*Les incertitudes de l’identité ukrainienne*, François de Jabrun (II/III)
II/III
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se sur l’Ukraine, l’épisode Mazeppa exprime une première volonté politique ukrainienne.
2. L’EVEIL DU SENTIMENT NATIONAL UKRAINIEN APPARAIT SUR LES DEUX RIVES DU DNIEPR
À la fin du XVIIème siècle, l’Ukraine est toujours divisée mais la majeure partie de son territoire est soumise à l’Empire russe. L’Autriche-Hongrie domine la Galicie, la Bukovine et l’Ukraine subcarpathique. Un embryon de conscience nationale peut naître sur ces terres ukrainiennes : soit par réaction contre le grand-frère Russe, soit avec l’appui intéressé des austro-hongrois. De part et d’autre, la situation sociale est toutefois similaire : une noblesse ukrainienne ou cosaque indifférente ou acquise aux élites nobiliaires polonaise ou russe, un peuple paysan à la conscience nationale latente.
Une première prise de conscience naît et croît dans l’Empire russe
Le contexte romantique de la fin du XVIIème siècle favorise l’engouement pour les cultures nationales. La littérature peut offrir un espace d’expression d’un sentiment national. Un poème héroï-comique, L’Eneide travestie d’Ivan Kotljarevski, est le premier ouvrage écrit en langue ukrainienne propre. L’historien Bortchak désigne son auteur comme le « véritable créateur de la langue ukrainienne moderne » [13].
La première moitié du XIXème siècle est la période d’un formidable développement économique de l’Ukraine au sein de l’empire russe. Elle est le grenier à blé mais aussi le premier approvisionneur de sucre de l’Empire entier. Ce contexte favorable est décisif pour l’expression croissante d’une conscience nationale ukrainienne. Avec le progrès de l’instruction et la création d’universités (à Kharkov en 1805 et à Kiev en 1834), se forme une intelligentsia ukrainienne sur la rive gauche du Dniepr. Elle est certes nourrie de culture russe mais se soucie aussi du problème spécifique ukrainien dans le cadre provincial. Elle dépasse le cadre purement universitaire et touche les cercles d’intellectuels et d’administrateurs.
Le cercle de Kharkov
Cette conscience n’est pas une forme de séparatisme politique mais la volonté d’exprimer l’originalité de l’Ukraine au sein de l’Empire. Un mouvement intellectuel et artistique se développe pour faire partage ce « goût » singulier de l’Ukraine : sa langue, son histoire, spécificités par rapport à ses voisins, notamment les Grands-russes. Dans ce domaine, l’université de Kharkov joue un rôle majeur. Ecrivains, historiens, philologues conjuguent leurs efforts pour définir et différencier les spécificités ukrainiennes. La langue ukrainienne se différencie formellement du russe et du polonais par différentes études. Elle devient alors une véritable langue nationale. Le cercle de Kharkov ne se limite pas aux études linguistiques mais nourrit un riche courant littéraire et de recherche historique. Il s’agit essentiellement de savants et d’écrivains, dépourvus de motivations politiques. Ils cherchent seulement à soutenir la cause ukrainienne.
La Confrérie Saints Cyrille et Méthode
A la première phase de réflexion sur l’identité propre ukrainienne succède une période où la conscience ukrainienne se politise. L’opposition au régime s’exprime dans le décabrisme dont l’historien Kostomarov est une des figures marquantes. Issu du cercle de Kharkov, il prend une part prépondérante à la fondation de la confrérie de Cyrille et Méthode en 1846.
Comme un écho au panslavisme qui se développe en Russie, cette confrérie de jeunes idéalistes élabore un projet définissant la place du peuple ukrainien dans une fédération unissant les peuples slaves. Il s’agit encore d’une vague conscience de nationalité ukrainienne distincte, plus proche d’une nostalgie d’un passé idyllique à l’image des libertés cosaques. L’expression claire d’une identité ukrainienne apparaît dans le Livre de la Genèse ukrainien (Knyhibytia ukrainskoho naroda). Ce texte, écrit en ukrainien mais aussi traduit en russe, marque la différence entre les deux nations. Il s’agit d’une œuvre collective dont le principal collaborateur serait l’historien Kostomarov. L’Empire russe réagit à ce danger ukrainophile et fait arrêter et condamner les membres de la confrérie en décembre 1846.
La lutte pour la liberté ukrainienne se politise
Le mouvement ukrainien progresse jusque vers les années 1840. Sa nature régionale, folklorique, linguistique et littéraire suscite de rares inquiétudes du pouvoir russe. Les premières tendances séparatistes sont pourtant décelées comme l’atteste le rapport de gendarmerie de l’arrestation du poète Shevchenko : « en Ukraine, la slavophilie s’est transformée en ukrainophilie ; les membres de la confrérie [14] voulaient séparer l’Ukraine d’avec la Russie [15] ». Il est vrai que ce poète ukrainien exprimait des positions révolutionnaires et violemment anti-tsaristes. Il est aussi celui qui exprime par sa poésie lyrique la conscience d’une identité ukrainienne.
Après la guerre de Crimée, le pouvoir russe maintient sa politique contre les velléités séparatistes ukrainiennes et attise par là-même le mouvement politique et national ukrainien. Un libéralisme relatif pendant les réformes offre aux groupements d’intellectuels en Petite-Russie et dans les groupes ukrainiens en Russie l’occasion de réclamer une place particulière pour l’Ukraine dans l’Empire. Ces groupes demeurent toutefois clandestins.
Cette tolérance prend fin cependant avec l’insurrection polonaise de 1863. Les intellectuels ukrainiens poursuivent malgré tout leur promotion de la langue et de la littérature ukrainiennes. La bienveillance des administrateurs locaux russes n’empêche pas une réaction violente du pouvoir central contre les aspirations ukrainiennes. Cette répression provoque la clandestinité du mouvement. Des sociétés secrètes, les Hromadas, expriment un rejet radical du pouvoir russe. Le combat est à la fois révolutionnaire et nationaliste. L’activité politique est clandestine dans la province de Petite-Russie mais peut s’exprimer à l’étranger avec les émigrés ukrainiens. A Kiev, la Stara Hormada est l’organisation la plus ancienne et compte parmi ses membres l’historien Michel Drahomanov, un noble de Poltava. Celui-ci sera contraint à l’exil et exprime à Genève les caractéristiques du mouvement national ukrainien : « fédéralisme en politique, liberté individuelle dans le domaine social, socialisme en économie [16] ». Drahomanov est un militant révolutionnaire et exprime la volonté d’autonomie ukrainienne ; celle-ci ne se conçoit pourtant pas sans rompre pleinement encore avec les Russes.
Le mouvement progresse et sort du cadre restreint des groupes d’intellectuels. Il se nourrit des contacts avec les Ukrainiens de Galicie. Une littérature ukrainienne de contrebande est diffusée en Russie même. En 1900, un parti révolutionnaire ukrainien est créé à Kharkov et réclame l’indépendance. L’organisation générale ukrainienne, émanation des Hromadas, milite pour un gouvernement constitutionnel et l’autonomie dans un ensemble fédéral. Il devient le parti démocrate ukrainien en 1904. En 1905, un mouvement anarcho-communiste apparaît parmi la paysannerie de la rive gauche du Dniepr ; il réclame l’appropriation des terres et un gouvernement librement consenti par tous.
La révolution de 1905 touche l’Ukraine comme le reste de l’Empire. Le tsar est forcé d’accorder des concessions favorables au développement du mouvement ukrainien : le droit d’association et l’autorisation d’enseigner en ukrainien. Deux partis proprement ukrainiens obtiennent soixante députés à la Douma, le parti social démocrate ouvrier ukrainien (marxiste) et le parti démocratique radical ukrainien (KD). Ils demandent plus d’autonomie régionale.
La Galicie ukrainienne connaît une revendication nationale parallèle
La situation des Ukrainiens de l’empire austro-hongrois est différente. Les révolutions de 1848-1849 touchent l’ensemble de son territoire. Un grand conseil ruthène se constitue à Lvov, première et très provisoire organisation politique ukrainienne. Les députés ukrainiens du parlement de Vienne expriment leur solidarité avec leurs frères d’outre Dniepr et affirment leur commune identité nationale. « Nous sommes une partie des 15 millions d’Ukrainiens qui habitent la Russie méridionale, le sud-est de la Pologne, la Galicie et la Hongrie du Nord [17] ». Singulièrement, le mouvement national ukrainien de Galicie est mené par une intelligentsia cléricale. Ces prêtres uniates font passer la considération nationale avant les considérations religieuses et nourrissent un fort courant russophile. Ils jouissent de libertés inconnues en Russie, notamment l’emploi de la langue ukrainienne dans les écoles primaires. Les droits des Ukrainiens de Galicie étaient théoriquement les mêmes que ceux des autres nationalités. Toutefois la prédominance de l’aristocratie polonaise maintenait la paysannerie ukrainienne dans une situation misérable.
Le mouvement national ukrainien, favorisé par les libertés autrichiennes, se divise à la fin des années 1860 en deux tendances aussi hostiles au gouvernement de Vienne. Un courant est favorable à la Russie et s’exprime par le journal Slovo (la Parole). Un second courant populiste recherche un accord avec les Polonais pour obtenir la partition de la Galicie. Cette tentative échouant, les populistes se rapprochent des Ukrainiens de l’empire russe. Des Hromadas secrètes apparaissent (à Lvov en 1863) mais aussi des mouvements officiels comme la société Prosvita (Lumière) en 1868. Le gouvernement autrichien et la noblesse polonaise accordent des concessions aux Ukrainiens.
Surtout la Galicie orientale et la Bukovine servent de refuge à l’intelligentsia ukrainienne et au mouvement national. Des intellectuels viennent de Kiev nourrir les études et la propagande nationale. Alors qu’en Russie, leur mouvement se nourrit en réaction à l’oppression russe, ici il se développe grâce au libéralisme autrichien. Cette base arrière sert de tribune à la revendication ukrainienne vers l’Occident. La promotion de la littérature ukrainienne demeure le vecteur principal de l’expression de l’identité ukrainienne. Deux disciples de Drahomanov en sont les principaux hérauts. M. I. Pavlik représente un mouvement national ukrainien laïcisé. Aussi libéral que Drahomanov, il défend les libertés et l’égalité des femmes. Le savant et poète I. Franko se rattache, quant à lui, au mouvement révolutionnaire mondial et au socialisme naissant. En 1890, Franko et Pavlik créent le parti radical ukrainien pour succéder au populisme moribond. A son congrès de Lvov en 1895, le parti réclame dans ses revendications l’indépendance du peuple ukrainien.
3. L’EXPRESSION DE L’IDENTITE UKRAINIENNE SE CONCRETISE AU XXème SIECLE
Le mouvement national ukrainien a progressé au cours du XIXème siècle quelque soit la puissance dominant les Ukrainiens. L’identité propre s’est construite en s’appuyant essentiellement sur la langue ukrainienne et son vecteur, une littérature foisonnante. Il ne s’agit toutefois que de manifestations intellectuelles ou de revendications politiques qui n’ont pu se concrétiser. C’est le XXème siècle qui offre à l’Ukraine l’occasion d’exister politiquement et cristalliser une part de l’identité ukrainienne.
La première république d’Ukraine
Après les révolutions de 1917, le gouvernement provisoire russe est débordé par les mouvements nationaux. La révolution en Ukraine est triple : nationale, paysanne et bolchevique. Un soviet ouvrier se fait l’écho de la révolution à Kiev. Le 17 mars 1917 est constituée la Rada ukrainienne. Constituée de sociaux-démocrates et de libéraux, cette assemblée est présidée par Hruchevski. Un congrès national de 900 mandataires lui offre le soutien de la société civile pour devenir une véritable assemblée nationale. Les sociaux-démocrates ouvriers et le parti social révolutionnaire, appuyés par les militaires, poussent toutefois la Rada à se radicaliser.
Le 10 juin 1917, le premier Universal (décret) de la Rada proclame l’autonomie de l’Ukraine. Le gouvernement provisoire la reconnait le 3 juillet à Petrograd. La Rada n’est pourtant pas unie et les divisions politiques l’emportent sur le sentiment national. La paysannerie lui retire son soutien et se tourne vers le mouvement anarchiste de N. Makhno sur la rive gauche du Dniepr. La Rada et le gouvernement russe ne s’accordent pas sur la portée de l’autonomie. Bolcheviques ukrainiens et russes se rapprochent.
Le 22 novembre 1917, la Rada proclame la république ukrainienne du peuple mais ne prononce pas la rupture avec la Russie. Trop minoritaires pour prendre le pouvoir, les bolcheviques dénoncent la Rada comme un ennemi du peuple et proclament une république soviétique ukrainienne à Kharkov en décembre. Le 9 janvier 1918, le président Hruchevski proclame l’indépendance à Kiev. Celle-ci sera éphémère mais demeure symbolique. En effet, Allemands, Polonais, Russes Blancs et Russes Rouges étouffent successivement la jeune république. Le traité de Riga en 1921 efface à nouveau l’Ukraine de la carte de l’Europe.
Les divisions de la classe politique ont miné l’autorité de l’appareil administratif de cette république sur le territoire ukrainien. La maturité du sentiment national ukrainien semblait incomplète. Les élites intellectuelles n’ont pas su choisir entre leur défense d’une identité ukrainienne et leurs aspirations politiques plus ou moins révolutionnaires. Le contexte intellectuel politique a pris le pas sur l’aspiration nationale. Les enjeux des puissants voisins ont ainsi pu avoir raison de l’éclosion d’une nation ukrainienne. A cet égard, les bolcheviques semblent plus marqués par leur ascendant russe que par le communisme lorsqu’il s’agit d’étouffer l’indépendance russe. Enfin, cette Ukraine indépendante ne réunit pas encore tous les peuples ukrainiens, son territoire est occupé en partie par des armées étrangères et ses frères occidentaux de Galicie et de Bukovine sont encore dominés.
D’autres éphémères manifestations
Les mouvements radicaux ukrainiens en Galicie polonaise
En 1921, une organisation clandestine est créée en Galicie polonaise : l’organisation militaire ukrainienne (UWO) du colonel Konoplanetz. Elle exprime la première radicalisation du nationalisme ukrainien occidental. L’UWO pratique le terrorisme et organise des attentats contre les autorités polonaises les Ukrainiens qui les soutiennent.
En 1923, l’UWO est contrainte à l’exil par la Pologne. Konovaletz est assassiné en mai 1938 à Vienne par les services secrets soviétiques. Un mouvement politique est créé par André Melnyk, l’organisation des nationalistes ukrainiens (OuN). L’OuN prône un nationalisme intégral de droite et poursuit les attentats aussi bien contre les Polonais que contre les Soviétiques.
La république d’Ukraine subcarpathique
Lorsque, après les accords de Munich en septembre 1938, la Tchécoslovaquie se scinde en trois parties, la Ruthénie apparaît sur la carte d’Europe. La petite Ukraine subcarpathique (14 900 kilomètres carrés) se déclare indépendante. Le drapeau bleu et or flotte sur sa capitale, Chust, où un prêtre uniate, Monseigneur Volosyn, a installé son gouvernement. La capitale ruthène devient surtout le point de ralliement de nombreux nationalistes ukrainiens comme le Parti national ukrainien de tendance fasciste. Un embryon d’armée est formé, la Sitch subcarpathique, qu’organise Melnyk.
Comme son aînée de l’après révolution de 1917, cette république connaît un règne éphémère. Le 15 mars 1939, Monseigneur Volosyn est nommé président de la république indépendante par la Diète alors que les Hongrois l’envahissent. La Sitch est balayée par les troupes hongroises et les nationalistes ukrainiens sont à nouveau contraints à l’exil.
L’indépendance de 1991 puis la révolution orange semblent enfin réunir tous les Ukrainiens
Il faut le contexte de réforme de l’URSS pour que l’Ukraine accède enfin à une pleine indépendance de toutes les terres ukrainiennes. Le territoire de la république socialiste fédérative soviétique d’Ukraine de l’après deuxième guerre mondiale est la première réalisation de l’installation de la majorité des Ukrainiens sur le même territoire. C’est ce même territoire qui par le référendum du 1er décembre 1991 proclame son indépendance. Son président, Leonide Kravtchouk, ancien secrétaire général du parti communiste, est certes russophile mais cela n’empêche pas Mikhaïl Gorbatchev de déclarer que la « patrie est en danger ». La césure entre l’Ukraine et la Russie est pourtant définitive et la séparation politique des deux nations est un fait même si leurs relations demeurent complexes.
Les premières années de la république ukrainienne, sous les présidences Kravtchouk puis Koutchma, sont une prolongation de l’ère soviétique. Le pouvoir est aux mains des anciens apparatchiks. Même si elle est une république indépendante, l’Ukraine demeure proche de la Russie au sein de la Communauté des Etats indépendants. Elle marque pourtant son territoire comme l’illustre les tensions nées de la volonté russe de maintenir sa flotte de la mer Noire. La véritable expression de cette indépendance ukrainienne se révèle lors des présidentielles de 2004. Lorsque le président Koutchma se présente comme le vainqueur des suffrages et alors que de nombreuses fraudes avaient été remarquées, les Ukrainiens se retrouvent dans un grand mouvement populaire pacifique d’opposition, la révolution orange [18]. Ce mouvement semble avoir dépassé les antagonismes du passé, l’opposition des deux rives du Dniepr, par la volonté d’affirmer une identité ukrainienne. La révolution orange complète l’indépendance de 1991.
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L’identité ukrainienne réussit donc à se former et à éclore dans des contextes difficiles. Les Cosaques lui lèguent une part de mythe : défenseur de l’orthodoxie, protecteur de la paysannerie, héraut de la liberté, l’hetmanat est une sorte de première expression d’Ukraine indépendante. C’est surtout par les milieux intellectuels et littéraires du XIXème siècle que l’identité ukrainienne se forme, essentiellement autour de sa langue. Celle-ci est l’élément de cohérence de cette identité et réussit à dépasser les autres contradictions, notamment religieuses, ukrainiennes. Paradoxalement sur deux terres ukrainiennes occupées, contre le Russe et grâce à l’Autrichien, un mouvement national ukrainien voit le jour et exprime les premières revendications séparatistes ukrainiennes. Il se concrétise par quelques instants d’Ukraine indépendante.
La pleine révélation d’une identité ukrainienne est assez lente. L’intelligentsia ukrainienne a d’abord cherché à exprimer sa singularité théorique et cela sans trouver immédiatement de relai dans la masse de la population ukrainienne. La langue ukrainienne est le vecteur qu’elle préconise mais qui n’est pas encore suffisamment partagé par l’ensemble des Ukrainiens. Par conséquent, lorsque ce mouvement national prend un tour politique, il ne sait pas faire son choix entre l’aspiration purement nationale et l’attrait des idéologies politiques nouvelles comme le marxisme. Au moment de construire une Ukraine indépendante, ce fait explique l’immaturité des régimes initiaux et la facilité qu’ont les détracteurs extérieurs à les saborder. Seule la chute de la puissance soviétique, héritière du puissant empire russe, permet en 1991 la renaissance d’une Ukraine indépendante. Celle-ci entame le chemin vers une pleine expression de son identité nationale, chemin difficile tant le poids des divergences passées devrait être supporté.
III. LA SORTIE DE L’ADOLESCENCE POUR L’IDENTITE UKRAINIENNE
Pour s’affirmer, l’identité ukrainienne doit relever plusieurs défis et fédérer ses diversités
Le grand historien ukrainien Kostomarov écrivait : « la plus grande partie du peuple grand-russe et polonais est habituée à ne pas nous considérer comme un peuple indépendant, à reconnaître chez nous les éléments particuliers nécessaires pour une vie autonome et qui furent élaborées dans le passé » [19].
L’histoire et la géographie ont rendu difficile la gestation d’une identité ukrainienne. Son expression actuelle est le résultat de cette lente construction et de forces centrifuges, occidentale et orientale. Une simplification extrême fixerait une identité ukrainienne de la rive droite du Dniepr, tournée vers l’occident, et une autre de la rive gauche, orientée vers la Russie. Une véritable identité ukrainienne unique pourrait sortir de cette adolescence difficile en relevant plusieurs défis. Le cadre de la république d’Ukraine pourrait y être favorable, la nation ukrainienne se construit dans un Etat reconnu. Il ne s’agirait pas de faire un choix définitif entre l’Europe occidentale et la Russie. Il pourrait plutôt de faire converger, sans se fusionner, les caractéristiques ukrainiennes : la langue, la religion et la politique.
1. LES UKRAINIENS DEVRAIENT D’ABORD S’APPROPRIER LEUR PROPRE LANGUE UKRAINIENNE
Les intellectuels du XIXème siècle ont privilégié la défense de la langue ukrainienne pour permettre la naissance d’une prise de conscience nationale ukrainienne. La littérature en langue ukrainienne a été un vecteur puissant de définition de cette identité, plus puissant même que les revendications sociales et politiques. Le phénomène linguistique est donc intrinsèquement lié à l’affirmation identitaire. Or l’Ukraine n’est pas homogène linguistiquement. Il n’y aurait pas une langue ukrainienne unique mais des formes d’ukrainien et une présence encore visible du russe. Par la langue, les Ukrainiens se différencient encore socialement et géographiquement. L’identité ukrainienne ne semble pas encore disposer d’un vecteur linguistique unique pour s’exprimer définitivement.
Le contexte démographique ukrainien : fruit de l’histoire
Résultats du recensement de 2001
Le gouvernement ukrainien a procédé à un recensement de la population en 2001 qui donne une vision assez claire de la composition de la population du pays. Il la fixe à 48,457 millions d’habitants, soit plus de quatre millions d’habitants de moins que le précédent recensement de 1989. Les causes de cette diminution démographiques sont multiples. Le taux de fécondité est faible (1,32 enfant par femme) et le taux de mortalité encore élevé. Le solde migratoire est surtout positif : après l’indépendance, des Russes et d’autres minorités sont repartis en Russie et de nombreux Juifs ont rejoint Israël.
L’Ukraine est un pays multiethnique composé de cent trente groupes ethniques dont vingt-cinq d’importance. Néanmoins, l’Ukraine demeure un pays relativement homogène au point de vue ethnolinguistique, puisque plus des trois quarts de la population est d’origine ukrainienne, ce qui représente une proportion beaucoup plus élevée par rapport à la plupart des pays. Plus précisément, les 77,8 % d’Ukrainiens et les 17,3 % de Russes comptent pour 95,1% de la population. L’identité de cette population demeure donc majoritairement slave puisque les deux groupes principaux sont issus des Slaves orientaux.
Deuxième fait marquant et original pour l’Ukraine, la population est urbanisée à 67,2 %, puisque les villes comptent 32,57 millions d’habitants. Il en résulte que les ruraux sont 15,88 millions et représentent 32,8 % de la population. La capitale de l’Ukraine, Kiev, compte 2,6 millions d’habitants. Les 10 plus grande villes ukrainiennes sont les suivantes : Kharkov (1,4 million), Dnipropetrovsk (1 million), Odessa (1 million), Donetsk (1 million), Zaporijia (815 000), Lviv (733 000), Mykolaïv (514 000), Kryviy Rih (669 000) et Marioupil (492 000). Le caractère paysan qui avait marqué l’identité des Ukrainiens tend donc à disparaître au début du XXIème siècle.
Les nationalités d’origine
Les Ukrainiens de souche étaient 37,5 millions lors du recensement de 2001, ce qui correspond à 77,8 % de la population. Les Russes forment le second groupe avec 8,3 millions, soit 17,3 % des habitants de l’Ukraine. En 1989, les Ukrainiens ne représentaient que 72,7 % et les Russes 22,1%. Cet écart entre les deux groupes est principalement dû à la chute de l’ex-URSS qui a entraîné le retour de milliers de Russes dans leur patrie d’origine.
Bien qu’il y ait des Ukrainiens partout dans le pays, les Russes demeurent concentrés dans l’Est et le Sud où ils s’étaient implantés historiquement. L’Ukraine occidentale est ukrainophone dans une proportion de plus de 90 %. À l’est, les oblasts de Khartiv, de Loushansk, de Donetsk, de Zaporijjia et la Crimée comptent une majorité de Russes et d’Ukrainiens russifiés. Par exemple, en Crimée, 67 % de la population se considérait comme russes en 1989, contre 25,6 % comme ukrainiens. De façon générale, les Russes dominent dans les centres urbains et les zones industrialisées.
La proportion des habitants de l’Ukraine provenant d’autres origines se situe autour de 5 %. On y distingue principalement des Biélorusses, des Moldaves, des Tatars de Crimée, des Bulgares, des Hongrois, des Roumains, des Polonais, des Arméniens, des Grecs, des Tatars de l’Oural, des Tsiganes, des Azéris ou Azerbaïdjanais, des Géorgiens, des Allemands et des Gagaouzes, etc.
Les autres nationalités ne représentent que 0,4 % de la population. On y constate l’apparition des Tatars de Crimée en 2001 (248 200 Tatars représentant 0,5 %), alors qu’ils étaient absents du recensement de 1989 et la chute du nombre de Juifs recensés en 2001 : 0,2 % de la population (103 600) contre 0,9 % en 1989. Ces résultats d’ordre ethnique ne correspondent pas nécessairement aux langues parlées, puisque 67,5 % des Ukrainiens parlent l’ukrainien comme langue maternelle, contre 29,6 % pour le russe et 2,9 % pour les autres langues. Il faut considérer que des Ukrainiens ont adopté le russe et que de nombreux membres des petites ethnies (dont des Russes) sont passés à l’ukrainien ou au russe.
Répartition géographique des langues
Quelle est la répartition spatiale des ukrainophones dans le pays ? Les locuteurs de l’ukrainien sont majoritaires à 90 % dans l’Ouest, pratiquement à égalité dans la capitale (Kiev) et le Centre, alors que les russophones sont majoritaires dans le Sud à 90 % et à l’Est. Néanmoins, il faut comprendre que les ukrainophones sont partout, y compris dans les zones russophones du Sud et de l’Est, notamment dans les régions rurales. L’ouest de l’Ukraine correspondrait à ce qu’on peut appeler « l’Ukraine profonde », celle où la quasi-totalité des gens parlent l’ukrainien tous les jours et affirment ne pas savoir le russe. Le Centre et l’Est sont des régions plus mixtes, mais le Sud est aussi unilingue russe que l’Ouest est unilingue ukrainien. Traditionnellement et historiquement, c’est le Dniepr qui distinguerait l’Est de l’Ouest, mais la région du Centre couvre les deux rives du fleuve. De plus, toutes les régions rurales comptent surtout des ukrainophones, même dans les zones russophones de l’Est et du Sud, alors que les villes sont davantage russophones et russifiées, même dans l’Ouest.
Les Ukrainiens peinent à s’approprier leur propre langue, l’Ukrainien littéraire
Parmi les 77,8 % d’Ukrainiens, 85,2 % d’entre eux considèrent la langue ukrainienne comme leur langue maternelle et le russe pour 14,8 % d’entre eux, ce qui porte la proportion à 67,5 % pour l’ensemble du pays. Ainsi, la majorité des Ukrainiens a pour langue maternelle l’ukrainien, une langue slave de la famille indo-européenne et apparentée assez étroitement au russe et au biélorusse. Ces trois langues en constituaient jadis une seule qui s’est fragmentée vers le XIIème siècle. Aujourd’hui, l’ukrainien et le russe demeurent des langues distinctes. Cependant, leur grammaire respective présente beaucoup de similitudes, le vocabulaire des deux langues coïncide — mais n’est pas semblable — dans une proportion d’environ 70 %, les apports polonais dans l’ukrainien marque la principale différence. La soviétisation de l’Ukraine a provoqué un certain nombre d’emprunts au russe surtout à partir des années 1930, comme résultat de la politique de russification menée par le Parti communiste de l’ex-URSS.
Quelle langue ukrainienne ?
L’ukrainien écrit correspond à ce qu’on pourrait appeler l’ukrainien standard, utilisée dans l’administration et apprise à l’école. Comme d’autres langues slaves, elle utilise l’alphabet cyrillique. On retrouve cette forme d’ukrainien dans les dictionnaires, les manuels, les écrits officiels et l’affichage sur le mobilier urbain. Elle est en général associée à la langue littéraire à laquelle elle réfère avec ses auteurs classiques ukrainiens, surtout ceux du XIXème siècle. Pour la plupart des Ukrainiens, ce serait « le seul vrai bon ukrainien ».
Cependant, pour beaucoup d’autres, cette variété apparaît comme un idéal difficile à atteindre plutôt qu’une réalité quotidienne. D’ailleurs, l’enseignement censé transmettre la norme est souvent critiquée parce que les enseignants le maîtrisent mal, sans parler des fonctionnaires, souvent russophones. L’ukrainien standard est donc souvent qualifié comme « littéraire », « authentique » ou « pur », et par conséquent, sans influence du russe. En somme, très peu d’Ukrainiens parlent l’ukrainien standard : seule une part relativement faible des Ukrainiens le maîtrise réellement.
Les langues véritablement parlées par les Ukrainiens
L’ukrainien des villes et son avatar, le souryik
L ’« ukrainien urbain » est une forme orale, par opposition à la forme écrite de l’ukrainien standard. De plus, il existe deux grandes variétés d’ukrainien urbain : celui des villes à majorité ukrainophone et celui des villes à majorité russophone. Dans les villes apparait le phénomène du sourjyk (écrit sourjik, surzhik ou plus officiellement suržyk. Le sourjyk est non seulement un mélange des langues, mais aussi une alternance de l’usage de l’ukrainien et du russe dans la même conversation, souvent avec le même interlocuteur. Dans les villes ukrainophones, le sourjyk est moins fréquent mais présent, alors que dans les villes russophones les « sourjykophones » sont omniprésents. De plus, la part des mots russes dans le sourjyk peut varier non seulement d’une ville à l’autre, mais également d’un individu à l’autre. Ce n’est pas une variété normalisée.
On estime que le russe est la langue normale de près de la moitié des Ukrainiens du Sud-Est, contre 40 % pour l’ukrainien (surtout les zones rurales et dans les villes de l’Ouest). Les 12 % restants parlent le sourjyk, phénomène donc propre aux ukrainophones russifiés. En revanche, dans l’Ouest, 90% des Ukrainiens ne parlent que l’ukrainien, alors que dans les villes cette proportion monte à 50 %, et le phénomène du sourjyk y demeure marginal.
En général, le sourjyk est socialement mal perçu et peu valorisé. Bien souvent, les Ukrainiens eux-mêmes ont du mal à distinguer l’ukrainien du russe. Pour eux, il s’agit soit de l’« ukrainien incorrect » soit du « russe incorrect ». Le sourjyk est finalement perçu comme un « parler incorrect » ne correspondant à aucune des langues décrites et standardisées. Il n’en demeure pas moins que le sourjyk exprime une formidable adaptation linguistique dans les milieux urbains. Parlent le sourjyk les nouveaux arrivants des campagnes qui arrivent en ville. Ne connaissant pas le russe, ils commencent par ajouter des mots russes dans leur conversation et à ainsi mélanger les langues. Il est plus employé dans les quartiers périphériques que dans les centres-villes et il varie sensiblement selon l’origine géographique et sociale des individus.
Pour résumer la situation linguistique en milieu urbain, on peut dire que, sur le marché des langues, l’ukrainien est aujourd’hui en hausse, le russe reste stable et le sourjyk à la baisse. Cela signifie aussi que la connaissance du russe demeure encore incontournable dans les villes d’Ukraine et que la russophonie demeure une forme d’intégration obligée en milieu urbain. La connaissance du russe permet aux ukrainophones d’accéder à toutes les ressources de la langue russe, que ce soit à l’écrit ou à l’oral et dans toutes les sources informatiques. Cette connaissance permet aux Ukrainiens d’accéder à la culture russe et autres cultures transmises par des peuples autrefois réunis dans le cadre de l’Union soviétique. Cela étant dit, l’emploi du sourjyk pénalise l’ukrainien « pur » et est un frein pour la mise en œuvre d’une nation ukrainienne sur la seule base du facteur linguistique.
L’ukrainien de la capitale, Kiev
Dans la capitale, le bilinguisme russe-ukrainien demeure une nécessité car le nombre des russophones est légèrement supérieur au nombre des ukrainophones. Bien que l’ukrainien ait été promu au rang de seule langue officielle (article 10-1 de la constitution du 28 juin 1996), ce statut n’a encore provoqué que fort peu de retombées sur l’usage de l’ukrainien à Kiev qui, a été passablement russifiée depuis longtemps. La langue russe reste à Kiev un moyen de communication essentiel dans les situations de communication formelles et informelles, et assure sa prédominance dans les milieux professionnels, ainsi que dans les grandes manifestations culturelles. Le Kiévien type est un locuteur du russe. Il n’existe pas de mauvaises façons de parler le russe à Kiev et il n’y a pas réellement de norme idéale du « parler russe correct ». Nombre de dirigeants ukrainiens, comme Leonide Kravtchouk, maîtrisaient bien mieux le russe que leur langue théoriquement maternelle. La population kiévienne paraît favorable à une dérussification des usages linguistiques dans la ville où l’affichage est uniquement en ukrainien. Une conséquence de la Révolution orange est la volonté politique d’introduire l’usage croissant de l’ukrainien.
L’ukrainien des champs
L’ukrainien parlé dans les campagnes comporte encore de nombreuses formes dialectales. Pour les Ukrainiens des villes, l’ukrainien rural pourrait presque s’apparenter à une autre langue. Celle-ci est très marquée régionalement et exprime une origine géographique spécifique, avec des connotations archaïsantes. On ne pourrait employer socialement l’ukrainien rural dans les villes. On constate aussi que plus un Ukrainien est éloigné des villes plus il renforce son effet patoisant. Toutefois, s’il demeure près d’un centre urbain, son ukrainien rural se modifiera en subissant les effets d’une certaine russification.
Le Russe
Les Russes constituent numériquement la « minorité » la plus importante du pays. Au plan, social, ils ne forment pas une minorité comme les autres, car ils font partie, comme les ukrainophones, de la majorité fonctionnelle. La langue russe est la langue maternelle pour 95,9 % des Russes et l’ukrainien pour 3,9 % d’entre eux. Les Russes d’Ukraine parlent une forme régionalisée du russe qu’on pourrait qualifier de russe kiévien parce que c’est celui en usage dans la ville de Kiev ; en ce sens, il s’oppose au russe moscovite parlé en Russie. Les deux formes sont mutuellement intelligibles, mais néanmoins identifiables pour tout russophone.
Le russe kiévien s’est constitué au cours de l’histoire par contact avec les réalités linguistiques et culturelles ukrainiennes. Il est d’abord marqué phonétiquement, notamment par un accent et une certaine tendance à remplacer une consonne russe sonore par une consonne ukrainienne sourde. Il existe aussi de légères différences au point de vue grammatical. Le vocabulaire ukrainien a également influencé le russe local, surtout depuis l’indépendance, alors que l’administration a introduit de nouveaux vocables techniques désignant des réalités administratives, structurelles et urbaines. Enfin, de façon générale, le vocabulaire russe kiévien semble plus pauvre que celui du russe standard.
Les russophones sont très majoritaires dans l’est et le sud de l’Ukraine (90%), mais cette proportion diminue considérablement dans la région du Centre ; ils sont pratiquement à égalité à Kiev. Ils forment 60% de la population en Crimée, les ukrainophones, 24 %, les Tatars, 10 %, et les autres nationalités, 6 %. Dans le Sud, la domination du russe débuta dès 1667, ce qui explique que cette prédominance se perpétue. Les régions russophones reposent sur la grande industrie héritée de l’époque soviétique. Les plus grandes concentrations de Russes en Ukraine sont dans les oblasts de Kharkov, Donetsk, Luhansk et Zaporozhia ainsi qu’à l’est du Dniepr (villes de Kherson, Mykolayiv et Odessa), dans la République autonome de Crimée et dans la capitale. En général, les russophones ignorent l’ukrainien mais certaines familles russophones de la haute société kiévienne sacrifient à la nouvelle mode d’embaucher du personnel parlant un ukrainien standard. Ils font alors l’effort de ne parler que l’ukrainien aux enfants dès leur enfance. Les russophones demeurent toutefois partagés entre leur appartenance à la russophonie et leur identification nationale qui passe par l’ukrainophonie.. Les sentiments qu’ils éprouvent peuvent être contradictoires dans la mesure où ils varient de l’attachement affectif à l’Ukraine, parfois à sa culture jusqu’à l’hostilité pure et simple, le tout sur un fond de relations russo-ukrainiennes conflictuelles.
2. L’UKRAINE : QUATRE EGLISES CHRETIENNES ET UNE CAPITALE RELIGIEUSE
L’Ukraine vit naître la chrétienté orientale slave à Kiev, « mère de toutes les villes russes » après les efforts de Saint Cyrille et de Saint Méthod ...
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