la libertad de la prensa turca, en peligro

Osservatorio Balcani e Caucaso/courrierdesbalkans

Turquie: la liberté de la presse est en danger

Traduit par Béranger Dominici
Publié dans la presse : 30 janvier 2012
Mise en ligne : dimanche 26 février 2012
Près de 40 journalistes ont été arrêtés en une seule nuit, fin décembre, en raison de leurs liens présumés avec des organisations terroristes. Selon Human Rights Watch, c’est le dispositif légal, et la définition très large de la notion de « terrorisme » qu’il donne, qui est en cause. La Turquie occupe toujours la 148e place sur 179 dans le classement mondiale de Reporters sans frontières.

Par Alberto Tetta

Qu’en est-il de la liberté d’expression en Turquie ? Le verdict de Reporter sans frontières, issu de son rapport annuel sur la liberté d’expression paru le 25 janvier dernier, est sans appel : « bien qu’elle se pose souvent en modèle, la Turquie occupe la 148ème place sur 179 dans notre classement international. Bien loin d’avoir mis en œuvre les réformes promises, le régime en place depuis la fin de la dictature militaire a arrêté un grand nombre de journalistes ». Un constat que l’opposition fait sien : « nous assistons à un tournant autoritaire du régime, qui semble avoir pour objectif de mettre en prison quiconque s’oppose au gouvernement ». Ce à quoi Naim Şahin, le ministre de l’Intérieur, répond : « nous nous devons de combattre le terrorisme sous toutes ses formes, et poursuivre toute personne le soutenant ».

Le terrorisme entre les lignes

Le 23 décembre dernier, à six heures du matin, commence une importante opération de police. À Istanbul, Ankara, Diyarbakır, Van, Izmir et Adana, les forces de l’ordre investissent les rédactions des agences de presse Diha et Etha ainsi que du quotidien kurde Özgür Gündem, et font irruption dans les domiciles privés de leurs journalistes. En tout, 38 personnes sont arrêtées, toutes accusées de « propagande terroriste » et de lien avec le Koma Civakên Kurdistan, lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le procès KCK, impliquant 151 personnes –hommes politiques, activistes et militants kurdes– n’est toutefois qu’une nouvelle procédure parmi toutes celles qui ont été initiées en Turquie ces derniers mois. En effet, des centaines de personnalités, venant de milieux sociaux et professionnels divers, dont des journalistes, ont été soupçonnées de connivences avec le terrorisme et arrêtées.

Selon Human Rights Watch, ces arrestations sont dues à une « définition trop large de la notion de terrorisme, qui permet de prononcer des peines très lourdes contre des personnes que, pourtant, peu de preuves compromettent. Les procédures judiciaires sont souvent ouvertes pour des textes ou des discours non-violents : ainsi, les arrestations qui ont lieu amènent-elles à se poser la question de la protection de liberté d’expression dans le pays ».

Des craintes que viennent confirmer les déclarations du ministre de l’Intérieur Naim Şahin. Selon lui, l’éradication du terrorisme exige plus que la répression des organisations armées : « le terrorisme a également une arrière-garde qu’il faut redouter malgré son apparente innocence. Une partie de l’opinion publique ne s’en rend pas compte, mais les soutiens indirects au terrorisme existent. Ainsi de celui qui se répand dans l’espace public en voulant montrer que les organisations terroristes sont légitimes ; ou de celui qui transforme les faits dans ses articles, dans ses récits, dans ses poésies, ou dans ses peintures, et discrédite les forces de l’ordre qui accomplissent leur devoir : ceux-là sont des soutiens au terrorisme ».

Les lettres de prison

Les journalistes, depuis leur prison, nient l’accusation d’accointance avec les réseaux terroristes. Leur unique moyen de protestation publique est les lettres qu’ils écrivent et qui, après être passées par les services de censure de l’administration pénitentiaire, sont publiées dans Tutuklu Gazete (« le journal détenu », en turc), un journal imprimé en mille exemplaires et distribué en supplément des quotidiens Birgün, Evrensel, Aydınlık et Atılım.

« Nous sommes journalistes, pas terroristes » peut-on lire, en une de ce journal insolite. « Travailler selon les principes déontologiques de la profession journalistique peut amener à être soupçonné de comploter contre le gouvernement. L’objectif des organisations terroristes étant de faire tomber le gouvernement par des actes violents, les journalistes sont accusés de soutenir ces organisations par leurs articles. Ces syllogismes pourraient prêter à faire rire s’ils n’avaient des conséquences aussi graves. Nos collègues en jugement risquent entre dix et quinze années d’emprisonnement ».

Redéfinition de la menace

Les premiers événements ayant attiré l’attention de la presse internationale sur la situation de liberté d’expression en Turquie ont eut lieu en 2005 : il s’agissait, d’une part le procès contre l’écrivain –et prix Nobel de littérature– Orhan Pamuk, et, d’autre part, de la condamnation du journaliste turco-arménien Hrant Dink –par la suite assassiné. Tous deux tombaient sous le coup de l’article 301 du Code pénal turc interdisant l’ « offense à l’identité turque », en raison de leurs déclarations sur le génocide arménien. En 2011, l’arrestation d’Ahmet Şık et de Nedim Şener, soupçonnés d’être liés au réseau Ergenekon, a relancé le débat.

Cet événement a toutefois constitué un point de rupture. Alors que, par le passé, les intellectuels et les journalistes qui prenaient le contrepied de la version officielle de thèmes tabous –comme le génocide arménien, les violences commises par l’armée, les disparus du coup d’Etat militaire de 1980, ou les exécutions de militants kurdes dans les années 1990 – étaient condamnés sur le fondement de l’article 301 du code pénal ; à partir de 2011, la majorité des journalistes sont arrêtés pour infraction à la législation anti-terroriste.

Ainsi d’Ahmet Şık, journaliste turc collaboration à d’importantes publications comme les quotidiens Cumhurriyet, Evrensel, Radikal, et l’hebdomadaire Nokta, a-t-il été arrêté le 6 mars 2011, avec son collègue Nedim Şener. Leur proximité supposée avec le réseau Ergenekon n’avait pour unique fondement que le manuscrit d’un livre non encore publié, L’armée de l’Imam, démontrant comment la police est contrôlée par des membres de la confrérie musulman de Fetrullah Gülen, important dignitaire religieux proche du pouvoir. Selon les juges, la publication de cet ouvrage peu de mois avant les élections aurait une tentative de déstabilisation du pouvoir en place.

Près d’un an après leur arrestation, comme des dizaines de leurs collègues, Ahmet Şık et Nedim Şener sont encore en prison. Aucune autre preuve venant étayer leurs liens supposés avec Ergenekon n’a été trouvée. Le 5 janvier dernier, Nedim Şener était entendu, dans le care de son procès : « dans la Turquie de 2011, jour après jour, la situation est de plus en plus difficile pour qui veut se battre en faveur de la vérité et de la justice. Des professeurs d’université, des étudiants, des journalistes, des éditeurs, qui feraient le choix de la dissidence seraient arrêtés. Les critiques contre un groupe puissant –qu’il s’agisse du gouvernement, d’une confrérie religieuse, du pouvoir judiciaire ou de la police– ne devraient pas être considérées comme des infractions à la loi. Ce genre de pratiques ont lieu dans des dictatures et sous des régimes fascistes, pas en démocratie ».