*Les incertitudes de l’identité ukrainienne*, François de Jabrun (III/III)
III/III
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et simple, le tout sur un fond de relations russo-ukrainiennes conflictuelles.
2. L’UKRAINE : QUATRE EGLISES CHRETIENNES ET UNE CAPITALE RELIGIEUSE
L’Ukraine vit naître la chrétienté orientale slave à Kiev, « mère de toutes les villes russes » après les efforts de Saint Cyrille et de Saint Méthode qui fondèrent le diocèse de Peremyshl en 906. Le baptême de Vladimir en 988 et la conversion de la Rous’ permirent le développement de l’Eglise de Kiev rattachée initialement au patriarcat de Constantinople. Ce fondement aurait pu nourrir l’affirmation de l’identité ukrainienne. Toutefois l’histoire a compliqué la grille de lecture religieuse. Une fois encore, les dominations extérieures et leurs corollaires politiques ont eu des conséquences dans la sphère religieuse. Existent aujourd’hui en Ukraine, une Eglise catholique et trois Eglises orthodoxes typiquement ukrainiennes. Les autres confessions existent mais sont très minoritaires (catholiques romains, protestants, juifs, musulmans). Une union religieuse pourrait fortifier une identité ukrainienne mais demeure onirique. En effet, malgré les avancées récentes, les divergences théologiques et identitaires demeurent.
Un catholicisme ukrainien particulier : ukrainien, oriental et lié à Rome
L’Union de Brest
En octobre 1596, réuni à Brest-Litovsk, le synode de l’Eglise ukrainienne approuve son union avec Rome. L’acte d’entente à ce sujet avait été préalablement signé à Rome le 23 décembre 1595. Mais à cette époque elle portait, en latin, encore le nom d’Eglise ruthène (Ruthena Ecclesia) ce qui peut prêter à confusion. Cette Eglise du métropolite de Kiev et de Halytch s’étendait sur les territoires ukrainiens que dominait la couronne de Pologne. Les Ruthènes de Transcarpathie, alors sous la coupe de la Hongrie, n’étaient pas concernés mais leurs prêtres signèrent l’union le 24 avril 1646 à Ouzhorod.
Les raisons de ce retour d’une Eglise orientale sous la coupe de l’Eglise catholique sont multiples. Une cause canonique réside dans le fait que le métropolite de Kiev et de Halytch n’avait pas pris part au schisme de 1054 bien que la relation avec le patriarcat de Constantinople soit maintenue. Le métropolite assiste d’ailleurs aux conciles de Lyon en 1275 et de Florence en 1430. La principale raison est de nature politique et sociale. La Pologne occupe l’Ukraine et assimile favorablement les élites locales, notamment religieuses. L’Eglise catholique polonaise est bien plus dynamique et riche que l’Eglise de Kiev. Les prélats orthodoxes sont d’autant plus attirés par elle que le patriarche de Constantinople tente de leur imposer des réformes au profit des communautés locales. En 1590, le métropolite et le haut clergé de l’Eglise ruthène reconnaissent donc l’autorité du Pape. L’union de Brest en est la conclusion logique et est acceptée par six des huit évêques ukrainiens. Les diocèses de Lvov et de Peremyshl rejoignent l’union respectivement en 1700 et en 1709.
Naît donc une Eglise catholique de rite oriental qui garde ses spécificités liturgiques mais qui reconnaît la prééminence du Pape à Rome. Elle est appelée Eglise uniate en référence à l’Union de Brest ou Eglise gréco-catholique ukrainienne (EGCU), terme désormais le plus usité. En parallèle, existe aussi l’Eglise catholique de rite latin qui rassemble essentiellement des fidèles polonais et lithuaniens.
Evolution « occidentophile » des gréco-catholiques en Galicie
L’Eglise uniate, à sa naissance, est rejointe essentiellement par le haut clergé et la noblesse. La majeure partie de la paysannerie ukrainienne demeure fidèle à l’Eglise orthodoxe. L’histoire de la domination de l’Ukraine la restreint progressivement aux régions occidentales du pays. En effet, avec la montée en puissance de la Russie jusqu’au partage de la Pologne en 1772, l’orthodoxie reprend ses droits sur les terres ukrainiennes. En 1875, le dernier diocèse uniate est supprimé dans la partie russe de l’Ukraine. Un pseudo synode est rassemblé par les autorités religieuses orthodoxes russophiles pour proclamer la dissolution de l’Eglise uniate. A la tête de l’Eglise, demeure un métropolite dit de Kiev et de Halytsch mais son siège est désormais en Galicie.
La domination polonaise et la volonté d’assimilation des élites ukrainiennes modifient toutefois certains aspects de cette Eglise. Au XIXème siècle, en Galicie, les prêtres uniates font leur prêche en polonais et ont tendance à latiniser le rite oriental.
Ce mouvement est toutefois ralenti et inversé avec le métropolite Andrei Cheptystsky. Archevêque de Lviv et métropolite de Galicie en 1901, issu de l’aristocratie polonaise, ce moine basilien rassemble six conciles de l’EGCU entre 1905 et 1944. Il cherche ainsi à atténuer la latinisation du siècle précédent dans son Eglise, à raviver ses spécificités orientales et à réintroduire le prêche en ukrainien. Cette défense de l’orientalité de son Eglise s’inscrit dans le projet unioniste qu’il promeut. Pour lui, l’EGCU se trouve « à la frontière des mondes occidentaux et orientaux », elle pourrait « aider l’Eglise orientale à apprendre la théologie de l’Ouest et inversement [20] ». Monseigneur Cheptystsky estime que catholiques et orthodoxes peuvent retrouver leur union passée. L’expérience de l’EGCU qui est en communion avec Rome mais qui garde ses particularités orientales est, selon lui, exemplaire. La pensée du métropolite Cheptystsky a fortement influencé les gréco-catholiques ukrainiens et continue de guider ses successeurs à la tête de l’EGCU dans leurs efforts œcuméniques. Ayant subi les jougs russes, polonais, allemand et soviétique, il demeure une personnalité reconnue et exemplaire pour tous les Ukrainiens, même en dehors de l’EGCU.
Eglise clandestine sous le régime soviétique
La première Ukraine soviétique ne reconnaît pas les droits de l’Eglise uniate en 1925 mais ne domine pas les régions occidentales de Galicie, de Bukovine et de Transcarpathie. Dans celles-ci, l’EGCU demeure présente au point que la république d’Ukraine transcarpathique est dirigée par un prélat uniate, Monseigneur Volosyn. Elle est toutefois confrontée à un certain rigorisme de la hiérarchie catholique romaine qui refuse d’intégrer le mariage des prêtres, tradition orientale. De nombreux gréco-catholiques, en Ukraine mais surtout dans les groupes émigrés, se convertissent alors à l’orthodoxie.
Avec la réunion de toutes les terres ukrainiennes dans l’Ukraine soviétique de 1946, l’EGCU est interdite. Le pseudo concile de Lvov prononce à nouveau la dissolution de l’EGCU. Cette interdiction provoque un exil important d’Ukrainiens gréco-catholiques, notamment vers les Etats-Unis, le Canada et l’Europe de l’Ouest. Le haut clergé est accueilli à Rome où s’ouvre une université ukrainienne catholique. Les biens de l’EGCU sont redistribués à l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Moscou, la seule autorisée par le régime soviétique. L’EGCU se maintient en Ukraine dans la clandestinité surtout dans les régions historiques de l’ouest. Sa situation est d’autant difficile que dans les années 1970, Rome mène une ostpolitik de bons rapports avec les Eglises orientales de l’Europe de l’est. Ainsi, en 1975, le métropolite Joseph Slipyj ordonne-t-il secrètement trois évêques gréco-catholiques à Rome sans l’aval du Saint-Siège. Ils seront de facto reconnus par le Vatican seulement après la chute de l’empire soviétique.
La renaissance et les attentes de l’EGCU
En 1989, l’EGCU est à nouveau autorisée et peut récupérer environ mille des communautés qui lui avaient été confisquées. En 1993, catholiques et orthodoxes ukrainiens signent les accords de Balamand : ils condamnent l’uniatisme compris comme forme de prosélytisme mais ils reconnaissent le droit à l’existence pour ces Eglises. La situation demeure toutefois tendue. Si les fidèles gréco-catholique et orthodoxes ne se combattent pas effectivement et ont pu se retrouver lors de la Révolution orange, les dissensions demeurent entre les deux Eglises.
Les orthodoxes, surtout ceux dépendant du patriarcat de Moscou, demeurent très sensibles à toute ingérence de l’Eglise catholique en Europe orientale. Pour eux, l’union avec Rome implique une position inférieure qu’ils refusent. Les vives réactions à la venue du pape Jean-Paul II en Ukraine en juin 2001 illustrent cette forte réticence. Le déménagement du siège apostolique de l’archevêque majeur de l’EGCU à Kiev en avril 2004 suscita aussi des craintes et l’opposition des prélats orthodoxes. Lorsque monseigneur Husar demande au pape le droit au titre de patriarche, les autorités orthodoxes font pression auprès du Vatican pour que lui soit refusé ce titre territorial. En effet, l’EGCU se réclame de l’héritage de l’Eglise de la Rous’. L’Eglise orthodoxe le lui dénie et considère qu’une autorité territoriale, le patriarcat, et sa présence à Kiev avec une possible revendication des lieux saints de la capitale (laure des grottes de Kiev, laure de Potchaiev, cathédrale Sainte-Sophie) représentent un danger.
De leur côté, les gréco-catholiques entretiennent quelque rancœurs vis-à-vis du patriarcat de Moscou. Ils lui reprochent sa collaboration avec le régime soviétique qui persécutait l’EGCU. Ils revendiquent encore environ trois cents églises qu’occupent l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Kiev et l’Eglise orthodoxe autocéphale. Avec plus de cinq millions de fidèles et 3317 communautés, elle est surtout majoritaire dans l’ouest ukrainien (95% de la Galicie) mais sa présence est effective sur la rive gauche du Dniepr. Elle s’est exprimée comme l’un des porte-parole de l’indépendance en 1991 car elle estime qu’elle est porteuse d’une identité ukrainienne nationale. Si monseigneur Husar s’est refusé à soutenir officiellement tout parti politique, il est clair que le suffrage des gréco-catholiques se porte plus du côté orange par opposition aux russophiles.
Trois Eglises orthodoxes en compétition
La situation de l’orthodoxie en Ukraine est complexe. Elle résulte essentiellement de l’intervention du politique dans le champ religieux. L’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou (EOU-PM) est née en 1686 de la domination russe sur l’Ukraine. L’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne (EOAU) et l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev (EOU-PK) sont l’expression de volonté d’autonomie des Ukrainiens, respectivement en 1918 et en 1992.
L’Eglise du patriarcat de Moscou
Occupant la majeure partie de l’Ukraine depuis la paix d’Androusovo, l’empire russe renforce sa présence au XVIIème siècle dans tous les domaines. En 1686, il impose à l’Eglise ukrainienne le rattachement au patriarcat de Moscou aux dépens du patriarcat de Constantinople. Désormais, elle est la seule Eglise officielle de la province ukrainienne de l’Empire et le demeure pendant le régime soviétique. Elle conduit ainsi à la dissolution des diocèses uniates de Petite-Russie au XIXème siècle. Elle subit, comme les autres confessions, une première période difficile de répression et de persécutions au début de l’ère communiste. Elle suit toutefois le mouvement de l’Eglise de Moscou qui est contrainte de s’accommoder du régime soviétique. En 1946, elle est la seule Eglise autorisée, Eglise d’Etat, et peut ainsi récupérer les biens des Eglises confisqués. Cette sorte de collaboration avec le pouvoir lui vaut les rancœurs des autres Eglises qui lui reprochent son refus de reconnaître ses fautes dans la persécution du clergé uniate et les conversions forcées.
Initialement exarchat ukrainien de l’Eglise orthodoxe russe, elle s’est vue conférée la pleine autonomie le 27 octobre 1990. Elle se considère donc comme la seule héritière légitime de l’Eglise orthodoxe de Kiev et de la Rous’. Le métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine, Monseigneur Sabodan Volodomyr, réside à la laure des grottes de Kiev (Kiev Pechersk Lavra). Le nom officiel de l’EOU-PM en ukrainien est Eglise orthodoxe ukrainienne. Elle considère donc les autres Eglises comme des organisations nationalistes schismatiques et leur refuse toute validité canonique. Elle est la seule Eglise d’Ukraine à avoir une situation canonique officielle dans l’orthodoxie orientale. A contrario, les autres Eglises l’appellent Eglise orthodoxe russe.
L’EOU-PM demeure la première Eglise d’Ukraine avec près de 35 millions de fidèles (trois quarts de la population ukrainienne), plus de dix mille communautés et près des deux tiers des paroisses. Elle très majoritairement présente dans l’Ukraine du centre et du nord-ouest.
Politiquement, elle est la seule Eglise à avoir officiellement soutenu un des candidats à l’élection présidentielle, Viktor Ianoukovitch. Avec ce soutien au leader pro-russe, elle s’inscrit dans la lignée du mouvement ukrainien russophile. Avec la victoire de son opposant et malgré sa prédominance, elle se sent en situation difficile qui vaudra à son métropolite d’affirmer qu’elle est aujourd’hui persécutée. Toutefois cette position officielle du clergé ne peut déterminer l’attitude de tous les fidèles orthodoxes de l’EOU-PM.
L’Eglise orthodoxe autocéphale
En 1921, un synode crée L’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne à Kiev et ordonne à sa tête le métropolite Lypkivsky Vasyl. Eglise indépendante au départ, elle obtient en 1924 la reconnaissance de ce statut autocéphale par le patriarche de Constantinople. Un tomos [21]ré-établit le diocèse du métropolite de Kiev et de la Rous’-Ukraine comme Eglise autocéphale. La véritable volonté de cette Eglise est de rompre avec Moscou. C’est la raison pour laquelle elle est initialement persécutée par le pouvoir soviétique.
La deuxième guerre mondiale est une période assez confuse pour l’EOAU. En 1941, un synode (sobor) décide de rétablir le lien canonique avec le patriarcat de Moscou dans l’Ukraine occupée par les Allemands. L’archevêque Hromadsky Oleksiy est nommé métropolite de cette Eglise, indument appelé Eglise autonome. Le 8 octobre 1942, deux évêques de l’EOUA, l’archevêque Nijanor et l’évêque Mtyslav, et le métropolite Oleksiy signent un acte d’union à la Laure de Pochaiev par lequel les hiérarchies des deux Eglises s’unissent. Cependant les autorités d’occupation allemandes et prélats russophiles de l’Eglise autonome forcent le métropolite Oleksiy à retirer sa signature.
Après la guerre, l’EOU-MP étant la seule Eglise officielle, quelques communautés de l’EOUA demeurent malgré tout indépendantes. Elles sont toutefois liquidées par le régime soviétique avec l’appui de l’EOU-MP. De nombreux ecclésiastiques de l’EOUA émigrent en Allemagne et aux Etats-Unis, ceux qui restent sont exécutés ou déportés.
Lors de la reconnaissance des Eglises en 1989, l’EOUA renaît avec monseigneur Mtyslav qui prend le titre de Patriarche de Kiev et de toute la Rous’-Ukraine. Après sa mort en 1993, elle est rétablie comme Eglise indépendante malgré une courte union avec l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Kiev.
Forte d’un millier de communautés, elle est très présente dans l’ouest ukrainien, en Galicie. Un grand nombre des paroisses des émigrés ukrainiens se rattachent à elle, au Canada et aux Etats-Unis.
L’Eglise du patriarcat de Kiev
En août 1989, la paroisse orthodoxe Saint Pierre et Saint Paul de Lvov annonce sa rupture avec l’EOU-PM. En novembre 1991, monseigneur Mykhailo Denysenko Filaret, Patriarche de Kiev et de toute la Rous’-Ukraine, demande le statut d’Eglise autocéphale pour l’Eglise ukrainienne à la hiérarchie russe. Il dispose alors du soutien de l’EOUA et d’une oreille attentive auprès du président Kravtchouk. Pourtant le synode d’avril 1992 rejette le projet du métropolite Filaret. Avec le soutien du président Kravtchouk, Filaret prétend que le synode a subi des pressions et en convoque un nouveau en mai à Kharkov. La majorité des évêques vote cependant la suspension de Filaret et élit un nouveau métropolite, Vitor Sabodan Volodymir. Avec seulement trois évêques, monseigneur Filaret s’unit initialement à l’EOUA puis crée, en juin 1992, l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev avec le soutien du patriarche Mtyslav. Pourtant le clergé autocéphale s’oppose à Filaret et à la mort de Mtyslav, la rupture est consommée entre l’EOUA et l’EOU-PK. Les deux Eglises s’affrontent alors pour la filiation des paroisses. Beaucoup d’entre elles demeurent autocéphales, mais avec le soutien des autorités locales nationalistes et de forces paramilitaires, certaines sont prises par la force en Volhynie et dans l’oblast de Rivne. Dans le sud-est ukrainien, le président Kravtchouk accorde arbitrairement les paroisses fermées par le communisme à l’EOU-PK.
Patriarche de Kiev et de Halytsch, monseigneur Filaret a été excommunié par l’EOU-MP en 1997. Il cherche toutefois à rallier à l’EOU-PK des groupes nationalistes et des organisations religieuses sans reconnaissance canonique. Par ailleurs, il exprime la repentance du soutien orthodoxe à la persécution passée de l’EUGC et de l’EOUA.
Forte d’un millier de communautés, l’EOU-PK est surtout présente en Volhynie (40% de ses paroisses) et à Kiev. A l’étranger, onze paroisses américaines et deux paroisses australiennes reconnaissent son autorité.
Quatre patriarches pour la mère de toutes les villes russes
Les relations entre les différentes Eglises chrétiennes sont complexes. Le fait religieux demeure pourtant essentiel et 47% des Ukrainiens estiment que l’Eglise est l’institution à laquelle ils font le plus confiance. Le christianisme oriental est certainement un trait caractéristique de l’identité ukrainienne. Mais des fidèles jusqu’aux hiérarchies, les antagonismes l’emportent sur les similitudes.
Le poids du passé est prégnant. Les Eglises persécutées par les Russes et ensuite par le communisme attendent encore la repentance de l’Eglise orthodoxe. La propriété des églises et des paroisses concerne toutes les Eglises et alimentent leurs oppositions. Du point de vue strictement religieux, il est difficile de rétablir les ponts canoniques. Les excommunications minent les relations des orthodoxes. La vitalité des gréco-catholiques inquiète les orthodoxes qui se sentent devenir une « minorité persécutée » selon les propres termes du patriarche Alexis II. Et la volonté œcuménique du cardinal Husar ne rassure pas ses homologues orthodoxes. La compétition pour le titre de patriarche de Kiev est, à cet égard, singulière : trois patriarches orthodoxes de Kiev cohabitent et l’archevêque majeur gréco-catholique rêve de retrouver ce titre. Ensuite la perception de l’identité ukrainienne est plurielle. Les divergences sont les plus flagrantes entre les Eglises orthodoxes. Comme les gréco-catholiques, les Ukrainiens émigrés et les dissidents s’estiment « plus ukrainiens » que leurs coreligionnaires de l’Eglise de Moscou. Enfin, si l’EOU-MP demeure du côté des russophiles en soutenant publiquement le parti des Régions et Victor Yanoukovitch, la grande majorité des fidèles des autres Eglises soutient les autres partis politiques. Ces Eglises se présentent comme les vrais défenseurs de l’identité ukrainienne et leur combat passé pourrait leur donner raison.
L’Ukraine apparaît donc encore divisée entre deux sensibilités religieuses que le rapport avec Moscou divise. Cette césure pourrait se limiter à l’opposition des hiérarchies ecclésiastiques ; elle semble toutefois aussi toucher les fidèles. On assiste, en effet, à une réelle vivacité spirituelle et les églises connaissent une affluence certaine. La question demeure de savoir quelle identité religieuse exacte peut rassembler des Ukrainiens qui fréquentent des églises encore opposées.
3. L’identite ukrainienne peine a s’exprimer politiquement
La langue et la religion peinent à rassembler les Ukrainiens. L’indépendance et la construction d’un Etat ukrainien auraient pu permettre une construction identitaire dans le champ politique. Phénomène typiquement européen, la construction de l’Etat-nation s’appuie sur une identité qui se fortifie au sein de la population et vis-à-vis du monde extérieur. La réalité ukrainienne demeure complexe. La perpétuelle césure schématique des deux rives du Dniepr apparait dans la classe politique. La réaction de ses deux partenaires tutélaires, la Russie et l’Europe, nourrit aussi cet antagonisme. L’identité ukrainienne pourrait naître d’un choix politique si elle sort de l’incertitude.
Les acteurs de la politiques ukrainiennes militent tous pour une identité ukrainienne mais en ont des approches différentes
Y a-t-il une fracture identitaire du monde politique ?
En première approche, l’Ukraine voterait selon l’orientation « géographique » des hommes politiques. L’ouest serait favorable au candidat pro-européen et l’est à celui proche de la Russie. Effectivement, lors l’élection présidentielle de 2004, le premier ministre Victor Yanoukovych est majoritaire dans l’Ukraine de l’Est et du centre et ne cache pas son attachement au grand frère russe. Dauphin du président Koutchma, il symbolise la continuité de l’Ukraine inscrite dans l’orbite russe. Son rival, Victor Youshchenko, ancien premier ministre lui aussi, domine l’Ukraine occidentale et la région de Kiev. Il apparait alors comme profondément europhile. Les dernières élections parlementaires pourraient apparaître comme une confirmation de cette rupture. Les mêmes régions orientales et méridionales votent pour le parti des Régions que dirige Victor Yanoukovych. Le reste de l’Ukraine plébiscite le bloc Youlia Tymochenko , du nom de l’égérie de la révolution orange qui soutenait Victor Youshchenko. Ce dernier et son parti Notre Ukraine ne s’imposent qu’en Transcarpathie. La Rada, l’assemblée parlementaire ukrainienne, est donc divisée en deux camps. Une conclusion rapide aboutirait à la superposition de l’antagonisme tutélaire entre Ukrainiens de l’Ouest, influencés par la Pologne et l’Autriche catholiques, et les Ukrainiens de l’Est, fidèles soutiens de la Russie orthodoxe.
La réalité politique est plus complexe mais renferme un aspect identitaire ukrainien
Une étude des caractères des trois hommes politiques influents ukrainiens réfute l’approche simpliste des antagonismes : le président de la république, Victor Youshchenko, son premier ministre, Youlia Timochenko, et l’ancien premier ministre, Victor Yanoukovych.
Victor Yanoukovych est né de père bélarusse dans le Donetsk mais n’a de cesse de rappeler qu’il est profondément ukrainien. Victor Youshchenko vient de l’oblast de Soumy et Youlia Tymochenko de celui de Dniepopetrovsk. Tous les trois viennent donc de l’est et du centre ukrainiens, aucun n’est originaire des régions occidentales de Galicie ou de Volhynie, potentielles suspectes de trop grande amitié avec l’Occident. Tous trois sont des fidèles de l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou, aucun n’est un gréco-catholique, probable relai du Vatican. Surtout tous les trois maîtrisent mieux le russe que l’ukrainien. Les carrières politiques de messieurs Yanoukovych et Youshchenko ont débuté dans l’Ukraine soviétique où le russe dominait et Y. Tymochenko avait commencé une carrière dans les milieux industriels aussi russophones. Tous les trois s’appliquent toutefois à s’exprimer publiquement en ukrainien. Leur origine géographique, leur inclinaison religieuse et leur pratique linguistique sont donc identiques bien qu’ils soient opposés politiquement et que leurs bases électorales semblent différentes.
En outre, confrontés tous les trois aux réalités de leurs responsabilités politiques, ils s’accordent sur le rapprochement de l’Ukraine avec le monde occidental par le biais de l’Union européenne (UE) et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Cette occidentophilie est certes moins évidente chez V. Yanoukovych, encore attaché au lien avec la Russie, mais elle n’est pas absente.
L’attitude des occidentaux et des Russes ne facilite pas le choix ukrainien d’une identité marquée
Dans l’UE, le soutien à l’intégration de l’Ukraine est évident. 51% des Européens [22] se disent ainsi favorables à l’adhésion de l’Ukraine. Elle semble donc le candidat favori d’un prochain élargissement de l’UE pour les Européens. L’argument principal en faveur de cette intégration est que l’Ukraine fait partie de l’Europe pour 52% des sondés. Très naturellement, l’Ukraine apparait donc comme un pays européen. Les Européens s’en sentent proches et la révolution orange a connu un succès certain dans les opinions occidentales qui y ont vu, peut-être un peu rapidement, une volonté de rapprochement ukrainien-européen. L’attitude des capitales européennes vis-à-vis de Kiev suit globalement l’appréciation de leurs populations. Elles prônent le rapprochement pour aboutir à l’intégration. L’Ukraine est donc, pour elle, profondément européenne. Son identité devrait donc se rapprocher de certaines caractéristiques des identités des pays européens. Surtout l’affirmation de cette identité dans un Etat-nation reconnu serait renforcée par le rapprochement européen.
A l’est, l’attitude la Russie s’exprime en opposition à ce rapprochement occidental. Dès l’élection de 2004, le président Vladimir Poutine soutient Victor Yanoukovych et la tentative d’ingérence dans le processus électoral. Après l’échec du candidat du pouvoir, le Kremlin continue de tenter d’imposer ses vues aux dirigeants ukrainiens désormais pleinement indépendants. Les contacts entre messieurs Poutine et Yanoukovych demeurent et ce dernier s’est empressé de féliciter Dmitri Medvedev lors de son élection (2008). Surtout la fédération de Russie tente par divers moyens de limiter la marge de manœuvre de son ancienne province de Petite-Russie. Les récurrentes coupures de gaz en sont une expression. Surtout, Moscou menace plus ou moins implicitement Kiev si elle se rapproche trop de l’UE et de l’OTAN. Le 12 février 2008, en recevant V. Youshchenko à Moscou, Vladimir Poutine le mettait en garde contre la tentation de se joindre au projet de bouclier antimissile américain ou d’accueillir une base de l’OTAN par une formule équivoque : « dire, même penser que la Russie, en réponse (…) pointera ses missiles sur l’Ukraine, cela fait peur ». Cela rappelle surtout aux Ukrainiens que les siècles de domination russe demeurent un aspect de leur identité.
L’identité ukrainienne serait donc à la croisée des chemins et ne saurait lequel choisir ou tracer
L’identité ukrainienne semble encore en construction et peine à dépasser ses incertitudes. Le poids du passé s’exprime encore dans sa langue, dans sa foi et dans ses choix politiques. Après une quinzaine d’années d’indépendance progressive, de la chute de l’empire soviétique à la révolution orange, elle cherche à exprimer sa voix propre. Laquelle est-ce donc ? Doit-elle encore s’appuyer sur des caractéristiques forgées par les dominations étrangères ?
La réalité de l’Etat-nation ukrainien serait le cadre de la réalisation de cette identité. Elle se pourrait se nourrir de toutes ses singularités. Quatre Eglises, deux ou trois langues, des liens particuliers avec la Russie et l’Europe pourraient être dépassées par l’acceptation d’une citoyenneté ukrainienne commune. L’Ukraine suivrait alors la même voie que la plupart des nations occidentales qui se sont construites progressivement à partir de noyaux différents. Elle serait la dernière expression cohérente d’un Etat-nation en Europe. L’identité ukrainienne se fonderait alors sur le fait d’être un citoyen de la république d’Ukraine, démocratie reconnue sur la scène internationale. En se reconnaissant dans ce caractère commun, les Ukrainiens laisseraient au second plan les considérations linguistiques, géographiques, religieuses et politiques. Cette vision idyllique d’achèvement de l’identité ukrainienne semble la seule à même de dépasser les divisions apparentes des Ukrainiens.
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Le défi actuel de l’Ukraine est de réussir à dépasser les antagonismes identitaires latents que lui ont légués l’histoire et la géographie. Les Ukrainiens ne parlent pas tous la même langue aujourd’hui. La population ukrainienne est ukrainophone ou russophone, ou encore mélange les deux langues. L’identité ukrainienne s’appuie donc sur une langue slave dont les expressions sont plurielles. Les Ukrainiens sont majoritairement chrétiens mais leur foi ne s’exprime pas dans les mêmes églises. A côté de la particularité gréco-catholique, trois Eglises orthodoxes concurrentes accueillent les fidèles ukrainiens du territoire et de l’émigration. Le rapprochement religieux autour de Kiev, cette capitale de l’orthodoxie, n’apparaît pas probable. Même l’expression politique souffre de ces divisions. Partis et leaders politiques s’opposent dans la répartition politique de leur électorat mais aussi dans l’approche des liens à maintenir ou à modifier avec les voisins de l’Ukraine.
Les incertitudes de l’identité ukrainienne demeurent et la consolidation d’une citoyenneté ukrainienne forte pourrait faciliter son renforcement. Le cadre de l’Etat-nation est idéal pour poursuivre la sortie de l’adolescence turbulente qu’a connue l’identité ukrainienne.
CONCLUSION
L’identité ukrainienne n’est pas sortie de l’incertitude et n’a pas encore réussi à pleinement s’exprimer. Sa géographie, très marquée par l’histoire, ne lui a pas offert un cadre idéal d’épanouissement. Les siècles ukrainiens ont surtout été lithuaniens, polonais, autrichiens et russes. « Fantôme de l’Europe », l’Ukraine n’est un Etat clairement indépendant et ukrainien que depuis l’indépendance de 1991 et la révolution orange de 2004. La puissance des monarchies catholiques et de l’empire russe a enserré l’Ukraine dans un étau où toute identité autonome ne pouvait s’exprimer. Elle a surtout marqué profondément les caractères des Ukrainiens selon la puissance dominante. Malgré cet étau de plus en plus fort du côté russe, une conscience nationale ukrainienne s’est éveillée et a progressivement exprimé la volonté de construire une identité commune. Phénomène littéraire puis politique, cette expression s’est nourrie des siècles de domination et des révoltes qu’elle provoqua. Ils ont abouti à une première indépendance au XXème siècle seulement. Après la seconde indépendance des années 1991 – 2004, les défis à relever pour s’épanouir pleinement ne sont pas faciles. Les Ukrainiens demeurent divisés par la langue qu’ils pratiquent, schématiquement le russe ou l’ukrainien. Ils se partagent aussi selon la foi chrétienne qu’ils professent, gréco-catholique ou orthodoxe de plusieurs Eglises. Ils se singularisent enfin par le choix politique qu’ils font, marqués par leur héritage historique, par l’appréciation qu’ils ont des liens avec la Russie et l’Europe occidentale.
Cette recherche d’identité commune pourrait apparaître comme le dernier processus cohérent et possible en Europe de construction d’un Etat-nation solide. Son fondement est avéré même si ses expressions sont diverses. Son champ d’application semble stable, les frontières de l’Ukraine délimitent un territoire peuplé d’Ukrainiens. La république d’Ukraine est un Etat reconnu, doté d’une économie construite et viable, d’une administration éprouvée et d’institutions organisées. Reconnaître que le citoyen ukrainien peut exprimer l’identité ukrainienne au-delà des divergences apparentes revient à justifier la pertinence du concept européen d’Etat-nation. Cette perspective n’est toutefois pas certaine. Non seulement l’engagement des dirigeants ukrainiens, mais aussi la pertinence des actions de leurs voisins russes et européens permettraient d’achever le processus. Le Russe et l’Européen occidental, parents très présents au cours des siècles, permettrait alors à l’identité ukrainienne d’atteindre l’âge adulte.
Cette possible réussite ukrainienne ne peut toutefois servir d’exemple à toutes les constructions identitaires sur la planète. Pays européen et chrétien, l’Ukraine se reconnaît dans les définitions de l’Etat nation et des principes démocratiques. Cette grille de lecture n’est pas forcément pertinente sur d’autres continents, ni suffisante sur le continent européen même. Le phénomène identitaire est dynamique et trop complexe pour obéir à une seule logique. L’erreur de nombre d’Occidentaux semble de trop vouloir reproduire partout leur mode de construction identitaire et d’oublier combien compliqué a été leur cheminement historique.
Manuscrit clos le 8 novembre 2008
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[1] Hessel Tiltman, Peasant Europe, 1934, p.192. Cité par J. Benoist-Méchin, Ukraine le fantôme de l’Europe, Paris, 1939, p.11.
[2] J. Benoist-Méchin, Ukraine le fantôme de l’Europe, Paris, 1939.
[3] Voltaire, Histoire de Charles XII, 1737, Bâle, chapitre IV.
[4] On utilisera par commodité l’expression des mots ukrainiens la plus courante en Français, laquelle est issue du russe. En effet, depuis 1991, les noms propres ukrainiens en alphabet latin ont été revus afin de mieux correspondre à la langue ukrainienne et à la différencier du russe. Ainsi devrait-on plutôt écrire Kyiv que Kiev. On suivra, par ailleurs, le conseil humoristique du métropolite gréco-catholique qui suggère d’écrire les noms tels qu’on les entend.
[5] Du mot Varingas qui veut dire soldats.
[6] Du mot scandinave Rhos, Ruodsen qui veut dire ramer et que les Varègues auraient donné aux habitants des villes fluviales, frappés par la dextérité de leurs rameurs.
[7] Cosaque viendrait de Kassak qui veut dire bon soldat.
[8] Nom de la colonie grecque fondée sur les rives de la Mer Noire au VIIème siècle avant J.C.
[9] Makhno est un anarchiste ukrainien arrêté par les autorités russes mais que la révolution russe libère. Il conduit une forme de guérilla anarchiste dans le sud de l’Ukraine et s’oppose aux armées blanches puis à l’armée rouge. Malgré sa violence et sa brutalité, il fascine les paysans ukrainiens qui rejoignent son armée noire.
[10] La Tchéka est l’acronyme de la Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage, service secret créé le 20 décembre 1917 sous l’autorité de Félix Dzerjinski pour combattre les ennemis du nouveau régime bolchevique.
[11] NKVD est l’acronyme du Commissariat populaire des Affaires intérieures, Narodnii Komissariat Vnoutrennikh Diél, police politique de l’ex-Union soviétique, qui fut créée en 1934 .
[12] Collectif présenté par G. Luciani, Le livre de la Genèse du peuple ukrainien , Paris, 1956, p.121-143
[13] Cité par Roger Portal dans Russes et Ukrainiens, Flammarion – Questions d’histoire, Paris, 1970, p.39.
[14] Confrérie Saints Cyrille et Méthode
[15] Cité par Roger Portal dans Russes et Ukrainiens, Flammarion – Questions d’histoire, Paris, 1970, p.45.
[16] Cité par Olivier de Laroussilhe, L’Ukraine, PUF – Collection Que sais-je ?, Paris, 1998, p.48.
[17] Discours des députés cité par Roger Portal dans Russes et Ukrainiens, Flammarion – Questions d’histoire, Paris, 1970, p.58.
[18] Traditionnellement, en Ukraine, une jeune fille qui désirait exprimer son refus à jeune galant lui faisait déposer une citrouille orange. Cette couleur est donc devenue le symbole du refus pour les Ukrainiens. Les manifestants anti-Koutchma portaient ostensiblement cette couleur.
[19] Kostomarov, article publié dans le N°61 de la revue de la Cloche sous le titre de l’Ukraine, 15 janvier 1860, cité par Roger Portal dans Russes et Ukrainiens, Flammarion – Questions d’histoire, Paris, 1970, p.42.
[20] Monseigneur Andrei Cheptystsky, discours d’inauguration de l’Académie de théologie de Lvov le 6 octobre 1929, cité par Antoine Arjakovsky, entretiens avec le cardinal Lubomyr Husar, Parole et silence, Paris, 2005, p.124.
[21] Un tomos (du grec τομος : morceau, qui a donné tome en français) est édité par un synode orthodoxe, l’équivalent de la bulle catholique.
[22] Sondage TNS du 8 décembre 2005 auprès des citoyens de six pays européens et de l’Ukraine représentant 75% de la population.
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