"Les idoles balkaniques: religion et nationalismes dans les États yougoslaves", Vjekoslav Perica

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Les « icones balkaniques » : religion et nationalisme dans les États post-yougoslaves

Traduit par Jovana Papović
Mise en ligne : mardi 6 mars 2012
Quels sont les liens entre religion et nationalisme dans les Balkans ? Une question essentielle pour comprendre les déchirements des années 1990 et les politiques nationalistes à l’œuvre partout dans la région. Rencontre avec l’historien croate Vjekoslav Perica, auteur notamment du livre Balkan Idols : Religion and Nationalism in Yugoslav States.

Propos recueilli par Bedrudin Gusić

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Église catholique à Mostar (©CdB/Laurent Geslin)

Vjekoslav Perica est un historien croate, journaliste et essayiste, qui vit aujourd’hui à New York. Il est spécialisé dans l’histoire moderne des religions dans l’ancienne Yougoslavie. Il est notamment connu pour son ouvrage Balkan Idols : Religion and Nationalism in Yugoslav States (Les idoles balkaniques: religion et nationalismes dans les États yougoslaves), publié en 2006.

Tačno.net (T.) : Quels sont les liens entre religion et nationalisme dans les Balkans ?

Vjekoslav Perica (V.P.) : Il existe une invention typiquement balkanique, qui n’existe pas en Occident – le malheureux « nationalisme ethno-confessionnel » comme l’aura nommé un historien autrichien. C’est un concept qui s’oppose complètement au concept occidental de nationalisme citoyen. C’est une idéologie anti-libérale, un système collectiviste comportant un mélange de racisme, une sorte de perversion de l’esprit qui est malheureusement dominante dans tous les petits États post-yougoslaves, et qui est légitimée par les confessions locales qui ressemblent de plus en plus à des sectes. Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse encore de communautés religieuses. Par exemple : la soi-disant « Église des Croates » en Bosnie-Herzégovine n’est plus une Église catholique, mais une organisation nationaliste qui ressemble beaucoup plus à l’Église orthodoxe serbe qu’à l’Église catholique, par exemple au Brésil.

T.. : Quelle est l’idée centrale de votre ouvrage sur les « idoles balkaniques » ?

V.P. : C’est justement ce « nationalisme ethno-confessionnel », ainsi que le phénomène de l’idolâtrie, de l’adoration de quelque chose qui est pour les uns véritable et juste, tandis qu’il est faux pour les autres et qu’il est le fruit de manipulation. Le phénomène existe partout, on a pu en voir la manifestation il y a quelques temps, lors de la mort du leader nord coréen.

T. : Avez-vous analysé le rapport entre politique et religion dans les pays de l’ancienne Yougoslavie ?

V.P. : Oui, c’est le chapitre le plus important du livre, j’en parle quand je développe l’idée de la nouvelle idéologie de l’ethno-confessionnalisme et de l’identité nationale, qui sont un mélange de religion et d’ethno-mythologie. Les nouvelles élites sont des groupes d’hypocrites qui font semblant d’être croyant et qui sont entourés de leaders religieux qui les questionnent sans cesse : « Combien de biens immobiliers allez-vous nous offrir ? Combien d’argent du budget de l’État allez-vous nous verser pour qu’on puisse faire de nouveaux temples dorés – que personne n’essaye d’aller aider les sans-abris ou d’ouvrir des PME pour donner du travail aux jeunes… »

T. : Vous mentionnez ce que vous aurait dit l’archevêque de Vrhbosna [1], Mgr Vinko Puljić, lorsque vous lui avez demandé de quoi parlait les évêques catholiques avec leurs collègues orthodoxes, il aurait répondu – on parlait des frontières. Comment donc Vinko Puljić a-t-il pu devenir cardinal ?

V. P. : Mgr Puljić est un homme du Vatican, il fait ce qu’on lui demande, et c’est comme ça qu’il est devenu cardinal. Ma question était liée à la période de 1990-91 (la politique sera inverse après 94), où l’Église Orthodoxe Serbe invitait à travers les médias les évêques croates à parler de la partition du territoire ex-YU en deux, en une partie orientale et une partie occidentale (Les Musulmans ne sont pas mentionnés comme facteur pertinent).


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Ce type de discutions avait déjà lieu en parallèle entre Milošević et Tuđman. Mais selon mes recherches, les évêques chrétiens les menaient aussi. A la seule différence près que l’église serbe faisait ce type de demande ouvertement, tandis que les leaders catholiques n’ont jamais prononcé publiquement ce type de requêtes. Il reste qu’il y a bien eu des rencontres – de quoi il y était question ? On ne sait pas…

T. : Votre ouvrage Saint Pierre et saint Sava parle de la construction de deux églises à Split, il y a deux siècles de cela. De quoi s’agit-il ?

V.P. : J’ai toujours été intéressé par l’écriture de l’histoire d’une communauté, d’une ville ou d’une région à travers l’histoire d’un symbole important – la construction d’un monument architectural, comme dans les œuvre de Victor Hugo sur la cathédrale Notre-Dame de Paris ou encore l’œuvre d’Andrić autour du pont sur la Drina et qui développe l’histoire de la Bosnie elle-même. J’espère avoir fait de même en décrivant la construction de ces deux bâtiments ethno-confessionnels et symboles idéologiques du catholicisme d’un côté et de l’orthodoxie de l’autre. Le livre n’a pas d’épilogue, cela n’est pas de bon augure, cela veut dire que la situation restera encore longtemps complexe.

T. : Quel est le fond de l’idée de votre thèse sur « l’articulation de l’identité nationale ». ?

V.P. : L’identité nationale est une construction qui s’érige par étapes. Toutes les identités nationales post-yougoslaves sont inarticulées et reposent sur des États-nations faibles, qui vont difficilement survivre si ces crises identitaires continuent. Je suis assez frustré de voir que pour construire leur identités nationales, toutes les nations ont pris ce qu’il y avait de plus mauvais dans leurs cultures respectives. Les différences entre les trois confessions se sont aujourd’hui complètement amenuisées – les anciens ennemis sont aujourd’hui plus que jamais semblables, malgré leurs efforts pour se distinguer au maximum. Elles ont toutes les trois acceptées cette idéologie hybride dite du « nationalisme ethno-confessionnel », et sont obsédées par l’idée d’un état national homogène et stable, où en tant que religion majoritaires elles ont le monopole. L’état-nation faiblit partout, à cause de la mondialisation, le concept est devenu presque désuet sur le plan historique. Cependant pour les religions ce n’est pas une mauvaise nouvelle, elles prennent de l’importance face à l’affaiblissement du nationalisme laïque. De plus n’oublions pas que ce sont les accords de Dayton qui en promouvant la création d’un second État Serbe, un état génocidaire, ont directement promu l’avènement de telles idéologies, en Republika Srpska, tout comme dans le reste de la Bosnie, mais aussi dans les pays voisins.

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[1] Archidiocèse catholique de Bosnie-Herzégovine