Emma Bonino: "Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est le courage politique", 10-X-12

L'Europe, ça la botte

Libération - 10 octobre 2012

Ancienne commissaire européenne, l’actuelle vice-présidente du Sénat italien milite pour l’adoption immédiate du fédéralisme.

par Eric Joszef

On peut avoir été arrêtée par les talibans en Afghanistan, avoir défié l’oppression communiste à Varsovie dans les années 70 et même perdu sept dents à la suite d’une grève de la soif mais confier : «J’ai un trac fou quand il faut parler en public.» Même pour un entretien, elle lâche : «J’ai l’impression de ne pas m’être suffisamment préparée.» Flaire-t-on la coquetterie d’une ancienne commissaire européenne, élue députée pour la première fois il y trente-cinq ans ? Emma Bonino se reprend et dans un éclat de rire : «Si je me compare aux autres, parfois je me dis que je devrais être plus tranquille.» «Emma, c’est une bûcheuse, une première de la classe qui s’applique de manière maniaque, avec un sens du devoir typiquement piémontais», a prévenu l’un de ses collègues du petit Parti radical italien où à l’inverse la provocation a toujours été une marque de fabrique.

L’actuelle vice-présidente du Sénat reçoit en fin de journée sous les toits du Palazzo Madama. Les travaux parlementaires n’ont pas encore repris. Mais «la Bonino», comme on l’appelle à Rome, est déjà à la manœuvre. «C’est une hypercinétique, elle est toujours en mouvement», décrypte la journaliste Giovanna Casadio. Il est vrai que pour Emma Bonino, marquée depuis les années 70 par les luttes antitotalitaires, écologistes et laïques, pour les droits des femmes ou la légalisation de la drogue, le sentiment d’urgence n’est jamais loin. Que ce soit pour sauver les Kosovars de la soldatesque de Milosevic, la tête d’un condamné à mort au fin fond du Texas ou pour protester contre les conditions inhumaines des détenus italiens. Aujourd’hui, pour l’Europe, elle joue un peu le même air, dubitative devant le déterminisme historique qui voudrait que la paix et la démocratie soient devenues des évidences intangibles et irréversibles sur le Vieux Continent. «Nous n’avons plus de choix, on ne peut plus défendre le statu quo. Si on veut éviter de retomber dans des nationalismes effrayants, il faut faire le saut des Etats-Unis d’Europe», pointe-elle. «Dans les années 90, en Yougoslavie, on en a mis du temps pour se bouger», rappelle au passage celle qui occupait alors le fauteuil de commissaire chargée des Consommateurs, de la Pêche mais surtout de l’Aide humanitaire d’urgence. Nommée fin janvier 1995 à Bruxelles, Emma Bonino était quelques heures plus tard à Sarajevo pour dénoncer l’inertie et l’impuissance des puissances occidentales. Dans l’opinion publique italienne, son passage à la Commission lui octroie une indéniable crédibilité. Pour la première fois, apparaît une sérieuse compatibilité entre les institutions européennes et les agitateurs du Parti radical, sorte de clan libéral-libertaire réuni autour du vieux mentor, Marco Pannella. «Lui, c’est l’artiste, l’improvisateur, le casse-couilles ; Emma, c’est la méthodique», résume un responsable du parti pour décrire l’attelage entre les deux personnalités radicales.

De ses années dans le cénacle de l’UE, Emma Bonino, qui sera ensuite ministre du Commerce extérieur du gouvernement de centre gauche de Romano Prodi, tire un enseignement majeur : «Il y a nécessité, dans un monde global, de construire une politique au niveau continental. J’ai véritablement ressenti la différence entre être ministre national et commissaire européen.» Une demi-heure et quelques cigarettes plus tard, Bonino ne se lasse pas d’argumenter : «Sans les directives européennes, il n’y aurait jamais eu de loi de défense des consommateurs en Italie.» «L’Europe est la zone économique et sociale la plus riche de la planète.» Ou encore : «L’Europe est le plus grand donateur au monde en termes d’aide humanitaire.» On en vient à soupçonner une eurobéatitude chez cette animatrice, aux côtés de Joschka Fischer ou Javier Solana, du premier think tank pan-européen, European Council on Foreign Relations (ECFR). Mais le cas Bonino est plus complexe. Déjà au lendemain du 11 septembre 2001, cette pro-américaine et pro-israélienne était partie vivre seule un an au Caire pour étudier l’arabe. Aujourd’hui, elle rappelle qu’en 1992, elle avait voté avec presque tout le groupe radical contre le traité de Maastricht. «Parce qu’il y manquait la question de l’intégration politique.» Libérale en économie («ultra», attaquent ses adversaires), elle met en garde contre une vision purement comptable de la crise actuelle.

Avec la défense des droits civiques en Italie, qui s’apparente souvent à un bras de fer avec les bataillons du Vatican, «la construction des Etats-Unis d’Europe» est désormais, après la Cour pénale internationale dont elle fut l’une des promoteurs, le grand chantier de cette frêle célibataire de 64 ans qui aurait pu passer totalement à côté à la fois de la politique et de l’Europe. En 1968, âgée de 20 ans, la petite provinciale est inscrite en langues à l’université de Milan. Elle confesse : «Je ne sais même plus pourquoi j’ai fait ma thèse sur Malcom X. Sans doute pour satisfaire la volonté du professeur.» La péninsule est traversée par les conflits sociaux, l’agitation politique et les premières actions terroristes ? Emma Bonino trouve son bonheur à New York où elle part vendre des chaussures sur la 5e Avenue. «En mai 1974, je ne me souviens même plus si j’ai voté au référendum pour la légalisation du divorce», la grande bataille des radicaux. Cette même année, c’est le basculement à la suite d’une interruption de grossesse clandestine. Humiliation et indignation. Emma Bonino croise alors les minuscules troupes de Marco Pannella et leur pratique de la désobéissance civile. Elle s’autodénonce publiquement pour avoir aidé d’autres femmes à pratiquer une IVG. Elle est incarcérée pendant trois semaines. Puis à 28 ans, celle que le socialiste Sandro Pertini qualifiera de «polissonne» est élue députée sur les listes radicales. «A l’époque, je m’occupais exclusivement de la bataille pour l’avortement [qui sera légalisé en 1978, ndlr] et contre le nucléaire.» Trois ans plus tard, à l’occasion de la première élection du Parlement européen, Pannella lui propose d’aller à Strasbourg : «J’ai accepté par curiosité. Je ne savais pratiquement rien de l’Europe.» Au côté de l’écrivain Leonardo Sciascia, elle est rapidement emportée par la cause : «Dans les années 80, c’était un extraordinaire projet en construction. Rien à voir avec cette Europe refermée sur elle-même discutant de ses racines judéo-chrétiennes.» Horizon immédiat : 2014 et le prochain scrutin européen. «C’est une occasion que l’on ne peut pas gâcher. Il faut faire campagne au niveau des Vingt-Sept pour le saut fédéral avec élection directe du président de l’UE. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est le courage politique», commente-t-elle, presque solennelle. Avant de lâcher, amusée, en référence aux scores toujours modestes des radicaux : «C’est sûr qu’en politique, de temps en temps, il faut gagner les élections. Et de ce point de vue-là, je ne suis pas la plus adaptée.»