"Les Coumans, les Roumains de souche et autres allogènes", Nicolas Trifon

Les Coumans, les Roumains de souche et autres allogènes: réponse à Neagu Djuvara

Par Nicolas Trifon
Mise en ligne : samedi 16 juin 2012
Les Aroumains forment-ils une minorité nationale en Roumanie, ou simple partie du peuple roumain ? La polémique se poursuit. Nicolas Trifon répond aux critiques formulées par Neagu Djuvara.

Cette tribune est initialement parue dans l’Observatorul cultural n° 626, du 1er juin 2012  [1]. Traduit par le CdB.

Dans Réponse à mes amis et à ceux qui ne sont pas les amis de Negru Voda [2], Neagu Djuvara commence le chapitre qui me concerne ainsi :

Une critique de mon livre est parue dans la revue en langue française le Courrier des Balkans (2008) sous la signature de Nicolas Trifon, l’auteur d’un imposant volume intitulé les Aroumains, un peuple qui s’en va (Paris, Acratie, 2005, 477 p.). Dans la première partie de l’article, Nicolas Trifon, Aroumain né en Roumanie de parents (et peut-être de grands-parents) établis en Roumanie, lui-même réfugié depuis des dizaines d’années en France, approuve entièrement la thèse soutenue dans mon livre sur l’origine coumane de Bassarab le Fondateur. A la dernière page, il formule une critique inattendue : il s’en prend à une affirmation que j’ai faite à la page 145 de mon livre, lorsque j’ai tenté de démolir le mythe du Roumain de souche en citant un grand nombre de personnalités de notre passé qui auront été, partiellement ou entièrement d’origine allogène : « C’est un Roumain de souche de par sa mère et son père qui vous le dit ! » Notre Aroumain français conteste mon affirmation : « En effet, (…) Neagu Djuvara est issu d’une famille aroumaine arrivée en Valachie du Pinde, aujourd’hui Grèce du Nord, vers 1770. »

Ce constat révèle une seule chose : monsieur Nicolae Trifon, parti de Roumanie depuis des dizaines d’années comme citoyen roumain, adopte la théorie, relativement récente, d’un groupe d’Aroumains de Roumanie qui revendiquent pour le Aroumains le statut de minoritaires, comme les Hongrois, les Bulgares, les Ukrainiens, etc.

Dans les paragraphes qui suivent Neagu Djuvara développe à mon propos deux thématiques qui démontrent selon lui que les Aroumains de Roumanie sont roumains : l’existence de nombreux illustres Roumains d’origine aroumaine » (dont des membres de sa propre famille) et la participation des Aroumains au mouvement légionnaire (fasciste) qui, « par milliers, se sont jetés avec passion dans les combats menés par ce mouvement ultranationaliste ». « Je voudrais que monsieur Trifon nous dise comment les Aroumains se seraient-ils joints à cet élan national roumain en tant que minoritaires ?

Plutôt que de répondre à ce type de sommations, formulés par ND dans un style qui n’est pas sans rappeler la rhétorique en vigueur en Roumanie au temps où lui-même était réfugié de longue date en France, je me contenterai de quelques observations. Pour ce qui est de ma position sur les Aroumains, qui n’a rien à voir avec les certitudes que ND m’attribue, je me suis largement exprimé dans le livre cité plus haut dont la traduction en roumain paraîtra en septembre aux éditions Cartier. Quant à l’importance, souvent exagérée, dont on crédite des personnalités aroumaines dans la vie politique et culturelle roumaine, nous avons affaire à un phénomène que l’on retrouve également en Grèce et surtout en Serbie. Enfin, la participation effective et parfois spectaculaire de certains Aroumains au mouvement légionnaire ne saurait justifier la généralisation, souvent alimentée par les légendes qui circulent sur leur compte. Ces légendes leur ont occasionné bien des désagréments à l’époque communiste et leur assure aujourd’hui encore une réputation d’un goût douteux, tout au moins de mon point de vue.

Je reviendrai donc à la principale raison pour laquelle ND m’a inscrit sur la liste de ses critiques, à savoir le fait qu’à la fin de ma chronique de son livre j’ai évoqué son ancêtre, dans la lignée paternelle, venu du Pinde, un ancêtre dont il s’est enorgueilli à plusieurs reprises. En réalité, mon intention était d’attirer l’attention sur un détail, de signaler une ambiguïté qui m’intriguait : pourquoi fallait-il encore aujourd’hui, dans les années 2000, se présenter comme roumain de souche pour plaider la cause des allogènes ? Sa réponse a quelque peu clarifié les choses, mais pas forcément dans le sens dans lequel aurait pu s’attendre ND.

D’une part, son ascendance aroumaine ne peut pas avoir d’incidence particulière dans la mesure où, pour lui, les Aroumains de Roumanie sont roumains et ne peuvent être que roumains. A noter que, à la différence de la plupart parmi ceux qui partagent cette conviction, ND ne considèrent pas que les Aroumains de Grèce, d’Albanie ou de République de Macédoine seraient roumains, roumains étant seulement ceux qui ont traversé le Danube pour s’établir parmi les Roumains. En parlant de son grand-père, ND conclut ainsi : « Il se voulait seulement patriote roumain, en ayant sans doute conscience de son appartenance à une branche plus périphérique. C’est tout. Alors, moi, je n’ai pas menti en écrivant que je m’estime roumain de souche tant du côté de mon père et que de celui de ma mère. »

D’autre part, cependant, l’insistance avec laquelle il affirme et argumente son profil de Roumain de souche confirme mon intuition initiale : même pour une personne aussi ouverte et cosmopolite dans le meilleur sens du terme, avec des contributions érudites d’une grande finesse en matière d’histoire et des interventions remarquables et salutaires dans les débats publics de l’après-1989 comme ND, l’idée dépasser sous une forme ou une autre pour un étranger demeure une sérieuse source d’inquiétude. Autrement dit, nobody is perfect.

PS : Ce qui m’a déterminé à écrire cette réponse tardive et peut-être choquante pour certains, c’est l’étude de Radu Portocala sur L’origine de la famille et du nom Giuvara publiée dans Les annales de Braila (2012). Il avance des arguments qui plaident plutôt en faveur de l’origine albanaise qu’aroumaine de cette famille. En le lisant, je me suis demandé si, dans le cas où l’hypothèse de l’origine albanaise de la famille Djuvara se révélait plus crédible que celle de l’origine aroumaine, donc roumaine, les affirmations et les arguments de ND sur les origines coumanes de la dynastie des Bassarab ou sur les contributions des allogènes dans l’histoire roumaine avaient le même poids dans un pays comme la Roumanie. Je pense que tel est plutôt le cas, les choses ayant beaucoup évolué dans ce pays ces dernières années, pour une bonne part grâce aussi au rôle joué par ND, ce pourquoi je ne saurais que lui être reconnaissant, indépendamment des réserves exprimées dans les lignes qui précèdent.

Réagir à cet article

[1] http://www.observatorcultural.ro/Polemici*categoryID_3-articles.html

[2] Bucarest : Humanitas, 2011, pp. 55-59.