entretien avec Hans Kribbe (*The Strongmen : European Encounters with Sovereign Power*)

En mobilisant les pensées de Machiavel, Hegel et Kojève, Hans Kribbe analyse l'entrée des Européens dans le paradigme de la puissance et le code de conduite des hommes forts.

Hans Kribbe, The Strongmen : European Encounters with Sovereign Power., McGill-Queen's University Press, 2020, 239 pages

Vous commencez votre livre par un constat. Selon vous, nous sommes progressivement passés d’un ordre international fondé sur des règles à une politique fondée sur la force. Pouvez-vous présenter à nos lecteurs ce changement de paradigme et comment il a été vécu au sein des institutions européennes ?

Je crois que le moment charnière de ce changement de paradigme reste la fin de la guerre froide, bien que nous ne nous en soyons pas rendu compte sur le moment. Nous avons naïvement pensé que le monde entier allait devenir libéral. C’était l’époque de la célèbre thèse de Francis Fukuyama sur la fin de l’Histoire. Au cours des dix dernières années, cette croyance s’est effondrée. Les pressions, les crises, l’émergence d’une opposition systémique – émanant de la Chine, la Russie ou encore la Turquie – au respect d’un ordre international fondé sur des règles, tout cela nous a montré que ce paradigme n’est pas éternel. Bien sûr, nous y sommes toujours favorables, mais nous sommes obligés de nous rendre à l’évidence qu’il ne va pas s’étendre à toute la planète, qu’il y aura une opposition provenant non seulement de pays faibles ou périphériques (sur les plans économique, militaire ou politique), mais aussi d’acteurs systémiques puissants.

L’Occident était très attaché à l’idée d’un monde progressivement façonné à son image. L’Europe était convaincue qu’un ensemble de règles, d’institutions et de tribunaux internationaux serait responsable de la gestion des divergences et des litiges. Dans cet ensemble, il y aurait toujours des différences d’opinion, des intérêts hétérogènes, etc., mais ces différends seraient traités au sein d’un système de gouvernance unifié analogue à celui de l’Union européenne. Cette conviction est toutefois devenue difficile à entretenir de nos jours. Force est de constater que certains acteurs ne se conformeront jamais aux règles internationales au sein de la nouvelle réalité pluraliste dans laquelle nous évoluons, tout simplement parce qu’ils ne reconnaissent pas la nature contraignante de ces règles.

Ce nouveau paradigme crée une lutte existentielle pour l’Union, car elle a toujours appris à penser et à agir dans le cadre d’un ordre fondé sur des règles. Les instruments à sa disposition sont exclusivement de nature juridique, le débat politique à Bruxelles est principalement technique. Traditionnellement, la plupart des questions européennes ne sont pas abordées sous un prisme géopolitique, ni même en termes de politique étrangère. Cela conduit parfois à des situations où l’Union souhaite faire valoir un point de vue géopolitique, mais ne peut le faire que par une décision relative au droit de la consommation ou au droit commercial car il s’agit du seul vocabulaire à sa disposition. En d’autres termes, la politique étrangère de l’Union prend parfois la forme d’un texte de loi plutôt que d’un acte de pouvoir souverain.

La politique étrangère de l’Union prend parfois la forme d’un texte de loi plutôt que d’un acte de pouvoir souverain.

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Par exemple, l’Union a pris la décision en 2015 de rendre obligatoire l’étiquetage des marchandises provenant des colonies israéliennes, indiquant que celles-ci ont été fabriquées dans un territoire illégalement occupé. Il s’agissait d’un acte politique, mais les responsables européens ont fait valoir que cette mesure découlait logiquement de la réglementation sur l’étiquetage mise en place dans les années 1990 pour lutter contre la maladie de la vache folle. La décision a été présentée comme une mesure d’information des consommateurs sous le régime d’application des règles d’indication d’origine. De toute évidence, l’Europe utilisait la puissance de son marché pour faire pression sur Jérusalem et pour maintenir l’espoir d’un accord de paix au Moyen-Orient. Et pourtant, personne n’a souhaité le dire ouvertement. S’agissait-il d’une utilisation souhaitable ou raisonnable de la puissance européenne ? La question ne pouvait même pas être posée en ces termes. Vu de l’étranger, cette dépolitisation suscite régulièrement, à juste titre, un procès en hypocrisie vis-à-vis de l’Union.

Dans le livre, vous articulez ce changement de paradigme autour d’un mouvement entre la philosophie hégélienne et la pensée politique de Carl Schmitt. Pouvez-vous présenter cette idée plus en détail ?

Hegel voyait l’Histoire comme un accomplissement progressif tendant vers un but absolu. À ses yeux, l’Histoire était indéniablement caractérisée par des conflits entre différentes idées ou plusieurs systèmes, mais il ne faisait aucun doute qu’une idée triompherait, en l’occurrence celle de l’ordre libéral du XIXe siècle issu de la Révolution française. Pour quelqu’un comme Carl Schmitt, le choc des idées, des systèmes ou des identités est un état permanent. C’est ce qu’il définit comme la notion de politique, fondamentalement caractérisée par le dualisme ami / ennemi. Les convictions politiques et personnelles de Schmitt étaient bien entendu répugnantes. Il était antisémite et a rejoint les nazis dans les années 1930. Mais son analyse selon laquelle, en politique internationale, il sera toujours question du « soi » face à « l’autre » ou « l’extérieur » s’avère à mon avis correcte. À ses yeux, il s’agit de la question centrale en matière de politique étrangère, et qui n’est pas vouée à disparaître.

Le monde n’est plus unipolaire, il n’est plus organisé autour de l’Occident ou de ses idées, mais autour de la divergence. Cette divergence est profonde dans la mesure où il n’existe pas de mécanisme, de principe ou de règle que toutes les parties reconnaîtront comme universel.

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Depuis quelques années, je pense que nous abandonnons peu à peu cette idée que le monde deviendra « comme nous » à terme. Nous pouvons le regretter, mais nous réalisons qu’il est inévitable de faire face à l’altérité, à des systèmes différents, à des idées différentes. Le monde n’est plus unipolaire, il n’est plus organisé autour de l’Occident ou de ses idées, mais autour de la divergence. Cette divergence est profonde dans la mesure où il n’existe pas de mécanisme, de principe ou de règle que toutes les parties reconnaîtront comme universel. Donald Trump a peut-être quitté la Maison Blanche, mais les États-Unis n’ont jamais été aussi divisés depuis la guerre de Sécession. Nous avons vu une foule violente prendre d’assaut le Capitole à Washington pour empêcher la certification de la victoire du « Président élu ». Cet épisode pourrait bien être décrit comme un coup d’État. Qu’on le veuille ou non, l’Amérique des vingt ou trente dernières années n’existe plus. Et puis, il y a encore la Chine, la Russie, Recep Tayyip Erdogan en Turquie et d’autres qui s’opposent à ce que le monde soit unipolaire et dirigé par l’Occident.

Vous faites également une référence appuyée à la notion de « moment machiavélien » pensée par John Pocock, que vous identifiez comme un élément fondamental pour comprendre la géopolitique contemporaine. Pouvez-vous approfondir cette réflexion ?

La lecture de Machiavel est fondamentale pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et le rapport que nous entretenons avec lui, car sa philosophie combine deux éléments. Premièrement, Machiavel était un républicain. Comme nous, il était intimement convaincu que la forme républicaine de gouvernement, telle qu’elle existait alors à Florence et à Venise, était la meilleure forme de gouvernement.

Il était toutefois parfaitement conscient du caractère fondamentalement imprévisible de l’Histoire et du fait que nous vivons dans un univers de contingence radicale, fondamentalement pluraliste, où il y a des ennemis et donc des moments lors desquels la pérennité de la République est menacée. Lorsque celle-ci est confrontée à sa propre finitude, à l’incertitude et au hasard, elle doit recourir, non pas aux règles et aux institutions, mais à la force et au pouvoir. Lorsque la république endosse les habits du Prince, elle vit un « moment machiavélien », comme le dit Pocock.

Pour survivre, l’État est tributaire de l’ingéniosité et de la capacité d’action de ses dirigeants, un type de vertu politique différent de la morale traditionnelle fondée sur des conventions mystiques et sacrées. En prônant ce type de vertu politique, Machiavel a remis en question de puissants tabous et dogmes de son époque.

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Pour Machiavel, comme pour nous, l’avenir est donc intrinsèquement incertain et radicalement ouvert. L’ordre des choses est non seulement séculier, mais aussi marqué par de terribles crises. Pour survivre, l’État est tributaire de l’ingéniosité et de la capacité d’action de ses dirigeants, un type de vertu politique différent de la morale traditionnelle fondée sur des conventions mystiques et sacrées. En prônant ce type de vertu politique, Machiavel a remis en question de puissants tabous et dogmes de son époque. Il a rompu avec l’image médiévale et chrétienne de la politique et de l’Histoire comme voyage vers le Jugement dernier, bataille entre la lumière et les ténèbres suivie par une quête de rédemption.

C’est précisément ce que nous devons aussi faire en Europe. Le « moment machiavélien » est aussi le nôtre. Nous, Européens, pour la première fois depuis longtemps, réalisons que notre mode de vie, notre version de la république, est fragile et risque d’être mis en péril par Donald Trump, Vladimir Poutine, la Chine de Xi Jinping et d’autres menaces. Il ne s’agit pas de nuisances temporaires, mais d’une confrontation systémique avec la finitude de notre idéal démocratique. Cela signifie que nous devons, comme Machiavel, briser certains tabous et recourir à un langage plus politique, le langage de ce que j’appelle la « force ». Autrement dit, l’Europe doit être à la hauteur des défis du monde des hommes forts.

Dans votre ouvrage, vous démontrez que le pouvoir n’est pas réductible au seul exercice de la coercition. En ce sens, apprendre à parler le langage du pouvoir est une quête beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

La bulle de Bruxelles parle de plus en plus de « Commission géopolitique » ou de « langage du pouvoir ». À l’aune de cette nouvelle grammaire, il semble évident que notre façon de penser l’Europe doit changer. Le débat sur l’autonomie stratégique est important à cet égard. Or, on a souvent tendance à penser que le pouvoir n’est qu’un instrument de coercition. En fait, c’est bien plus que cela, et j’essaie de le démontrer dans ce livre en analysant ses multiples dimensions. Le pouvoir peut naturellement être basé sur la coercition, mais il serait erroné d’en réduire la portée à cette seule caractéristique. Pour l’Union, il ne s’agit pas seulement de constituer une armée européenne ou d’imposer des sanctions économiques, mais aussi, par exemple, de projeter le pouvoir. « La réputation d’avoir du pouvoir est un pouvoir » disait Hobbes. Dans cette perspective, nous pouvons beaucoup apprendre de la typologie de Kojève relative aux différents modèles de projection du pouvoir et de l’autorité.

La vertu principale du Prince vient du fait qu’il ne se contente pas de passivement évaluer toutes les options à sa disposition. Au lieu de cela, il anticipe, il dicte le rythme des événements au lieu d’attendre que les événements ne le dépassent, comme le fait habituellement l’Union. « La réputation d’avoir du pouvoir est un pouvoir » disait Hobbes.

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De Machiavel, nous apprenons que le pouvoir vient de la prise d’initiative, de l’action, de la mise en mouvement. La vertu principale du Prince vient du fait qu’il ne se contente pas de passivement évaluer toutes les options à sa disposition. Au lieu de cela, il anticipe, il dicte le rythme des événements au lieu d’attendre que les événements ne le dépassent, comme le fait habituellement l’Union. Des événements se produisent et nous devons y faire face, comme lors de la crise des réfugiés. Mais la force et la puissance, c’est aussi la capacité de prendre les devants, d’avoir un temps d’avance sur l’Histoire. Les discussions sur la souveraineté européenne se réduisent souvent à des questions telles que : devons-nous avoir une armée européenne ? Devons-nous dépenser plus d’argent pour ceci ou cela ? Mais nous devons d’abord nous familiariser avec ce qu’est réellement le pouvoir.

Le pouvoir est donc autant une affaire d’exercice que de projection. Que peut-on apprendre des travaux d’Alexandre Kojève pour comprendre et appréhender les ressorts de ce théâtre du pouvoir et de la notion d’autorité ?

Kojève affirme que le pouvoir est aussi une question d’autorité et de projection de la légitimité. Il estime qu’il existe quatre types d’autorité « pure », quatre rôles fondamentaux que les dirigeants incarnent pour projeter leur pouvoir et leur légitimité sur la scène politique : le Maître, le Père, le Chef et le Juge. Soit dit en passant, ces quatre rôles ne sont pas exclusivement destinés à être joués par des hommes forts ou autres dirigeants autocrates. Kojève pense que ces rôles, et les récits qui leur sont affiliés, couvrent tout le théâtre du pouvoir et de l’autorité, et que les responsables politiques ne font que recourir à différentes variantes de ces fonctions pour renforcer leur emprise sur le pouvoir.

La lecture kojèvienne du théâtre du pouvoir est cruciale pour analyser la politique moderne. On peut tout d’abord le constater à travers l’image que les hommes forts projettent vis-à-vis de leur propre public national. Poutine est un bon exemple car il incarne différents rôles. Celui du « Juge » lorsqu’il se place au-dessus des parties dans l’État et revendique l’autorité d’un arbitre impartial. Il incarne parfois aussi le « Maître », l’homme fort au sens de Machiavel qui agit et sauve la nation des crises. Il est intéressant de noter que le président français adopte volontiers une posture similaire. Désireux de projeter l’autorité d’un leader qui agit et ose prendre des risques, il s’est un jour décrit comme étant « fait pour [diriger dans] les tempêtes ». Il y a aussi l’autorité du « Père », quelqu’un qui relie le présent au passé, qui incarne la continuité, le prolongement de l’idée fondatrice de la république. Enfin, il y a le rôle du « Chef », l’autorité de quelqu’un qui sait incarner l’avenir, qui a des connaissances que d’autres n’ont pas. On dit souvent que les hommes forts ne sont que des brutes qui s’accrochent au pouvoir en réprimant violemment leurs adversaires. Mais comme le montre Kojève, le pouvoir est aussi une affaire de projection de légitimité et d’autorité. Et cela n’est pas seulement important pour les hommes forts, mais également pour les responsables politiques attachés au libéralisme.

On dit souvent que les hommes forts ne sont que des brutes qui s’accrochent au pouvoir en réprimant violemment leurs adversaires. Mais comme le montre Kojève, le pouvoir est aussi une affaire de projection de légitimité et d’autorité.

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À ce titre, l’Europe aussi a besoin de projeter une image de pouvoir et d’autorité dans le monde. Cela est compliqué car l’Union ne possède pas, à dessein, de structure dirigeante unique et claire. Mais il existe des moyens de contourner ce problème. Les institutions européennes parviennent parfois à incarner une certaine autorité mais, dans l’ensemble, les dirigeants des institutions peuvent difficilement rivaliser dans ce domaine avec les grandes puissances du monde, avec la Chine, les États-Unis, la Russie.

C’est pourquoi le couple franco-allemand doit également jouer un rôle dans ce domaine même si cela ne plaît pas à tout le monde. Lorsque Emmanuel Macron a récemment rejoint Ursula von der Leyen, Angela Merkel 1 et Charles Michel lors d’une vidéoconférence avec Xi Jinping pour convenir du nouvel accord commercial UE-Chine, certains observateurs y ont vu un abus de pouvoir2. Force est pourtant de constater que la présidente de la Commission et le président du Conseil ont trop peu de poids politique en Europe à l’heure actuelle pour projeter efficacement la puissance de l’Union auprès de Xi Jinping. Seuls Macron et Merkel en sont capables.

À cet égard, on peut également voir les dirigeants européens incarner des rôles qui correspondent tout à fait à la typologie de Kojève. Angela Merkel exerce généralement l’autorité du « Juge » caractérisée par l’impartialité, la neutralité, le centrisme et la raison. Sur la Russie par exemple, la chancelière défend plus ou moins une position intermédiaire favorable au compromis. Cela lui permet de rallier tous les États membres autour d’elle et d’être investie de suffisamment d’autorité pour parler avec force à Vladimir Poutine. Elle est l’arbitre et le courtier de l’Europe, alors que le rôle joué par Emmanuel Macron dans la typologie de Kojève s’apparente plutôt à celui du « Maître » ou du Prince, celui qui initie l’action. Il ne consulte pas toujours les autres États membres à l’avance, mais il comprend bien l’importance d’être le premier à agir. Cela explique notamment pourquoi le président français a été beaucoup plus efficace que la chancelière allemande avec Donald Trump, car il a rapidement su adapter son langage au sien. L’Europe n’a pas une seule figure de proue, elle doit donc mettre à profit la combinaison de dirigeants européens différemment capables de projeter le pouvoir. Cela peut parfois être un avantage.

L’Europe n’a pas une seule figure de proue, elle doit donc mettre à profit la combinaison de dirigeants européens différemment capables de projeter le pouvoir. Cela peut parfois être un avantage.

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Vous estimez que la puissance est fondamentalement relationnelle et contractuelle. Nous avons ainsi constaté plus haut que l’autorité et la projection de puissance s’exercent de plusieurs façons chez les responsables politiques vis-à-vis de leur public national. Selon vous, les hommes forts forment également un club. Dans votre livre, vous élaborez même un code de conduite assez précis qui témoigne de l’appartenance mutuelle à ce club. Pouvez-vous en préciser les caractéristiques ?

Nous l’avons vu, le langage du pouvoir n’est pas exclusif aux hommes forts. Il est en revanche possible d’identifier des caractéristiques communes, une sorte de code de conduite que ceux-ci suivent entre eux et qui entre souvent en conflit avec la vision du monde des Occidentaux. On prétend souvent que les hommes forts sont de simples gangsters, des « crapules », comme Joe Biden appelle Xi Jinping. Cette vision insinue qu’ils ne seraient tenus par aucune règle, ni code moral. Je ne pense pas que cela soit vrai. Ce que nous constatons, c’est qu’ils suivent des règles différentes des nôtres. Ces règles ne sont pas formalisées ou juridiques mais comportementales, elles constituent une « éthique » de l’homme fort. Je les qualifie de règles du club, qui s’apparentent à la manière dont les hommes forts interagissent les uns avec les autres dans l’arène mondiale.

On prétend souvent que les hommes forts sont de simples gangsters, des « crapules ». Je ne pense pas que cela soit vrai. Ce que nous constatons, c’est qu’ils suivent des règles différentes des nôtres. Ces règles ne sont pas formalisées ou juridiques mais comportementales, elles constituent une « éthique » de l’homme fort.

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La plus importante de ces règles est celle du respect mutuel. Tous les membres du club sont tenus de se traiter comme des égaux sur le plan moral. On peut souvent le constater dans la pratique. Lorsque les hommes forts se rencontrent, ils sont chaleureux les uns envers les autres, ils s’embrassent, se serrent vigoureusement la main, se déroulent le tapis rouge, etc. À ce titre, il est intéressant de noter que le traitement accordé au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, un homme fort lui aussi, lors de sa récente visite en France répondait parfaitement à ce code.

Cette reconnaissance mutuelle est vitale dans le club. Traditionnellement, en Europe, nous ne témoignons pas de marque de respect de ce type envers les hommes forts illibéraux. Nous leur donnons des leçons et les réprimandons. Nous les traitons de voyous. Ce faisant, une partie se place au-dessus de l’autre et dit : « Vous êtes moralement moins civilisés que nous ». Cela ne manque jamais de provoquer la fureur des hommes forts.

Une autre règle fondamentale du club des hommes forts consiste à reconnaître qu’il y a un espace où les dirigeants étrangers n’interviennent pas ou limitent leur intervention au minimum. Cet espace comprend la politique intérieure, mais aussi une sphère d’influence plus étendue. Cette norme de non-ingérence est difficile à accepter pour les dirigeants Occidentaux, mais réprimander les autocrates illibéraux rend la résolution de conflit difficile par les voies diplomatiques, et il n’y a parfois pas d’autre choix que de s’y conformer lorsque des questions plus importantes sont en jeu.

Si Emmanuel Macron ne fait pas la leçon à Al-Sissi sur les droits de l’homme, c’est parce qu’il a besoin de son aide en Libye, ou pour assurer la stabilité en Afrique du Nord et combattre le terrorisme. Angela Merkel a également prouvé qu’elle était capable de parler le langage du club des hommes forts, par exemple en négociant un accord de paix avec Vladimir Poutine lors de la crise ukrainienne de 2014. Elle a également pris l’initiative de l’accord migratoire UE-Turquie de 2016, un bel exemple de Realpolitik. De même concernant la Chine, la chancelière Merkel a toujours été critiquée pour sa naïveté et sa mollesse, comme récemment concernant le nouvel accord d’investissement. Mais je trouve cette critique trop facile. Nous vivons dans un monde qui est fondamentalement pluraliste et au sein duquel la Chine, une nation de 1,4 milliard d’habitants, ne va pas disparaître. Nous devons trouver un moyen, une nouvelle forme de diplomatie pour traiter avec des puissances illibérales qui sont autant des rivaux systémiques que des partenaires diplomatiques. En dépit des nombreux mauvais agissements de Xi Jinping – à Hong Kong ou au Xinjiang par exemple – nous avons besoin d’une relation fonctionnelle pour aborder des sujets tels que le changement climatique ou la réciprocité des relations commerciales.

Une relation diplomatique fonctionnelle ne s’apparente évidemment pas à une relation amicale. Mais la diplomatie n’a pas été inventée pour traiter avec ses amis. Elle a été inventée pour négocier avec ses ennemis et ses rivaux, pour explorer les voies d’un dialogue qui empêche de se faire la guerre.

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Une relation diplomatique fonctionnelle ne s’apparente évidemment pas à une relation amicale. Emmanuel Macron a essayé de redéfinir la relation diplomatique avec Vladimir Poutine en ce sens, en commençant par l’inviter en grande pompe au Grand Trianon à Versailles en 2017. Il a été vivement critiqué pour cela en Europe de l’Est. Mais la diplomatie n’a pas été inventée pour traiter avec ses amis. Elle a été inventée pour négocier avec ses ennemis et ses rivaux, pour explorer les voies d’un dialogue qui empêche de se faire la guerre.

Établissez-vous une distinction entre la politique de l’homme fort et la pratique totalitaire du pouvoir ?

Les hommes forts opèrent toujours dans un cadre semi-constitutionnel. Ils ont besoin d’une certaine légitimité démocratique qui agit comme une contrainte dans une certaine mesure. C’est un euphémisme de dire que Poutine, par exemple, ne se comporte pas comme un grand démocrate. Et pourtant, il s’explique et se justifie en termes démocratiques, il tient toujours des élections et veille à respecter ou amender la constitution russe selon la procédure. Les hommes forts ne peuvent pas se contenter de revendiquer un pouvoir absolu similaire à celui des têtes couronnées d’autrefois. Poutine ne peut pas s’autoproclamer nouveau tsar de toutes les Russies, car des pressions s’exercent même sur lui pour qu’il respecte certains codes et certaines règles. Les hommes forts trouvent naturellement des moyens pour contourner ces pressions mais, formellement, leur pouvoir est toujours ancré dans l’illusion de l’État de droit.

Les hommes forts opèrent toujours dans un cadre semi-constitutionnel. Ils ont besoin d’une certaine légitimité démocratique qui agit comme une contrainte dans une certaine mesure.

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Xi Jinping n’est pas l’empereur de Chine, le Fils du Ciel. Au contraire, il a gravi les échelons du pouvoir dans un système doté de contrôles et d’équilibres institutionnels spécifiques. En Chine, les institutions de l’État sont faibles, mais les institutions du Parti sont mieux développées. Recep Tayyip Erdogan doit se battre pour être élu et gagner ses référendums. Parfois, il lui arrive même de perdre. Ces contraintes étaient également évidentes dans le cas de Donald Trump. Les hommes forts se trouvent dans la même position que des hommes comme César et Auguste qui ont dû faire avec l’héritage constitutionnel et les valeurs de la République romaine qui ne tolérait pas les monarques. Pour Napoléon Ier aussi, il était impossible de revendiquer un pouvoir absolu semblable à celui de l’Ancien régime : la Révolution était passée par là et ne pouvait être défaite.

Pour en revenir à Machiavel, il est essentiel de comprendre que les objectifs du Prince ou de l’homme fort sont, en théorie, toujours limités. Son objectif n’est pas d’établir un quelconque paradis utopique sur terre. Il ne cherche prétendument le pouvoir que pour ramener la stabilité, rétablir l’ordre, restaurer les institutions et renforcer le droit. C’est ainsi que j’interprète « l’état d’exception » de Schmitt, ce qu’il appelle l’Ausnahmezustand. Un souverain peut renoncer à un gouvernement fondé sur des règles, mais seulement pour le défendre et le protéger. A contrario, les totalitaires et les tyrans veulent ostensiblement le pouvoir pour abolir la république. Bien sûr, dans la pratique, l’état d’exception devient souvent permanent, auquel cas le régime se transforme en tyrannie fasciste, mais l’idée légitimante sur laquelle repose le pouvoir des hommes forts, c’est qu’il est supposément utilisé à titre exceptionnel, et pour la préservation ou le rétablissement de la loi et de l’ordre.

Dans la pratique, l’état d’exception devient souvent permanent, auquel cas le régime se transforme en tyrannie fasciste, mais l’idée légitimante sur laquelle repose le pouvoir des hommes forts, c’est qu’il est supposément utilisé à titre exceptionnel, et pour la préservation ou le rétablissement de la loi et de l’ordre.

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Ces dernières années, la politique extérieure européenne a été marquée par ce que vous qualifiez comme une série de rencontres avec les hommes forts. Chaque rencontre est porteuse d’une leçon géopolitique pour l’Union qui participe au « passage des Européens à l’âge adulte ». Pouvez-vous expliquer la dynamique qui se cache derrière ce processus ?

Je décris ces rencontres comme autant de moments où l’Europe gagne en maturité et apprend bon gré mal gré à exister dans le monde de la puissance. En Ukraine, l’Europe s’est laissée happer dans un conflit géopolitique avec Poutine dont elle s’est accommodée tant bien que mal, par exemple en adaptant le Partenariat oriental dans le cadre de la politique européenne de voisinage. Face à Erdogan, l’Europe a pris conscience de l’importance d’avoir des frontières extérieures. Confrontée aux « nouvelles routes de la soie », l’Europe a découvert en quelle mesure la Chine remet durablement en question la vision occidentale d’une mondialisation fondée sur des règles. Enfin, face à Trump, les Européens se sont brutalement familiarisés avec « l’art de la négociation »3. À chaque rencontre, l’Europe se sent initialement investie d’une mission consistant à rendre le monde plus libéral, puis elle échoue et, en conséquence, adopte une perspective stratégique et politique différente.

À chaque rencontre, l’Europe se sent initialement investie d’une mission consistant à rendre le monde plus libéral, puis elle échoue et, en conséquence, adopte une perspective stratégique et politique différente. Cela implique que les Européens doivent faire des choix et des concessions.

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Cela implique que les Européens doivent faire des choix et des concessions. Par exemple, l’Union reconnaît progressivement qu’elle a des frontières extérieures. Cela peut sembler évident mais, pour les institutions européennes, il s’agit d’un grand pas en avant car c’est une chose qu’elles n’ont jamais pu ou voulu admettre auparavant. Lorsque cela n’est pas évident d’un point de vue géographique, il est encore difficile de dire précisément où l’Union se termine, et rien dans les traités européens ne permet de déterminer ces éléments de frontière. Cela est même antinomique du langage fondateur de l’Union européenne.

Il en va autrement pour les hommes forts. Pour eux, les frontières sont des faits incontournables de la vie politique, les piliers nécessaires à l’ordre international. « Sans frontières, l’existence est impossible », comme l’a dit un jour Viktor Orbán dans un discours. Ce à quoi il faisait référence, bien sûr, ce sont les frontières westphaliennes qui délimitent un espace politique. Ces frontières4 étatiques sont toujours linéaires, binaires et mathématiquement précises. Elles peuvent être signalées par des murs, des clôtures ou simplement par des lignes sur une carte. Toutefois, l’Union a toujours eu une aversion pour ces frontières qui, selon elle, ne sont que des barrières embarrassantes qu’il conviendrait d’effacer.

Pour les hommes forts, les frontières sont des faits incontournables de la vie politique, les piliers nécessaires à l’ordre international. « Sans frontières, l’existence est impossible », comme l’a dit un jour Viktor Orbán dans un discours.

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L’Union européenne conçoit l’espace géographique en termes de « frontières5 » dans le sens d’une lisière floue, comme la frontière entre la civilisation et la barbarie. Les frontières de l’Union sont les limites extérieures de sa propre civilisation libérale, qui n’est jamais statique, et qui s’étend toujours plus à l’Est sans démarcation précise. Cette idée de l’Union en tant qu’espace civilisationnel s’apparente à une conception particulière de la diplomatie, une façon d’interagir avec ses voisins qui revient essentiellement à les civiliser. C’est cette philosophie qui sous-tend la politique d’élargissement de l’Union et sa politique de voisinage. Les voisins de l’Union sont tous des candidats tenus de passer un examen qui, s’il est réussi, leur donne accès au monde « civilisé ». De cette manière, l’Union n’a pas de démarcation, mais peut s’étendre jusqu’à l’Oural et au-delà. L’ensemble de l’Eurasie pourrait hypothétiquement intégrer l’Union ou, du moins, se conformer à ses règles et principes.

Mais bien sûr, au regard des nombreux affrontements avec Recep Erdogan, Vladimir Poutine, et maintenant aussi Xi Jinping, la plupart d’entre nous a compris que cette Europe sans frontières, en constante expansion, n’est pas viable. Cette vision ne reflète tout simplement pas la réalité géopolitique dans laquelle nous nous trouvons. En fait, nous avons atteint le stade où il est nécessaire de réintroduire l’expression territoriale du principe westphalien de souveraineté. Il s’agit du même concept politique auquel Orbán fait allusion, à l’exception près qu’il doit servir à délimiter les frontières extérieures de l’Union et non celles entre la Hongrie et l’Autriche par exemple.

Nous avons atteint le stade où il est nécessaire de réintroduire l’expression territoriale du principe westphalien de souveraineté. Il s’agit du même concept politique auquel Orbán fait allusion, à l’exception près qu’il doit servir à délimiter les frontières extérieures de l’Union et non celles entre la Hongrie et l’Autriche par exemple.

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Il y a des processus similaires avec les autres face-à-face que je décris dans le livre. Lorsque le Partenariat oriental a fait tomber l’Union dans le bourbier ukrainien, il a fallu du temps pour que les Européens se rendent compte que certaines parties de l’Europe de l’Est ont un « statut géopolitique intermédiaire ». C’est-à-dire que ces pays n’appartiennent ni à l’Est ni à l’Ouest, économiquement ou politiquement, et lorsque nous ou Moscou les forçons à faire un choix définitif, ces pays se brisent et les conflits armés éclatent. Il ne s’agit évidemment pas de donner carte blanche à la Russie mais nous sommes obligés, d’une manière ou d’une autre, de concilier nos idéaux et nos valeurs avec la réalité de sa puissance.

Avec la Chine, nous avons longtemps pensé que nos relations se bornaient à la nécessité de garantir une certaine réciprocité dans les échanges commerciaux. Il s’agit d’un élément fondamental de notre relation, mais nous réalisons graduellement que la croissance économique chinoise a aussi des implications géopolitiques. Avec les nouvelles routes de la soie, la Chine constitue sa propre sphère d’influence eurasiatique et s’emploie à imposer un ordre mondial différent du nôtre. Lorsque l’Union qualifie la Chine de rival systémique pour la première fois en 2019, elle commence soudain à se préoccuper de son autonomie technologique et s’inquiète de la dépendance des chaînes d’approvisionnement. Ces phénomènes nouveaux témoignent du fait que l’Europe est progressivement en train de devenir plus mature sur le plan géopolitique.

Lorsque l’Union qualifie la Chine de rival systémique pour la première fois en 2019, elle commence soudain à se préoccuper de son autonomie technologique et s’inquiète de la dépendance des chaînes d’approvisionnement. Ces phénomènes nouveaux témoignent du fait que l’Europe est progressivement en train de devenir plus mature sur le plan géopolitique.

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Vous terminez le livre en affirmant qu’il est difficile pour l’Europe de trouver sa place dans ce monde nouveau dont elle peine encore à saisir pleinement les dynamiques. Comme c’est le cas pour l’apprentissage de toute langue, parler couramment le langage du pouvoir nécessite de l’utiliser régulièrement. Comment voyez-vous la capacité de l’Union à apprendre ce langage dans les années à venir ?

Avec le départ de Donald Trump, je crains que l’élan de ces dernières années ne s’essouffle rapidement. De nombreux Atlantistes ont été frustrés par cette période qui s’achève. Leur frustration venait non seulement des agissements de Donald Trump, mais aussi de la réaction d’Emmanuel Macron à son égard, avec l’idée que l’Europe devrait devenir plus souveraine ou autonome. Il était toutefois difficile de défendre une position capable de contrer la doctrine Macron tant que le plus grand argument en faveur de la souveraineté européenne était confortablement assis derrière le Resolute desk du Bureau ovale. Mais la défaite de Trump en novembre a rebattu les cartes. Avec le retour d’un président respectable à la Maison-Blanche, il est à nouveau possible de prétendre que la réflexion sur l’autonomie stratégique est une perte de temps.

Même dans un monde post-Trump, ce serait toutefois une erreur. Comme l’a montré la prise d’assaut du Capitole, l’exceptionnalisme américain est mort. Donald Trump a peut-être pressé la détente, mais la façon dont l’Amérique a changé après la guerre froide, les expériences ratées en Irak et en Afghanistan, la montée de la Chine, ainsi que d’autres grands changements historiques forment un ensemble de bouleversements qui ont conduit à cet état de fait. L’élection de Joe Biden est indéniablement une bonne nouvelle pour l’Europe car cela nous permet de mettre ces quelques années à profit afin de mener un travail introspectif dans un climat plus apaisé. Mais nous ne pourrons pas remonter dans le temps, même si Biden et son équipe semblent parfois le croire lorsqu’ils forment le vœu du retour d’une Amérique « assise en tête de table ».   

La question relative à l’autonomie stratégique européenne consiste à savoir ce qu’il est nécessaire de faire maintenant afin de changer la donne dans 20 ans.

hans kribbe

Il est vrai que nous dépendons toujours des États-Unis, en particulier dans le domaine de la sécurité, et ce sera probablement encore le cas dans les 10 à 20 prochaines années. Mais la question relative à l’autonomie stratégique européenne consiste à savoir ce qu’il est nécessaire de faire maintenant afin de changer la donne dans 20 ans. C’est un long processus, mais il faut bien commencer quelque part. Ne rien faire, ou vouloir à tout prix clore le débat pour de mauvaises raisons, comme semble le proposer la ministre allemande de la défense Annegret Kramp-Karrenbauer, est une attitude à courte vue et nous ne pourrons de toute façon pas nous contenter de compter sur les États-Unis sans être nous-mêmes plus actifs.

La présidence Trump a été un moment spécifique pour les Européens. La relation des dirigeants européens vis-à-vis de Trump telle que vous la présentez semble offrir une parfaite illustration à la fois des manifestations concrètes des types d’autorité kojèviens en matière de politique étrangère, mais aussi de la difficulté pour les Européens à parler le langage du pouvoir et comprendre le code de conduite des hommes forts. Comment et pourquoi les stratégies déployées par l’Europe face à Trump ont-elles échoué ?

Je pense que la stratégie d’Emmanuel Macron n’a que partiellement échoué. Les deux premières ont échoué de façon plus spectaculaire parce que Theresa May et Angela Merkel n’ont pas été désireuses d’installer une relation de réciprocité avec Donald Trump.

En ayant recours à la stratégie de la courtisane, Theresa May s’est placée dans une position subalterne vis-à-vis de Donald Trump. Elle a été la première dirigeante européenne à lui rendre visite en février 2017 et a immédiatement cherché à entretenir une relation affective qui s’apparentait presque à un flirt. May avait besoin de Trump dans le cadre du Brexit, mais sa stratégie de subordination n’a pas fonctionné car la clé pour obtenir reconnaissance et respect réside dans cet impératif de réciprocité. 

May avait besoin de Trump dans le cadre du Brexit, mais sa stratégie de subordination n’a pas fonctionné car la clé pour obtenir reconnaissance et respect réside dans cet impératif de réciprocité.

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Angela Merkel a fait le contraire, elle a joué le rôle européen traditionnel de donneur de leçon en enjoignant au président américain de respecter les règles et de se comporter en multilatéraliste modèle. Cette posture a été contreproductive dans la mesure où elle a alimenté le sentiment d’auto-victimisation de Donald Trump et l’a conduit à humilier, puis tout simplement à ignorer la chancelière. Angela Merkel n’a pas obtenu gain de cause en adoptant cette stratégie de domination.

Emmanuel Macron a compris que la clé résidait dans le fait de trouver le juste équilibre entre soumission et domination, en cherchant à développer une relation confraternelle de réciprocité vis-à-vis de Donald Trump. Son invitation au défilé militaire du 14 juillet à Paris, ses poignées de main viriles, le dîner au Jules Verne, tous ces gestes disaient à Trump : « Je suis exactement comme toi. Je te respecte. Nous parlons le même langage politique de la force. »

Cette stratégie a d’abord fonctionné. S’il y avait quelqu’un avec qui Trump pouvait s’entendre en Europe, c’était apparemment Macron. Mais le président français n’a pas été en mesure d’obtenir des succès concrets, par exemple sur les sanctions contre l’Iran ou sur le commerce. Je soupçonne qu’il espérait toujours pouvoir convaincre le président américain de respecter les règles, par exemple celles de l’OMC, au lieu de privilégier les accords commerciaux bilatéraux. Bien entendu, il n’était pas non plus mandaté pour conclure ces accords qui relèvent de l’Union européenne. En fin de compte, ce travail revenait à Jean-Claude Juncker, en tant que président de la Commission européenne.

Lorsque Juncker a fini par conclure un accord commercial avec Trump en juillet 2018, cet accord avait toutes les caractéristiques de la diplomatie de puissance privilégiée par les hommes forts. Ses termes étaient insaisissables, les engagements détaillés faisaient défaut. Pour les Européens, ce fut un moment aussi déstabilisant qu’important. Ils jouaient désormais en dehors des règles, ils improvisaient dans le monde du pouvoir.

hans kribbe

Lorsque Juncker a fini par conclure un accord commercial avec Trump en juillet 2018, cet accord avait toutes les caractéristiques de la diplomatie de puissance privilégiée par les hommes forts. Ses termes étaient insaisissables, les engagements détaillés faisaient défaut. En temps normal, les accords commerciaux de l’Union européenne impliquent un travail juridique de fourmi sans fin, mais celui-ci était compatible avec « l’art de la négociation » selon Trump, car il était construit autour d’un échange de bons procédés simple : « Les États-Unis n’imposent pas de droits de douane sur les voitures européennes, les Européens achètent plus de soja américain ». Trump a même qualifié Juncker de « brutal killer » à l’issue de cet accord, ce qui s’apparentait clairement à un témoignage de respect. Pour les Européens, ce fut un moment aussi déstabilisant qu’important. Ils jouaient désormais en dehors des règles, ils improvisaient dans le monde du pouvoir.

Que reste-t-il de nos valeurs en matière de politique étrangère dans le monde du pouvoir ?

À partir du moment où l’on opère dans le monde du pouvoir, comment rester fidèle à ses propres valeurs et principes est une grande question. J’en conviens. Je reconnais également que jouer avec le pouvoir est intrinsèquement risqué, comme jouer avec le feu. Cependant, je ne pense pas que nous puissions, ou devrions, essayer de l’éviter. Les valeurs restent fondamentales. Quand je dis que l’Europe doit « grandir », je ne veux pas dire qu’elle doit rejeter le « langage des valeurs » avec lequel elle est à l’aise. Cela signifie plutôt qu’elle doit être capable de parler les deux langues. C’est fondamentalement ce que le « passage à l’âge adulte » signifie pour l’Union européenne. La vie devient moins simple, il faut parfois faire des choix tragiques. Mais si l’Union veut être une puissance géopolitique, elle doit pouvoir jouer sur les deux tableaux, utiliser à la fois ses valeurs et son pouvoir. Il s’agit d’une double condition indispensable pour devenir une puissance souveraine.

Bien sûr, beaucoup disent que l’idée d’Europe souveraine est une illusion, une chimère. A leurs yeux, l’Europe avance beaucoup trop lentement. Mais même si le rythme laisse à désirer, les choses changent. La politique ne consiste pas seulement à identifier le résultat idéal, mais également à explorer le champ des possibles et à surmonter les nombreux obstacles qui se dressent sur le chemin. Il est impossible de sauter les étapes pour parvenir directement à ses fins.

Par exemple, je ne vois pas l’intérêt d’avoir une armée européenne si nous n’avons pas d’abord été capables d’intégrer les concepts permettant de parler et penser dans le langage stratégique de Machiavel et si nous ne reconnaissons pas ce langage comme légitime avant toute chose. Il faut des instruments mais aussi des concepts. Créer une Europe souveraine, c’est autant la création d’une culture stratégique que de nouvelles structures et de nouveaux outils politiques lui permettant d’exister.

Il faut des instruments mais aussi des concepts. Créer une Europe souveraine, c’est autant la création d’une culture stratégique que de nouvelles structures et de nouveaux outils politiques lui permettant d’exister.

hans kribbe

(cont. entretien Kribbe I