Une fondation gérée depuis Genève payait les vols secrets de Juan Carlos

L'enquête sur l'argent de l'ex-roi d'Espagne révèle les millions versés pour des jets privés depuis deux banques suisses. L’argent vient d'une figure du Gotha, Alvaro de Orleans.

Juan Carlos en 2012, avant son abdication, alors qu'il était encore chef de l'Etat.
Juan Carlos en 2012, avant son abdication, alors qu'il était encore chef de l'Etat.
AFP

Dans son enquête sur la fortune cachée en Suisse par l’ancien roi d’Espagne Juan Carlos 1er, le procureur genevois Yves Bertossa a découvert deux tirelires secrètes, liées à la fine fleur de l’aristocratie européenne.

La première, la fondation Lucum, a été créée par Juan Carlos pour héberger les 100 millions de dollars reçus d’Arabie saoudite en 2008, alors qu’il était chef d’Etat. Nos révélations sur ce versement, début mars, ont mis à mal son image. Dimanche dernier, son fils Felipe, actuel roi d’Espagne, a annoncé avoir renoncé à l’héritage de son père. Et notamment à toute «structure financière [pouvant] ne pas être conforme à la légalité ou aux critères de rectitude et d'intégrité» censés guider son règne.

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Dans son communiqué, Felipe VI a mentionné une seconde fondation, Zagatka, qui veut dire «énigme» en russe. Créée à Genève en 2003, elle a beaucoup profité à Juan Carlos, qui s’en est servi pour voyager autour du monde dans un luxe absolu.

Rien qu’entre 2016 et 2018, selon les documents en notre possession, Zagatka lui a payé pour 5 millions d’euros de vols en jets privés – à 9800 euros de l’heure – vers les Bahamas, le Golfe persique, la République dominicaine ou ailleurs. Les appareils décollaient parfois d’une base militaire près de Madrid. Et certaines factures détaillant ces vols mentionnent comme adresse du client le palais royal de la Zarzuela.

Mais Juan Carlos n’apparaît pas sur les contrats de location des avions. A la place, on y trouve le nom de son cousin éloigné, le prince Alvaro de Orleans Borbon. C’est à cet étonnant personnage qu’appartient la fondation Zagatka.

Âgé de 73 ans, ce descendant du Tsar et de la reine Victoria porte le titre d’altesse royale et possède une fortune familiale estimée à quelque 200 millions de francs. Ingénieur de formation, il est aussi proche de Juan Carlos, qui est le parrain de sa fille cadette. Au printemps 2016, il a organisé à Monaco un somptueux dîner avec son royal cousin et 160 invités de la haute noblesse européenne, rapportait le magazine Point de vue, spécialisé dans les potins monarchiques. En 2018, Alvaro de Orleans a offert à Juan Carlos trois fusils de chasse en titane gravés à la main, valant 34 000 euros chacun.

Alvaro de Orleans avec sa seconde femme, Antonella. (Bertrand Rindoff Petroff/Getty Images)
Alvaro de Orleans avec sa seconde femme, Antonella. (Bertrand Rindoff Petroff/Getty Images)

En créant Zagatka, le prince Alvaro voulait «consolider une tradition historique de sa famille, prête à aider en cas de vicissitudes les familles royales européennes liées à lui, en particulier la famille royale espagnole», indiquent ses avocats genevois, Philippe Cottier et Jean-Marc Carnicé.

Dans le règlement de la fondation, Juan Carlos est d’ailleurs désigné comme troisième bénéficiaire, après Alvaro et son fils, «pour avoir ouvert à l’Espagne le chemin de la liberté» à l’issue de la dictature franquiste.

Mais Zagatka va aussi servir à faire voyager discrètement la maîtresse attitrée du roi, Corinna zu Sayn-Wittgenstein. Au début des années 2000, cette Danoise née à Francfort organise de coûteuses parties de chasse pour le fabriquant de fusils Boss&Co. C’est dans ce cadre élitiste qu’elle aurait rencontré Juan Carlos.

Corinna zu Sayn-Wittgenstein et Juan Carlos. (Getty)
Corinna zu Sayn-Wittgenstein et Juan Carlos. (Getty)

Dès le début de cette relation, le roi lui aurait demandé de prendre des jets privés «pour des raisons de discrétion», explique un avocat de Corinna zu Sayn-Wittgenstein, Robin Rathmell. C’est la fondation Zagatka qui payait. Selon ses avocats, le prince Alvaro aurait désapprouvé la relation du roi avec Corinna. Mais il ne pouvait pas l’empêcher, et préférait qu’elle ne soit pas exposée au public.

Mais en 2009, c’est la rupture entre Juan Carlos et Corinna. Le roi demande alors à son ancienne maîtresse de rembourser ses vols. Elle se voit présenter des factures pour quelque 3 millions d’euros, qu’elle affirme avoir réglées en intégralité.

Interrogatoire à Genève

L’affaire aurait pu en rester là si n’étaient pas apparus, en 2018, des enregistrements où Corinna évoque l’existence de comptes cachés de Juan Carlos en Suisse. C’est alors que le procureur Yves Bertossa ouvre son enquête et découvre les fondations Lucum et Zagatka.

A l’automne 2018, il interroge le prince Alvaro durant plus de deux heures, à sa demande, précisent ses avocats. A la suite de cet interrogatoire, l’argent du prince en Suisse est débloqué, y compris quelque 10 millions de francs déposés sur le compte de Zagatka chez Lombard Odier. C’est la preuve, selon ses avocats, que ces fonds sont irréprochables.

Il y a pourtant un mystère sur l’origine de cet argent. En 2015, le prince Alvaro explique à la banque Lombard Odier que sa fortune provient de l’héritage familial et ses entreprises : golf, immobilier, construction et même production de raisin de table… Mais de 2003 à 2015, le compte de la fondation Zagatka se trouvait au Credit suisse. Et là, l’explication sur l’origine de l’argent était différente. Selon un profil client établi en 2009, il était censé venir d’une «commission perçue dans le cadre de la mise en relation d’intervenants lors de la vente de Banco Zaragozano à la Barclays bank à Londres», en 2003.

Mauvaise indication

Pourquoi le cousin du roi d’Espagne aurait-il perçu une commission sur le rachat, pour quelque 1,5 milliard de francs, d’une banque espagnole par sa rivale anglaise? Ne serait-ce pas un indice que la fondation était en réalité utilisée par Juan Carlos? Et pourquoi l’explication sur l’origine des fonds a-t-elle changé en passant d’une banque à l’autre? Pour les avocats du prince Alvaro, il s’agit d’une erreur: jamais le prince Alvaro n’a été impliqué la vente de Banco Zaragozano, et jamais il n’a touché de commission. L’argent déposé sur le compte de Zagatka a toujours été le sien et non celui du roi. La seule explication possible à leurs yeux est une mauvaise indication donnée au moment de l'ouverture du compte. Interrogée à ce sujet, la société Rhône Gestion, dont le dirigeant a signé le profil client de Credit suisse, n’a pas répondu à nos questions.

Fortes sommes en liquide

Autre question: pourquoi la fondation Zagatka n’a-t-elle pas été identifiée comme un client «politiquement exposé» (PEP, dans le jargon) par les banques, alors même qu’elle comptait le roi d’Espagne parmi ses bénéficiaires et que son argent lui profitait directement? Credit suisse et Lombard Odier n’ont pas fait de commentaire à ce sujet. Selon les avocats d’Alvaro, la réglementation en vigueur à l’époque ne leur imposait pas de catégoriser le prince comme PEP.

La banque Lombard Odier, rue de la Corraterie à Genève. (Lucien Fortunati)
La banque Lombard Odier, rue de la Corraterie à Genève. (Lucien Fortunati)

Dernier point d’interrogation: les retraits en liquide effectués sur le compte de Zagatka. A quatre reprises au moins, une employée de Rhône Gestion est allée au siège de Lombard Odier, rue de la Corraterie, retirer de fortes sommes: 100'000 ou 150'000 euros à chaque fois, pour un total d’au moins 450'000 euros. Selon ses avocats, cet argent était destiné au prince Alvaro. Il aurait par exemple servi à venir en aide à ses employés au Venezuela. Ou à rétribuer le personnel des championnats du monde de planeur, dont le prince est un praticien enthousiaste. Il a remporté des compétitions et siège depuis 20 ans au comité exécutif de la Fédération aéronautique internationale, basée à Lausanne.

Brouille définitive

L’histoire de la fondation Zagatka révèle les relations compliquées, voire tendues, entre ces différents protagonistes. Le Prince Alvaro n’aurait ainsi appris qu’en 2018 que Juan Carlos avait reçu 100 millions de l’Arabie saoudite, dix ans plus tôt. Et qu’il aurait donc été parfaitement en mesure de payer ses vols en jets privés lui-même.

Le palais royal de la Zarzuela à Madrid.
Le palais royal de la Zarzuela à Madrid.

Quant à Corinna zu Sayn-Wittgenstein, elle est définitivement brouillée avec Juan Carlos et la famille royale. Elle affirme que les services secrets espagnols la harcèlent depuis 2012 et menace de déposer plainte contre l’ancien roi en Grande-Bretagne, où elle réside. Le fait que Juan Carlos lui ait donné l’essentiel de l’argent reçu des Saoudiens (65 millions d’euros) n’a pas permis d’enterrer la hache de guerre entre les deux ex-amants. Ni, d’ailleurs, entre Corinna et Alvaro: chacun des deux se dit victime d’une campagne de désinformation menée par l’autre camp.

En dates

Eté 2003: Création à Genève de la fondation Zagatka pour Alvaro de Orleans. Le roi d’Espagne Juan Carlos en est le 3e bénéficiaire.

Fin 2003: Début de la relation entre Juan Carlos et Corinna zu Sayn-Wittgenstein.

Août 2008: La fondation Lucum est créée à Genève. Juan Carlos reçoit 100 millions de dollars venus d’Arabie saoudite sur le compte de la Fondation.

2009: Rupture entre Juan Carlos et Corinna zu Sayn-Wittgenstein. Ils restent amis.

Avril 2012: Scandale du safari de Juan Carlos au Botswana. Sa relation avec Corinna et ses chasses à l’éléphant sont exposées au grand jour.

2012: Juan Carlos fait don de 65 millions d’euros venus de la fondation Lucum à Corinna.

2014: Juan Carlos quitte le trône au profit de son fils Felipe et devient «roi émérite». 2018: Des enregistrements de Corinna zu Sayn-Wittgenstein, publiés par des sites espagnols, évoquent l’argent caché par Juan Carlos en Suisse. Une enquête pénale est ouverte à Genève. Mars 2020: Le roi d’Espagne Felipe VI renonce à l’héritage de son père et prive ce dernier de sa retraite d’Etat.

Publié: 20.03.2020, 16h13

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