains et notamment C.N.N.. C’est encore ce que montre l’engagement très fort du pape François en faveur des migrants. Là aussi, les pontifes précédents avaient déjà pris ce genre de positions ; mais, mis en scène dès le premier voyage du nouveau pape sur l’île de Lampedusa, ce thème est véritablement devenu un élément central de tout le discours pontifical, rappelé à la moindre occasion. L’image d’un pape François-Zorro a d’ailleurs fait la couverture de l’Espresso le jour des dernières élections européennes, le 26 mai 2019, lorsque le grand journal laïque italien faisait l’apologie d’un pape perçu comme le seul véritable opposant politique dans la péninsule à Matteo Salvini. Cela n’a pas empêché ce dernier de sortir largement vainqueur de ces élections, en partie grâce à un fort soutien de l’électorat catholique, clairement à rebours de la position du pape François, même s’il est aussi vrai qu’il a dû quitter le gouvernement peu après. Ce n’est pas un cas unique : aux Etats-Unis, le pape François avait pris ouvertement position contre le candidat qui construit des murs, Donald Trump, lequel a pourtant gagné l’élection présidentielle (novembre 2016) grâce au basculement de la Pennsylvanie, l’Etat de Philadelphie. C’est là une des fragilités du pape François, qui commence à perdre une partie de sa popularité. Très politique, il semble à contretemps sinon hostile à un retour des Nations qui reste actuellement la principale force de remise en cause de la mondialisation. Le risque, dès lors, est celui de divisions de plus en plus accentuées au sein du monde catholique et d’un décrochage supplémentaire avec des sociétés occidentales en train de remettre en cause le paradigme de la mondialisation sans frontières.
En revanche, les prises de position du pape François finissent par créer des convergences avec les mêmes pouvoirs parfois dénoncés sous l’angle économique, comme par exemple la démocratie-chrétienne d’Angela Merkel, qui a fait le choix en 2015 de s’ouvrir aux migrants. En ce sens, la papauté et un certain monde catholique centriste prennent le risque d’être perçus comme une force de statu quo si ce n’est de soutien de politiques conjuguant austérité, intérêts financiers et discours libéral de remise en cause du pacte social qui donnent des résultats de plus en plus incertains, outre le fait de ne tenir aucun compte des avertissements catholiques en matière sociétale ou bioéthique. C’est aussi le revers de la figure de Zorro, certes universellement populaire, mais qui a ses limites. Après tout, ce n’est pas avec Zorro que la Californie est devenue une des réussites les plus spectaculaires de la planète, mais avec son intégration dans une grande nation appuyée sur un pacte démocratique fort, les Etats-Unis, à l’inverse de la mondialisation actuelle qui peut parfois effectivement faire ressembler la planète à la Californie des années 1800, avec ses paysans pauvres souvent indiens et un nombre réduit de grands propriétaires, blancs et aristocrates, quand bien même un romanesque Don Diego de la Vega issu de leurs rangs se mettrait au service des pauvres.
Néanmoins, il me semble qu’il faut encore reculer d’un cran l’analyse. Le pape François reste avant tout très pragmatique, et tente d’explorer différents horizons d’une manière qui n’est peut-être pas sans s’inscrire dans la grande tradition jésuite. Ses ouvertures envers les pays musulmans sont spectaculaires, ce dont témoignent ses voyages apostoliques (Jordanie, Turquie, Egypte, Maroc, sans oublier les pays de tradition musulmane européens comme l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l’Azerbaïdjan), avec en point d’aboutissement le « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » signé avec l’imam d’Al-Azhar Ahmed el-Tayeb le 4 février 2019 aux Emirats arabes unis. Cette ouverture envers le monde musulman s’inscrit aisément dans une politique plus générale de promotion d’une mondialisation dans laquelle la papauté serait un pont vers le Sud. Cependant, le pape François s’est aussi rapproché de deux puissances qui incarnent chacune à sa manière le retour des Nations en même temps que des pôles opposés au monde atlantique : la Russie et la Chine. La rencontre avec le patriarche de Moscou Cyrille à La Havane en 2016 est un symbole parlant. Mais le pape François s’est aussi mis dans la difficulté en signant en septembre 2018 un accord très contesté avec les autorités chinoises, qui a réveillé des réflexes presque de Guerre froide. L’accord peut sembler une provocation vu de Washington, au moment où les Etats-Unis sont en pleine réaffirmation protectionniste contre la Chine. De fait, le mouvement de contestation de Hong-Kong a aussi mis la diplomatie du pape François dans une situation délicate. Mais sur ce plan également, le pape François me semble surtout en train d’essayer de voir expérimentalement les résultats qu’il serait possible d’obtenir dans une situation de toute manière très difficile, en pariant sur la nécessité pour le régime chinois d’être un acteur constructif des relations internationales et de trouver un interlocuteur alors que la question religieuse devient un enjeu de la société chinoise.
Il n’en reste pas moins que le pape François semble clairement penser la papauté dans un monde post-atlantique, plus complexe et polycentrique, dans lequel elle pourrait rester centrale en parlant à tout le monde justement parce qu’elle se serait découplée de son ancrage européen et occidental. Cette évolution accompagnerait une crise de catholicisme qui, très forte en Europe, touche les Etats-Unis et même aujourd’hui l’Amérique latine, ce qui ne signifie pas forcément un écroulement de la foi religieuse en tant que telle à l’échelle globale. Celle-ci reste, en effet, bien vivante en Afrique ou dans le monde indien, et surtout, comme j’avais essayé de le montrer en étudiant pour Diploweb le monde orthodoxe ou l’accord entre le Vatican et la Chine, elle réapparaît sous une nouvelle forme dans les sociétés très laïcisées des anciens pays communistes d’Europe ou, plus surprenant, dans une Chine qui connaît à présent un essor du christianisme. En échange, elle se transforme partout, alors qu’elle est obligée de s’adapter à des sociétés où elle ne peut plus être une norme sociale obligatoire, tandis que les pratiques deviennent plus individuelles, parfois à géométrie variable.
Cette mutation pose un problème particulier au catholicisme romain qui s’est peut-être plus qu’aucune autre foi religieuse construit comme un système social total autour de règles universellement valables, rigides et verticales. La politique du pape François serait justement une manière d’accompagner l’Eglise dans ce monde en pleine transformation, alors que la papauté reste un des plus grands acteurs pour faire circuler les idées à l’échelle globale. Mais le risque est aussi d’aller trop loin : le catholicisme a besoin de l’Europe et des Etats-Unis, non seulement parce qu’il leur est encore lié institutionnellement (et les finances de l’Eglise catholique dépendent des Etats-Unis ou de l’Europe), mais surtout parce que la papauté est à Rome : elle ne peut s’extraire de l’Europe et son histoire. En outre, comme le montre la remise en cause actuelle du paradigme de la mondialisation, il ne peut y avoir de véritable justice sans des politiques fortes menées par des Etats qui en dernier ressort s’appuient sur le sentiment de faire corps commun. Un sentiment qui va bien au-delà de la simple générosité plus ou moins désintéressée, mais qui s’appuie sur un enracinement dans un territoire, une histoire et une culture conçue comme destin commun – des dimensions qui ont justement été au cœur de l’histoire européenne et de son interaction avec la papauté.
Il sera ainsi difficile pour cette dernière de se contenter de vivre dans un ordre post-occidental, alors que de toute manière l’Amérique du Nord et l’Europe restent centrales dans l’ordre mondial, même si elles doivent réinventer de nouveaux modèles politiques sous peine d’un effondrement général. Mais à vrai dire, la politique du pape François est d’autant plus tâtonnante que nous sommes dans un cycle historique qui dépasse tout le monde, le pape François comme les autres, et qui promet de grandes surprises à venir, des remises en cause profondes des modes de pensée et des