(cont. entretien Kribbe II/II)

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Lorsque Juncker a fini par conclure un accord commercial avec Trump en juillet 2018, cet accord avait toutes les caractéristiques de la diplomatie de puissance privilégiée par les hommes forts. Ses termes étaient insaisissables, les engagements détaillés faisaient défaut. En temps normal, les accords commerciaux de l’Union européenne impliquent un travail juridique de fourmi sans fin, mais celui-ci était compatible avec « l’art de la négociation » selon Trump, car il était construit autour d’un échange de bons procédés simple : « Les États-Unis n’imposent pas de droits de douane sur les voitures européennes, les Européens achètent plus de soja américain ». Trump a même qualifié Juncker de « brutal killer » à l’issue de cet accord, ce qui s’apparentait clairement à un témoignage de respect. Pour les Européens, ce fut un moment aussi déstabilisant qu’important. Ils jouaient désormais en dehors des règles, ils improvisaient dans le monde du pouvoir.

Que reste-t-il de nos valeurs en matière de politique étrangère dans le monde du pouvoir ?

À partir du moment où l’on opère dans le monde du pouvoir, comment rester fidèle à ses propres valeurs et principes est une grande question. J’en conviens. Je reconnais également que jouer avec le pouvoir est intrinsèquement risqué, comme jouer avec le feu. Cependant, je ne pense pas que nous puissions, ou devrions, essayer de l’éviter. Les valeurs restent fondamentales. Quand je dis que l’Europe doit « grandir », je ne veux pas dire qu’elle doit rejeter le « langage des valeurs » avec lequel elle est à l’aise. Cela signifie plutôt qu’elle doit être capable de parler les deux langues. C’est fondamentalement ce que le « passage à l’âge adulte » signifie pour l’Union européenne. La vie devient moins simple, il faut parfois faire des choix tragiques. Mais si l’Union veut être une puissance géopolitique, elle doit pouvoir jouer sur les deux tableaux, utiliser à la fois ses valeurs et son pouvoir. Il s’agit d’une double condition indispensable pour devenir une puissance souveraine.

Bien sûr, beaucoup disent que l’idée d’Europe souveraine est une illusion, une chimère. A leurs yeux, l’Europe avance beaucoup trop lentement. Mais même si le rythme laisse à désirer, les choses changent. La politique ne consiste pas seulement à identifier le résultat idéal, mais également à explorer le champ des possibles et à surmonter les nombreux obstacles qui se dressent sur le chemin. Il est impossible de sauter les étapes pour parvenir directement à ses fins.

Par exemple, je ne vois pas l’intérêt d’avoir une armée européenne si nous n’avons pas d’abord été capables d’intégrer les concepts permettant de parler et penser dans le langage stratégique de Machiavel et si nous ne reconnaissons pas ce langage comme légitime avant toute chose. Il faut des instruments mais aussi des concepts. Créer une Europe souveraine, c’est autant la création d’une culture stratégique que de nouvelles structures et de nouveaux outils politiques lui permettant d’exister.

Il faut des instruments mais aussi des concepts. Créer une Europe souveraine, c’est autant la création d’une culture stratégique que de nouvelles structures et de nouveaux outils politiques lui permettant d’exister.

hans kribbe

L’un des plus grands obstacles à ce changement de paradigme réside dans la conviction que nous sommes la fin de l’Histoire, que notre état social est le plus avancé et le plus civilisé de l’humanité. Toutes les grandes civilisations sont persuadées d’être au centre du monde, et d’être invincibles de par leur niveau de sophistication. Malheureusement, ce n’est pas vrai. Il est assez évident que la puissance relative de l’Occident diminue. Le monde s’organise de plus en plus autour des autres. Historiquement, un tel changement n’a rien d’extraordinaire. Les civilisations s’étendent, mais elles se contractent aussi. La question est de savoir comment réagir.

Ironiquement, l’Europe d’aujourd’hui peut parfois ressembler à la Chine impériale du XIXe siècle, lorsque la classe dirigeante chinoise répondait à l’essor européen avec arrogance et mépris. Croyant que sa culture ancienne était supérieure, la Chine était convaincue qu’elle resterait toujours l’Empire du Milieu, régnant sur « tout ce qui se trouve en dessous des cieux ». Lorsque les Européens, technologiquement supérieurs, ont demandé un accès commercial à la Chine, l’Empereur a voulu les congédier. Il considérait les Européens comme des barbares originaires d’avant-postes lointains et venus s’instruire au contact de la grande culture chinoise. Lorsque les Britanniques et les Français mirent feu au palais impérial en 1860, Pékin prit soudainement conscience de sa vulnérabilité et de la finitude de son modèle. C’est seulement après avoir subi humiliation sur humiliation que la Chine a fini par accepter que sa grande sophistication culturelle n’était en aucun cas une garantie de sa liberté, et qu’elle devait impérativement se réformer et se moderniser.

Ironiquement, l’Europe d’aujourd’hui peut parfois ressembler à la Chine impériale du XIXe siècle, lorsque la classe dirigeante chinoise répondait à l’essor européen avec arrogance et mépris.

hans kribbe

Aujourd’hui, si l’Europe s’accroche désespérément à l’idée que le monde souhaite imiter son modèle libéral, elle risque de commettre la même erreur. Elle exigera des hommes forts qu’ils se comportent bien, qu’ils apprennent à jouer selon ses propres règles, mais ils continueront à accroître leur puissance et se soucieront peu de nos états d’âme. Les valeurs de l’Europe et son mode de vie doivent être défendus. Nous sommes tous d’accord sur ce point. Mais cela ne se fera pas sponte sua, ni à force d’incantations. Espérons que nous n’aurons pas à subir notre propre siècle d’humiliation pour en prendre conscience.

Sources
  1. qui siégeait en tant que présidente du Conseil de l’Union européenne dans le cadre du semestre allemand.
  2. L’eurodéputé Reinhard Butikofer a ainsi exprimé sa consternation sur Twitter, par exemple.
  3. The Art of the Deal
  4. Borders en anglais.
  5. Frontiers en anglais.