*Géopolitique de la Seconde Guerre du Haut-Karabakh, 27-IX / 9-XI 2020*, Patrice Gourdin (I-III)

Par Patrice GOURDIN, le 8 mai 2021  diploweb

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. Auteur du "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb.com

Voici une remarquable étude géopolitique de la Seconde Guerre du Haut-Karabakh. Patrice Gourdin fait la preuve de sa maitrise du sujet et de la méthode. Magistrale leçon, indispensable pour mettre en perspective le conflit, comprendre les jeux des acteurs et la situation présente.

DURANT l’automne 2020, le sud du Caucase connut des événements tragiques et surprenants [1]. L’Azerbaïdjan entreprit de reconquérir des territoires perdus depuis près de trente ans au profit d’une entité dénommée Artsakh [2], soutenue par l’Arménie. L’affrontement s’enracine dans le passé des peuples arménien et azéri, mais la situation sur le terrain remontait à l’effondrement de l’URSS (1991). Le conflit, figé depuis 1994, reprit à l’automne 2020. Déjouant les pronostics, il fut rapide et dominé par l’Azerbaïdjan. Dans le détail, le bilan des gains et des pertes est complexe, mais deux faits dominent le tableau général : le retour des Turcs dans la région et les bénéfices empochés par la Russie.

Géopolitique de la Seconde Guerre du Haut-Karabakh, 27 septembre - 9 novembre 2020
Patrice Gourdin, Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université

I. Un canton du Sud-Caucase influe sur l’Eurasie

L’enjeu de la confrontation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’appelle la République d’Artsakh, plus connue sous le nom de Haut-Karabakh. Plusieurs États, voisins ou plus éloignés, se trouvent concernés, voire impliqués.

Entité non reconnue par la communauté internationale, la République d’Artsakh, avec Stepanakert pour capitale, occupe 4 400 km2 enclavés dans le massif du Petit Caucase. Le territoire de l’Artsakh épouse approximativement les limites de la région du Haut-Karabakh, partie intégrante de l’ex-République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Sa population fit sécession et conquit (1991-1994) les régions azéries (environ 7 000 km2) qui la séparaient de l’Arménie voisine. La victoire fut coûteuse : combats et autres incidents létaux se soldèrent par 6 000 morts [3], 25 000 blessés et 400 000 Arméniens obligés de fuir l’Azerbaïdjan (réfugiés en Arménie ou en Russie). Au total, l’Azerbaïdjan se vit amputer de 13,6% de son territoire. La perte matérielle n’était pas irréparable : il s’agit d’une région montagneuse, dépourvue de ressources hormis l’hydroélectricité [4], essentiellement tournée vers une agriculture de subsistance et sans rôle stratégique notable. En revanche, le bilan humain était élevé : 11 000 morts, 30 000 blessés et 600 000 habitants contraints de quitter la région et de s’installer autour de Bakou, dans des conditions précaires qui persistèrent jusqu’à nos jours. Mais le prix le plus insupportable pour l’Azerbaïdjan était l’humiliation de la défaite.

Les habitants de l’Artsakh ne vainquirent pas seuls. Ils bénéficièrent du soutien total de l’Arménie (capitale : Erevan). Ex-République socialiste soviétique, indépendante depuis septembre 1991, elle couvre une superficie de 29 743 km2 et compte environ 3 millions d’habitants. Son PIB (en parité pouvoir d’achat) était, en 2019, de 42 milliards de dollars (8,9 en 1991). Enclavée dans les montagnes et les hauts plateaux du Petit Caucase, dépourvue de ressources naturelles, elle dépend avant tout de la Russie et s’appuie sur la diaspora arménienne. L’Azerbaïdjan (capitale Bakou), indépendant depuis août 1991, dispose de 86 600 km2 et compte environ 10 millions d’habitants. Son PIB (en parité pouvoir d’achat) était, en 2019, de 154,4 milliards de dollars (39,4 en 1991). Lui aussi enclavé puisqu’il est riverain d’une mer fermée — la mer Caspienne —, il est avantagé par rapport à son adversaire car il dispose de la riche plaine agricole de la Koura et de substantielles réserves d’hydrocarbures. Il valorise sa situation au carrefour de l’Asie centrale et du Proche-Orient, à proximité de l’Europe.

À première vue, le déséquilibre joue au profit de l’Azerbaïdjan. Pourtant l’Arménie avait saisi et conservé l’avantage sur le plan militaire… jusqu’à l’automne 2020. Elle en éprouvait un sentiment de supériorité et d’invincibilité qui contribua à sa perte [5].

Les parties directement impliquées jouaient extrêmement gros dans ce conflit. L’existence même de la République d’Artsakh est en péril. Ses habitants arméniens, animés par une forte identité nationale, agissent au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ils cherchent également à garantir leur sécurité vis-à-vis d’une population turcophone dont le pays s’est rapproché de la redoutée Turquie.

Pour l’Azerbaïdjan, il s’agit de réaffirmer la puissance perdue en restaurant son intégrité territoriale, et de consolider son identité nationale grâce à la victoire. De plus, le président Ilham Aliev doit régénérer son pouvoir, mis à mal tant par un règne long et terne que par les difficultés économiques liées à la baisse de la rente pétrolière. Il connaît en outre le problème propre aux “fils de“. En effet, l’accession de l’Azerbaïdjan à l’indépendance s’accompagna de graves troubles auxquels mit fin, en 1993, l’ex-chef du KGB dans l’ex-République socialiste soviétique : Geïdar Aliev. Ce dernier établit une forme de stabilité au prix d’un régime dictatorial et maintint une relative indépendance vis-à-vis de la Russie. Il redistribua une part de la manne pétrolière de sorte à procurer une amélioration matérielle à la population (mais sur fond de corruption). Très gravement malade, il aménagea sa succession et transmit le pouvoir à son fils, Ilham. Ce dernier souffre donc d’un déficit de légitimité qu’il cherche à combler depuis son avènement, en 2003. Pour cela, il devait accomplir un acte lui permettant d’égaler son père, de faire passer à l’arrière-plan les effets de sa mauvaise gouvernance et de faire taire les surenchères d’une partie de ses opposants [6]. L’occasion se présenta à l’automne 2020.

En Arménie, depuis l’indépendance, le sort du Haut-Karabakh occupe une place centrale. La puissance du pays est en jeu à travers sa capacité à faire valoir le droit du peuple arménien du Haut-Karabakh à disposer de lui-même, ainsi qu’à garantir la sécurité de tous les Arméniens face à la Turquie. Cela s’inscrit dans le processus de consolidation d’une identité nationale déjà très forte, mais que la survie de la communauté arménienne impose d’entretenir au plus haut. À Erevan, les préoccupations politiques ne manquent pas. Depuis l’indépendance, le sort du pouvoir et celui du Haut-Karabakh sont consubstantiels. Or, Nikol Pachinian est le premier chef de gouvernement sans lien avec la province disputée. Son avènement, le 8 mai 2018, fit naître l’espoir d’un règlement négocié du conflit et, par voie de conséquence, d’une amélioration de la situation intérieure. En effet, les institutions sont faibles, l’oligarchie prospère en toute impunité et la corruption atteint des niveaux élevés. Or, depuis 1991, l’“excuse sécuritaire“ par le Haut-Karabakh, sert de prétexte pour pérenniser la mauvaise gouvernance (comme en Azerbaïdjan). Mais le Premier ministre arménien ne dispose pas dans la population d’une assise assez solide. Il joue la surenchère nationaliste afin, semble-t-il, de conserver la direction du pays pour, dans la meilleure des hypothèses, réaliser les réformes promises.

Le conflit du Haut-Karabakh n’a rien d’une guerre picrocholine ; il préoccupe plusieurs pays et certains d’entre eux y prennent part, directement ou indirectement.

Première concernée et impliquée, la Russie, jusqu’à l’automne 2020, entretenait entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan [7] un “conflit gelé“. Les deux belligérants, au titre de leur appartenance à l’ex-URSS, se situent dans ce que Moscou définit depuis 1991 comme son “étranger proche“, une zone dans laquelle la communauté internationale devrait reconnaître qu’elle a des intérêts “exclusifs“, ce qui l’autoriserait à y exercer seule son influence, voire sa domination. Il s’agit là d’un enjeu de puissance. Augmenté du fait que le Sud-Caucase confine au Proche-Orient, région clé des rapports de force mondiaux, dans laquelle la Russie se réimplante depuis son intervention en Syrie (à partir de l’automne 2015). Parallèlement, la sécurité entre en ligne de compte. La frontière caucasienne de la Russie redevient problématique, tant à cause de l’action salafiste djihadiste que du fait des ambitions concurrentes de la Turquie, de l’Iran, des États-Unis et de la Chine. Les intérêts pétroliers sont également à considérer : les hydrocarbures constituent la principale ressource de la Russie et elle entend accroître sa capacité d’action sur les tubes qui relient l’Asie Centrale à la mer Méditerranée via la mer Caspienne et le Caucase en évitant son territoire. Le tropisme pro-occidental prêté à Nikol Pachinian pourrait avoir poussé le Kremlin à saisir l’opportunité d’une défaite militaire afin de l’affaiblir (ou de lui faire perdre le pouvoir).

La Turquie s’est fortement impliquée aux côtés de l’Azerbaïdjan. Depuis l’accession au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan [8], Ankara amplifie les ambitions de puissance régionale nées à la fin de la Guerre froide : diplomatie d’influence vers les pays turcophones d’Asie centrale et du Caucase, interventions militaires dans le Nord de la Syrie puis en Libye, démonstrations de force en Méditerranée orientale (à l’encontre de la Grèce et de la République de Chypre). La nostalgie de la grandeur ottomane perdue et l’islamisme fondent l’idéologie d’un régime qui cherche à redéfinir l’identité nationale sur des bases prenant le contrepied de celles fixées par Mustapha Kemal. Les hydrocarbures contribuent à cet engagement : l’Azerbaïdjan joue un rôle clé dans l’approvisionnement de la Turquie et dans la réalisation du projet de celle-ci : devenir un hub énergétique mondial. Pour son développement économique, Ankara compte sur la pérennisation des investissements azerbaïdjanais. L’influence sur l’Asie centrale, tout autant que l’équilibre de la balance commerciale avec celle-ci, passent par Bakou : la liaison terrestre entre la Turquie et l’Azerbaïdjan dépend d’un corridor routier et ferroviaire que l’occupation arménienne rendait impraticable. Le maintien au pouvoir du président Erdogan entre également en ligne de compte : panturquisme et panislamisme forment le cœur de la convergence entre son parti - l’AKP - et l’extrême-droite turque. Or, le soutien de cette dernière lui est indispensable pour disposer d’une majorité aux élections.

L’Iran n’a pas joué de rôle actif, mais il surveille la situation de très près. L’Azerbaïdjan pèse sur la politique de puissance régionale menée par Téhéran vers le Sud-Caucase (ancienne zone de domination de l’Empire perse) et en direction des populations persanophones d’Asie Centrale. Son dessein se heurte à la concurrence de la Turquie [9], qu’elle peut en partie freiner car les échanges commerciaux d’Ankara avec l’Asie Centrale dépendent de routes traversant l’Iran. Mais ce dernier a besoin de la Turquie car elle achète une partie de ses hydrocarbures. Les menaces contre la sécurité de l’Iran se trouvent accrues depuis que l’Azerbaïdjan a noué des relations étroites avec Israël, dont il est devenu un important fournisseur de pétrole et qu’il autorise à utiliser son territoire pour surveiller le programme nucléaire de Téhéran. Certains observent que la combinaison de l’alliance stratégique entre l’Azerbaïdjan et Israël avec les accords d’Abraham [10] permet à l’État hébreu d’“encercler“ l’Iran. Durant le conflit, comme elle le fait dans le nord de la Syrie et en Libye, la Turquie a engagé sur le terrain des mercenaires salafistes djihadistes syriens très violemment anti-chiites. L’Iran redoute de les voir s’installer à proximité de sa frontière septentrionale. La stabilité du pays dépend également en partie de l’Azerbaïdjan car la population hétérogène de l’Iran comprend une minorité azérie (estimée entre 15 et 25 % de la population totale) qui tenta de faire sécession à la fin de la Seconde Guerre mondiale [11] et pourrait être tentée de rejoindre l’État indépendant où les Azéris sont maîtres de leur destin. Face aux sanctions économiques internationales, l’Iran ne commerce qu’avec un nombre restreint de pays, au premier rang desquels la Russie. Or, les échanges terrestres entre les deux pays transitent par le territoire azerbaïdjanais. Plusieurs facteurs pousseraient au rapprochement entre Téhéran et l’Arménie. Mais, de par ses faiblesses, cette dernière fait figure d’allié inutile. Par pragmatisme, afin de ne pas pousser l’Azerbaïdjan à conforter les aspects de sa politique qui sont défavorables à ses intérêts, l’Iran lui apporta son soutien le 6 octobre 2020.

L’intérêt d’Israël pour l’Azerbaïdjan remonte à l’indépendance de ce dernier. Les relations diplomatiques furent établies en 1992, mais comme le disait le président Ilham Aliev, elles sont “comparables à un iceberg“ [12] : la majeure partie demeure invisible. En particulier une coopération militaire étroite, établie à partir de 1997 : Israël contribue à la modernisation de l’armée azerbaïdjanaise, les deux pays coopèrent en matière de lutte contre le terrorisme, l’armée et le renseignement israélien disposeraient depuis 2012 de facilités importantes pour surveiller le programme nucléaire iranien (et probablement mener des opérations contre celui-ci). La sécurité énergétique d’Israël dépend pour une part significative de l’Azerbaïdjan : Tel Aviv lui achèterait jusqu’à 40% des hydrocarbures qu’il consomme. Ce qu’équilibreraient les ventes d’armements (60% des importations azerbaïdjanaises en ce domaine). Certains soulignent que la reconnaissance éventuelle de l’indépendance du Haut-Karabakh constituerait un fâcheux précédent diplomatique, dont pourraient user les Palestiniens et leurs soutiens pour obtenir la reconnaissance de l’État de Palestine. Autre point de divergence avec les Arméniens, Israël refuse de reconnaître le génocide de 1915. Davantage que la conviction que la Shoah est un événement historique sans précédent, jouerait le réalisme stratégique. Dans un environnement régional hostile, Israël entretint de bonnes relations stratégiques et économiques avec la Turquie (de la fin des années 1950 au début des années 2010), puis avec l’Azerbaïdjan, depuis le refroidissement avec Ankara.

La Chine, s’intéresse depuis les années 1990 au Caucase, un tronçon de sa “Nouvelle route de la soie“. Elle investit dans les infrastructures et l’extraction des matières premières tout en nouant des liens avec les dirigeants politiques, les milieux d’affaires et les responsables de la défense. Elle utilise notamment l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) [13], avec la variété de statuts qu’elle offre pour ne pas contraindre à l’adhésion pure et simple. Elle ne s’impliqua pas dans le conflit et préserva l’avenir en préconisant un règlement négocié.

Les États-Unis, tout à leur politique de désengagement militaire, demeurèrent à l’écart. L’Union européenne n’a guère été plus présente. Pourtant, les Occidentaux ne peuvent pas négliger une région qui influe sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe, sur la sécurité de l’Alliance atlantique et du Proche-Orient face à la résurgence de la puissance russe, sur les ambitions de la Chine, et sur une partie des flux migratoires vers l’Europe. Pourtant, ils se bornèrent à lancer un appel au cessez-le-feu et à la reprise des négociations de paix dans le cadre du groupe de Minsk [14] créé en 1994 par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe-OSCE.

Mais ce dernier n’est jamais parvenu à trouver de solution acceptable par les deux parties, tant ce conflit résulte de causes complexes.

II. Aux origines du conflit du Haut-Karabakh

(cont. I-III)