*Géopolitique de la Seconde Guerre du Haut-Karabakh, 27-IX / 9-XI 2020*, Patrice Gourdin (II-III)

II. Aux origines du conflit du Haut-Karabakh

(cont.)

La Seconde Guerre du Haut-Karabakh s’inscrit dans une hostilité enracinée dans l’histoire et relancée par l’effondrement de l’URSS.

Les affrontements pour le Haut-Karabakh participent d’un conflit identitaire d’antériorité. Il s’agit d’« un conflit national qui, sous la forme d’une crise identitaire, concerne un morceau de territoire, lequel, pour l’opinion collective des protagonistes, est sanctuarisé de part et d’autre. Ce morceau de territoire, cet espace, devient un impératif territorial indispensable à la perpétuation du groupe social, de la nation. […] Dans les conflits d’antériorité, chacun des protagonistes prétend être le premier occupant et perçoit l’autre comme un intrus, un intrus qui n’a plus qu’à, soit accepter d’être subjugué, soit partir [15] ». Ce type de conflit s’avère des plus ardus à résoudre car « le lieu contesté est sanctuarisé par chacune des parties, et porté au point suprême de la mythologisation (sic) politique, car de la possession ou de la non-possession de ce lieu découle la certitude qu’il en va de la survie de la nation [16] ». Le Haut-Karabakh représente, pour les Arméniens comme pour les Azéris, une terre “légitimante“, une terre « dont la possession est indispensable à la complétude, à la perfection nationale [17] ». Aussi, chacun des deux peuples déploie une batterie d’arguments justifiant sa prétention à la possession de ce territoire, en dépit du peu d’intérêt économique et stratégique de ce dernier.

Les Arméniens arguent de leur présence continue dans la région depuis l’Antiquité [18], au sein de constructions étatiques tantôt proprement arméniennes, tantôt étrangères. Ils remontent jusqu’au royaume d’Urartu (IXe-VIe siècle avant notre ère). Après la destruction de celui-ci, ils devinrent la population majoritaire dans cet espace. Pour résumer à grands traits une histoire complexe, les Arméniens furent maîtres de leur destin durant une partie de l’Antiquité (royaume d’Arménie, 190 avant - 428 après notre ère) et du Moyen-Âge (royaume bagratide, 885-1045, royaume arménien de Cilicie, 1078-1375). Mais durant de nombreux siècles, ils furent en totalité ou en partie incorporés dans des empires (pour l’essentiel : perse achéménide entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère, grec entre le IVe et le IIe siècle avant notre ère, byzantin, arabe et perse entre le Ve et le Xe siècle de notre ère, ottoman et perse entre le XVe et le XVIIIe siècle de notre ère, ottoman et russe entre le XIXe et le XXe siècle de notre ère). Les aléas de cette histoire obligèrent une partie des Arméniens à se déplacer. Ceux qui habitaient le Haut-Karabakh furent remplacés par les Azéris au XVe siècle. Lorsque l’empire russe conquit le Caucase (entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle), il réimplanta des Arméniens dans le Haut-Karabakh. Cela participait de la stratégie consistant à ériger une barrière de peuplement chrétien (Russes, Géorgiens, Arméniens) pour défendre le Caucase russe face aux empires musulmans rivaux. Aussi leurs adversaires voient-ils en eux un corps étranger sur une terre considérée comme musulmane depuis la conquête arabe et l’islamisation qui l’accompagna au VIIe siècle. Les Arméniens tenaient tout particulièrement à revenir au Haut-Karabakh car il constitue le cœur culturel de leur identité [19]. En particulier, il s’y trouve le monastère d’Amaras, où repose saint Grégoire l’Illuminateur (257-331). Selon la tradition, il aurait converti le roi Tiridate IV en 301, ce qui fait du royaume d’Arménie le premier État ayant adopté le christianisme comme religion officielle [20], avant l’Empire romain [21]. L’Église chrétienne arménienne fut donc la première église (au sens institutionnel du terme) de la région et Grégoire en fut le premier chef suprême (Catholicos). Le christianisme s’impose d’autant plus comme un fondement essentiel de l’identité arménienne qu’il défend une doctrine particulière : le miaphysisme. Les premiers siècles du christianisme furent traversés de multiples querelles relatives au dogme. L’une des questions les plus débattues avait trait à la nature du Christ. Le courant dominant s’accorda sur la double nature : à la fois divine et humaine. Mais il se sépara sur l’existence d’une hiérarchie entre ces deux natures. Le concile de Chalcédoine, en 451, édicta le dogme adopté par Rome et Byzance : le Christ a deux natures séparées mais non distinctes [22]. L’Église arménienne opta, quant à elle, pour deux natures séparées et distinctes, plaçant la nature divine au-dessus de la nature humaine [23]. Autre figure majeure, saint Mesrop Machtots (362-440). Il fonda au monastère d’Amaras la première école où l’enseignement était dispensé en langue arménienne. Cette langue arménienne dont il inventa l’alphabet, un alphabet qui détacha l’arménien du grec et assura la pérennité de l’identité arménienne. Il est dit de lui : « il sauva le peuple arménien en sauvant sa langue ». Autochtonie, foi chrétienne et langue spécifique : trois composantes clés de toute identité nationale se trouvent, dans le cas arménien, reliées au Haut-Karabakh.

Staline fixa les limites et le statut du territoire des Républiques socialistes soviétiques d’Arménie et d’Azerbaïdjan.

La présence des Azéris remonte au XVe siècle. Ils s’installèrent dans la partie du Caucase vassale des Arabes et islamisée depuis 639, qui passa sous la domination des Turcs Seldjoukides en 1067. Quelques décennies après leur arrivée, en 1501, les territoires qu’ils habitaient furent incorporés à l’Empire perse alors dirigé par la dynastie safavide. Celle-ci imposa l’islam chiite afin de se dissocier totalement de son rival, l’Empire ottoman. Au début du XVIe siècle, les bases de l’identité azérie étaient jetées : appartenance à l’ethnie turque, utilisation d’une langue turque, pratique de l’islam chiite (mais sans clergé). L’expansion de l’Empire russe dans le Caucase se fit au détriment de l’Empire perse. Les traités de Golestan (1813) et de Turkmantchaï (1829) firent passer sous souveraineté russe l’ensemble des territoires constitutifs de l’Azerbaïdjan indépendant actuel [24], y compris le Haut-Karabakh. Le shah de Perse encouragea le départ vers la Russie de la communauté arménienne qu’il jugeait trop nombreuse et trop influente. Dans le contexte de rivalités entre les empires, la présence des Arméniens dans le Sud-Caucase revêtait, nous l’avons vu, une dimension stratégique. Aussi, les Azéris considèrent-ils depuis le XIXe siècle que le Haut-Karabakh a été “réarménisé“ de force à leur détriment. C’est l’origine du très fort sentiment anti-arménien actuel. Les exactions turques à l’encontre des sujets arméniens de l’Empire ottoman, récurrentes de la fin du XIXe siècle jusqu’au génocide de 1915, accentuèrent au fil des décennies et nourrissent aujourd’hui l’hostilité des Azéris et la défiance des Arméniens. Les deux parties s’affrontèrent brièvement mais très durement à la fin de la Première Guerre mondiale. L’éclatement de l’Empire russe vit le surgissement d’une République démocratique d’Arménie (28 mai 1918-2 décembre 1920) et d’une République démocratique d’Azerbaïdjan (28 mai 1918-28 avril 1920) qui se livrèrent une guerre sans merci pour le contrôle de territoires, parmi lesquels le Haut-Karabakh et le Nakhitchevan. Les combats s’accompagnèrent de nombreux massacres perpétrés de part et d’autre, dont le souvenir demeure vivace, entretenant l’hostilité et le désir de vengeance. Les bolcheviks reprirent le contrôle des deux entités en 1920. Commissaire du peuple aux nationalités, Staline fixa les limites et le statut du territoire des Républiques socialistes soviétiques d’Arménie et d’Azerbaïdjan [25]. En 1921, le Nakhitchevan et le Haut-Karabakh furent attribués à l’Azerbaïdjan, dans l’espoir de faciliter un rapprochement avec la Turquie de Mustafa Kemal. Toutefois, en 1923, pour tenter de rallier la diaspora arménienne, le Haut-Karabakh reçut un statut d’autonomie, ce qui déplut aux Azéris.

Le totalitarisme soviétique maintint de force la paix entre Arméniens et Azéris jusqu’à la fin des années 1980. Mais lorsque Mikhaïl Gorbatchev entama la libéralisation du régime (« perestroïka »), les tensions identitaires resurgirent dans toute l’Union, notamment au Caucase.

Dans ce contexte, les Arméniens de la région autonome du Haut-Karabakh organisèrent un référendum officieux. Le 20 février 1988, ils proclamèrent des résultats favorables au rattachement du territoire à la République socialiste soviétique d’Arménie. Cela déclencha immédiatement des affrontements intercommunautaires, notamment le pogrom anti-arménien de Soumgaït, localité des bords de la Caspienne, à 30 kilomètres au nord de Bakou (28 février 1988). Sous l’impulsion de Levon Ter-Petrossian et de son Comité Karabakh, une partie de la population de la République socialiste soviétique d’Arménie prit fait et cause pour le rattachement du Haut-Karabakh. Moscou s’avéra incapable de trouver une solution et les tensions comme les affrontements persistèrent. Les Azéris gardent encore en mémoire le déploiement sanglant de 35 000 soldats de l’Armée rouge en janvier 1990. Officiellement, ils venaient protéger la minorité arménienne, mais ils devaient surtout empêcher l’Azerbaïdjan de devenir indépendant. Le monument érigé à Bakou en souvenir des centaines d’Azéris tués et blessés durant ce “Janvier Noir“ demeure un des lieux les plus sacrés et les plus visités du pays [26]. La situation empira brusquement avec la proclamation de l’indépendance de l’Azerbaïdjan, le 31 août 1991. La population arménienne du Haut-Karabakh prit peur pour sa sécurité : compte tenu des contentieux accumulés, que deviendrait-elle dans un État souverain dominé par les Azéris ? Le 2 septembre 1991 elle instaura une république du Haut-Karabakh. Le 21 septembre, l’Arménie devint à son tour indépendante, ce qui contribua au vote par le Parlement azerbaïdjanais de l’annulation du statut d’autonomie dont bénéficiait le Haut-Karabakh depuis 1923. Le 10 décembre 1991, la population arménienne de ce dernier opta par référendum pour l’indépendance (par 99 % des suffrages). La proclamation d’indépendance qui s’ensuivit ne s’accompagna pas d’une demande de rattachement à l’Arménie, afin de ne pas indisposer la communauté internationale, attachée au principe d’intégrité territoriale et qui refusa de reconnaître le nouvel État.

Le conflit armé entre Azéris et Arméniens d’Azerbaïdjan avait commencé en février 1988, mais il prit l’ampleur d’une véritable guerre durant l’hiver 1991-1992. La désintégration de l’URSS avait entraîné, à l’automne 1991, au Haut-Karabakh, une course aux armements des deux communautés. L’armée azerbaïdjanaise, renforcée par des paramilitaires et des mercenaires issus de l’ex-armée soviétique affronta les volontaires arméniens du Haut-Karabakh, renforcés par des volontaires arméniens d’Arménie [27] et de la diaspora ainsi que des mercenaires issus de l’ex-armée soviétique. Fin février 1992, la tentative de reconquête lancée par l’Azerbaïdjan au début de l’hiver se soldait par un échec. De mai à décembre 1993, les offensives arméniennes se succédèrent et permirent de conquérir le territoire compris entre l’Arménie et le Haut-Karabakh ainsi qu’entre celui-ci et la frontière iranienne. Il s’agissait d’assurer la sécurité de l’enclave, pas d’annexer ces terres azéries. Entre décembre 1993 et mai 1994, la progression arménienne fut stoppée par les contre-offensives azerbaïdjanaises. Un cessez-le-feu s’imposa. Signé le 16 mai 1994, il prévoyait des négociations dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dans le but de trouver un règlement durable. Le Groupe de Minsk [28], créé à cet effet, ne parvint à aucun résultat. Il ne put résoudre la contradiction qui oppose deux principes fondamentaux du droit international figurant dans la charte des Nations-unies : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (invoqué par les Arméniens du Haut-Karabakh) et le respect de l’intégrité territoriale des États (défendu par l’Azerbaïdjan et appuyé par quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations-unies demandant la restitution des territoires [29]).

Pendant que les négociations s’enlisaient, le Haut-Karabakh s’unissait de fait sinon en droit à l’Arménie, jusqu’à lui fournir ses dirigeants jusqu’en 2018 [30], avant l’élection d’Armen Sarkissian à la présidence de la République et l’élection de Nikol Pachinian au poste de Premier ministre. Le système défensif mis en place contint toutes les velléités azéries de reconquête. Le conflit demeura “gelé“ au niveau d’une guerre de basse intensité, essentiellement menée par snipers interposés, exception faite d’une offensive d’envergure tentée par l’Azerbaïdjan du 2 au 5 avril 2016.

Le 27 septembre 2020, la situation changea du tout au tout.

III. Du “conflit gelé“ du Haut-Karabakh à la redistribution des cartes

À l’automne 2020, en quelques semaines de combats, l’Azerbaïdjan inversa le rapport des forces et modifia les données du problème.

Nous ne connaissons probablement pas toutes les causes directes de la Seconde Guerre du Haut-Karabakh, mais un certain nombre s’imposent d’ores et déjà.

Il semble que tout parte de l’échec, depuis 1994, d’une solution négociée. En 2018, l’espoir était revenu avec les promesses d’ouverture faites par le nouveau Premier ministre arménien, Nikol Pachinian. Or, au bout de deux années, rien n’avait changé et Nikol Pachinian en juillet 2020, à Choucha, déclara : « Le Karabakh est arménien, un point c’est tout ! [31] ». Dès l’automne 2018, il avait pris acte du changement de perception intervenu auprès d’une partie (non quantifiable) des Arméniens : les districts azéris occupés pour constituer une zone de sécurité, destinés à être échangés contre un statut pour le Haut-Karabakh, devinrent au fil du temps des “terres historiques conquises par le sang” [32]. Dans le même temps, Nikol Pachinian et Ilham Aliev affrontaient de graves difficultés intérieures et avaient tout intérêt à détourner l’attention de leurs peuples vers l’extérieur. L’Arménie semble ne pas avoir surveillé d’assez près le réarmement massif et la reconstruction des forces armées de l’Azerbaïdjan. Excès de confiance en soi, incompétence, corruption ? Nous ne le savons pas encore. Pourtant, les brefs combats du mois de juillet 2020 auraient dû sonner l’alarme. Certains estiment que le contexte international pourrait avoir également pesé. L’Azerbaïdjan exploita une fenêtre de tir particulièrement favorable. La pandémie de Covid-19 accaparait la communauté internationale et paralysait toute réplique d’ampleur. Les élections présidentielles limitaient les possibilités de réaction des États-Unis, dans l’hypothèse (improbable) où ils auraient envisagé de le faire. La crise au Bélarus absorbait l’attention de la Russie, qui ne paraît pas avoir prévu la reprise du conflit ou, du moins, son ampleur. À moins qu’elle n’ait laissé faire sciemment. Le Brexit et la montée de l’euroscepticisme réduisaient encore la probabilité d’une riposte de l’Union européenne. En admettant qu’elle parvint à en définir une, alors qu’elle s’avère toujours incapable de se doter d’une politique de puissance. À l’opposé, la Turquie a de l’ambition à revendre et ne rencontre guère d’obstacle dans cette voie, ce dont Bakou bénéficia.

Dès l’ouverture des hostilités, l’Azerbaïdjan surclassait la coalition Arménie-Artsakh. Son budget de la défense (2019), alimenté par les recettes d’exportation des hydrocarbures se montait environ au triple de celui d’Erevan : 1 787 millions de dollars (3,79 % du PIB) contre 644 millions de dollars (4,79 % du PIB). En termes d’effectifs combattants, on notait une parité : 66 950 soldats dans les forces azéries contre 67 300 dans les forces arméniennes. Mais les Arméniens disposaient de réserves plus faibles : 210 000 réservistes contre 300 000. Ce déséquilibre pesa d’autant plus lourd que Bakou engagea des mercenaires syriens [33]. Les combattants arméniens étaient estimés (et s’estimaient) meilleurs que les Azéris, ce qui aurait dû compenser la disparité en matériel. Sur le plan quantitatif, l’Azerbaïdjan bénéficiait de la supériorité [34], tandis que la qualité paraissait équivalente puisque les deux belligérants achetaient l’essentiel de leurs équipements à la Russie. Celle-ci recourait à un moyen classique pour éterniser un conflit : assurer un relatif équilibre des forces entre les belligérants. La surprise stratégique devait venir de la combinaison de plusieurs facteurs que l’on ignorait (en attendant la mise au jour éventuelle d’autres éléments). D’abord, joua l’amélioration considérable des qualités [35] et des matériels de l’armée azerbaïdjanaise, en particulier les forces spéciales (en admettant qu’il ne s’agisse pas de militaires turcs). La participation (sous commandement turc) aux missions de l’OTAN au Kosovo et en Afghanistan permit d’aguerrir une partie des militaires azerbaïdjanais. Ensuite, pesa l’ampleur de son équipement en drones ainsi que son aptitude à s’en servir (avec quel niveau d’assistance de la part de la Turquie et d’Israël, la question demeure controversée). Parallèlement, le conflit révéla, côté arménien, l’impréparation militaire (au moins en partie imputable à la médiocrité du renseignement) et la défaillance sur le terrain d’une partie du commandement, incapable d’adapter un mode défensif pris en défaut par les drones.

Du 27 septembre au 22 octobre 2020, l’Azerbaïdjan mena une vaste offensive terrestre sur l’ensemble du front “gelé“ depuis 1994. (...) Le tournant décisif intervint le 22 octobre 2020. (...) Entre le 23 octobre et le 9 novembre 2020, l’Azerbaïdjan lança une nouvelle offensive terrestre, toujours appuyée par les blindés, l’artillerie et les drones et recourant aux forces spéciales.

Schématiquement, les opérations se déroulèrent en deux phases.

Du 27 septembre au 22 octobre 2020, l’Azerbaïdjan mena une vaste offensive terrestre sur l’ensemble du front “gelé“ depuis 1994. Fortement appuyée par les blindés, l’artillerie et les drones, l’armée azerbaïdjanaise avait pour mission de reconquérir suffisamment de territoire pour contraindre l’Arménie à relancer le processus diplomatique. Le système de défense du Haut-Karabakh (ligne Oganissian) était assez simple : six lignes dotées d’une série de points d’appui, derrière lesquelles se trouvaient des forces de manœuvre blindées ou motorisées mobiles et des groupes d’artillerie. L’avancée des forces de l’Azerbaïdjan fut inégale : significative au sud, pratiquement inexistante au centre et, surtout, au nord. Elle se solda par de lourdes pertes matérielles de part et d’autre et suscita partout des contre-offensives arméniennes. Ce résultat était logique : la nature montagneuse et compartimentée du terrain, combinée au début de conditions climatiques hivernales, jouait en faveur des défenseurs arméniens au centre et au nord. En revanche, le relief plat (ou légèrement vallonné) et la météorologie plus clémente au sud permirent de profiter de la puissance de feu engagée. L’état-major azerbaïdjanais ne pouvait ignorer ces réalités. Il semble qu’il engagea des forces sans espoir de succès significatif au centre et au nord afin d’immobiliser les forces arméniennes et d’empêcher le parti adverse de renforcer son front sud. À partir du 2 octobre 2020, l’Azerbaïdjan utilisa massivement ses drones [36] pour isoler et détruire les positions arméniennes jusqu’alors solidement tenues. Le 3 octobre les deux camps s’engagèrent dans une guerre balistique, l’Azerbaïdjan visant notamment les infrastructures de communication pour paralyser les mouvements et le ravitaillement des forces arméniennes, par ailleurs toujours harcelées par les drones. Bref, la guerre de mouvement marquait le pas, un apparent équilibre des forces était instauré et Bakou entamait une guerre d’attrition. Les observateurs s’accordaient sur l’incapacité des deux belligérants à tenir longtemps une telle stratégie. La progression méthodique des forces azerbaïdjanaises sur le front sud, le long de la frontière iranienne (fixée sur le fleuve Araxe) pour inhiber les tirs arméniens, retenait moins l’attention. Pourtant, elle allait se montrer déterminante.

Le tournant décisif intervint le 22 octobre 2020. Avec ses 6 lignes défensives enfoncées entre le 15 et le 22 octobre, de nombreux blindés mis hors de combat et une défense aérienne inopérante contre les drones adverses [37] qui entravaient l’acheminement des renforts et du ravitaillement, l’Arménie perdit l’avantage défensif. Parallèlement, le même jour, l’Azerbaïdjan acheva la reconquête du sud et put tourner ses forces en direction du nord. La guerre entrait dans sa seconde phase.

Entre le 23 octobre et le 9 novembre 2020, l’Azerbaïdjan lança une nouvelle offensive terrestre, toujours appuyée par les blindés, l’artillerie et les drones et recourant aux forces spéciales. L’évolution favorable des opérations amena Bakou à élargir ses objectifs : il décida d’exploiter son avantage pour reconquérir tous les territoires perdus en 1994. Les opérations furent rondement menées : le 4 novembre, la route stratégique reliant Goris (en Arménie) à Stepanakert, le corridor de Latchine, se trouva sous le feu de l’Azerbaïdjan. L’approvisionnement et l’envoi de renforts devenaient impossibles par cette route, tandis que celle qui se trouve plus au nord (entre Vardenis et Martakert) demeurait exposée aux tirs depuis le territoire azerbaïdjanais. Le 8 novembre 2020, l’Azerbaïdjan s’emparait de la ville de Choucha (Chouchi en arménien), avec l’aide probable de redoutables forces turques spécialement entraînées à la guerre en montagne et aguerries contre les Kurdes. Ce fut une double victoire pour Bakou. Victoire symbolique, car la chute, en 1992, de la ville considérée comme le berceau culturel azéri au Karabakh, avait été ressentie comme une catastrophe majeure, ce qui entretint le très fort désir de revanche d’une partie de la population. Victoire stratégique, parce que la ville domine Stepanakert, qui se trouvait donc sous le feu des forces azerbaïdjanaises. Or, « qui tient Choucha/Chouchi tient le Haut-Karabakh ». L’écrasement total des Arméniens du Haut-Karabakh et la liquidation de leur République devenaient imminents. Mais la Russie ne le souhaitait pas et Vladimir Poutine sortit de sa réserve. Il entra en scène au moment où les conditions semblaient réunies pour mettre en œuvre le plan Lavrov [38], proposé sans succès en avril 2016. « La situation doit être claire sur le champ de bataille avant que la diplomatie puisse être efficace [39] » !

Les termes de l’accord de cessez le feu de novembre 2020
Source et crédit wikipedia

Sous l’égide de la Russie, les parties prenantes au conflit conclurent un cessez-le-feu “total“ le 9 novembre 2020 [40]. Moscou agit sans mandat international, ce qui lui laisse les mains libres pour organiser et administrer sa médiation.

Conformément au droit international (principe d’intégrité territoriale), l’Azerbaïdjan conserve le tiers sud reconquis du Haut-Karabakh et récupère les territoires situés entre l’Arménie et le Haut-Karabakh perdus depuis 1994 : districts d’Aghdan, de Kelbadjar et de Latchine.

L’accord prévoit le retour des déplacés azéris chassés des territoires perdus depuis 1994, sous le contrôle du Haut-Commissariat des Nations-unies aux réfugiés.

Les belligérants conviennent d’un échange de prisonniers et de la restitution des dépouilles de combattants tués. Les atrocités commises [41] et les poursuites qu’elles devraient entraîner ne sont pas mentionnées. Le fossé du sang creusé de longue date entre les deux peuples s’en trouve encore élargi et ne manquera pas de peser sur l’évolution de la situation.

L’Arménie accepte l’ouverture (à travers le massif du Zanguezour et la province de Siounik) d’un corridor de communication entre l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan et le territoire de l’Azerbaïdjan. Ce dernier concède un passage sécurisé (à construire au nord de l’ancienne route stratégique Goris-Stepanakert) entre le Haut-Karabakh et l’Arménie. Les deux parties s’engagent à ne pas entraver les échanges économiques.

Afin de superviser et de sécuriser l’application de ces clauses, la Russie est autorisée par les deux belligérants à déployer une force de maintien de la paix [42] pour une période initiale de 5 ans, renouvelables une fois. La Russie dispose (depuis 2005) d’une seule unité spécialisée dans les opérations de maintien de la paix (les Russes parlent, pour leur part, de “coercition pour la paix“) : la 15e brigade Alexandrine de fusiliers motorisés. Ankara ne manquera pas de relever qu’elle est l’héritière du 5e régiment de hussards de la garde impériale, créée par le tsar Alexandre Ier et qui participa aux guerres russo-turques. Placée sous le commandement du général Rustam Muradov, son état-major se trouve à Stepanakert. Composée exclusivement de professionnels, très bien entraînée et équipée, cette unité d’élite a combattu en Géorgie (2008) et en Syrie (depuis 2015), vraisemblablement en Ukraine (depuis 2014). Des gardes-frontières du FSB [43] veilleront sur les corridors de communication. Pour la première fois, l’armée russe prend en charge les affaires civiles sur un théâtre d’opération, sous l’égide du Comité interministériel pour l’aide humanitaire créé pour l’occasion par Vladimir Poutine (décret du 13 novembre 2020 [44]).

Quant au statut du Haut-Karabakh, il reste à négocier, par l’entremise de Moscou. De fait, la Russie devient la seule garante des Arméniens du Haut-Karabakh et maîtresse du destin de ce qu’il reste de la République d’Artsakh.

Cette guerre de 44 jours, sur quelques milliers de kilomètres carrés du Sud-Caucase, outre son cortège de morts, de blessés, de souffrances psychologiques et de destructions matérielles, entraîne des conséquences de dimension mondiale.

IV. Engagement turc mais bénéfices russes

(cont.)