Bielorrusia, fronteras externas e internas

Bélarus: L’opposition s’unit… à l’étranger
Par Anaïs Marin (Sources: naviny.by, bdg.by, zautra.by, belaruspartisan.org, telegraf.by, maxpark.com, iiseps.org)
17-XII-12, regard-est

Le 12 novembre, la Rada bélarusse –l’assemblée de la République Populaire Bélarusse (BNR), en exil depuis 1925- a publié sur sa page Facebook le texte d’un mémorandum ratifié à Vilnius dix jours plus tôt par sa présidente, Ivonka Survilla, et les représentants de 13 partis et mouvements d’opposition. Intitulé «Mémorandum sur les mesures pour garantir l’indépendance du Bélarus», le texte engage ses signataires à coordonner leurs activités à l’intérieur et hors des frontières du Bélarus pour atteindre cinq objectifs: la libération et la réhabilitation des prisonniers politiques, la fin des répressions politiques, la garantie de la liberté de la presse, le «démontage» de l’appareil répressif et l’organisation d’élections libres.

Plusieurs instances d’opposition historique ont paraphé le texte: des associations de la diaspora, le Parti Civique Uni (OGP), les deux branches héritières du Front Populaire Bélarusse (le Parti BNF et le Parti Chrétien Conservateur de Zénon Paznyak), l’Assemblée social-démocrate bélarusse «Hramada» de l’ancien président Stanislau Chouchkevitch, le Parti (non-reconnu) Chrétien-Démocrate bélarusse de Vital Rymasheuski ainsi que deux grands mouvements emmenés par d’anciens candidats présidentiels –«Govori Pravdou» («Dis la vérité»), la campagne anti-corruption d’Ouladzimir Neklyayau [Vladimir Neklyaïev], et le mouvement «Za Svobodou» («Pour la liberté») d’Aliaksandr Milinkevitch.

L’évènement n’est pas anodin dans le paysage politique du Bélarus, où l’opposition demeure extraordinairement divisée et jouit d’un soutien limité: d’après les enquêtes de l’IISEPS, un institut de sondages indépendant basé à Vilnius, seuls 15% des électeurs bélarusses se disent d’opposition. Quant à la Rada-BNR, à l’initiative de l’alliance, elle a toujours souffert d’un déficit de légitimité au Bélarus même. Si elle est le plus ancien gouvernement en exil au monde, elle ne peut donc prétendre au statut d’«organe supra-politique non-partisan de l’État bélarusse historique» que lui attribue le mémorandum.

Sous sa houlette, les signataires ont cependant entamé une démarche à la portée symbolique, si ce n’est juridique, certaine: faire reconnaître par la communauté internationale le fait que, faute de légitimité démocratique, les décisions d’Aliaksandr Loukachenka seraient «nulles et non avenues (…) en particulier si elles conduisent à prendre au nom du Bélarus des engagements contractuels qui limitent la souveraineté ou conduisent au bradage de la propriété de l’État». La terminologie employée désigne clairement la privatisation à venir, ainsi que l’intégration du Bélarus dans les structures de coopération régionale (Union Douanière, Communauté Économique Eurasienne, etc.), processus dont beaucoup redoutent qu’ils conduiront des investisseurs publics et privés russes à prendre le contrôle de l’économie bélarusse.

Visiblement inspirée par les précédents libyens et syriens, l’opposition bélarusse chercherait donc à s’organiser pour faciliter l’invalidation de tels accords dans un hypothétique «après-Loukachenka». Bien que de portée seulement déclarative à ce stade, le mémorandum pourrait aussi traduire l’intention de l’opposition de soutenir un candidat unique aux présidentielles de 2015. C’est pourquoi le mémorandum reste ouvert à signatures.

Pour l’heure, plusieurs leaders d’opposition ont refusé de le signer, à l’instar de Siarheï Kaliakine du parti de gauche «Monde Juste», et surtout d’Andreï Sannikau, le chef du mouvement «Bélarus européen». Candidat emprisonné à la suite des manifestations post-électorales du 19 décembre 2010, Sannikau a été gracié en avril dernier et a récemment obtenu l’asile politique au Royaume-Uni. Les spéculations vont bon train quant aux raisons du refus de Sannikau de rejoindre la fronde emmenée par Ivonka Survilla.

A. Sannikau a d’abord prétendu que la Rada-BNR ne l’avait pas invité à Vilnius, puis qu’elle aurait barré l’accès de son adjoint à la réunion –ce que les participants dénient vigoureusement. Il a ensuite affirmé que le texte était mal rédigé, car il insiste trop peu sur le sort des prisonniers politiques et serait même potentiellement «dangereux». Certains observateurs estiment que le danger de le signer est surtout d’ordre personnel pour Sannikau, qui a fui le Bélarus en laissant derrière lui femme (la journaliste Irina Khalip, en liberté conditionnelle depuis sa participation aux manifestations de 2010 –un statut qui lui interdit encore de quitter le pays) et enfant.

Certains ont avancé une autre explication: animé d’ambitions politiques personnelles, Sannikau préfèrerait garder la main haute sur le processus d’unification de l’opposition –derrière lui s’entend. Ainsi aurait-il boycotté la réunion de Vilnius parce qu’il serait engagé dans la constitution d’un pôle alternatif de l’opposition bélarusse en exil, à Varsovie où il compte beaucoup de partisans parmi les réfugiés. Quoi qu’il en soit, acteurs et analystes politiques tendent à minimiser pour l’instant la portée de cette énième et probablement vaine tentative d’unification de l’opposition bélarusse.
Frontières asymétriques et frontières invisibles: Le cas du Bélarus
Dossier: "Frontières recomposées à l’Est"

Par Horia-Victor LEFTER*
Le 15/12/2012, regard-est

Les frontières du Bélarus ne datent que de 1991 et ont connu un développement asymétrique. Du fait de l’élargissement de l’UE, les frontières avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie ont été renforcées; côté russe, en revanche, la frontière tend à s’effacer. Le mode de gouvernement d’Aliaksandr Loukachenka, facteur clé de ces évolutions, a aussi contribué à ériger d’autres frontières… à l’intérieur même de la société bélarusse.


 
Issues de la guerre, les frontières actuelles du Bélarus ont connu «une histoire de disputes politiques»[1], le territoire bélarusse ayant servi de tampon entre la Russie, l’Allemagne et la Pologne. Intégré en 1922 à l’URSS dès sa fondation, la République Socialiste Soviétique de Biélorussie (RSSB) s’est vu céder par la Russie les régions de Vitebsk, Moguilev et Gomel (Viciebsk, Mahilou et Homiel en biélorusse). Le tracé des frontières occidentales fut stabilisé par la conférence de Yalta en 1945. La Pologne, dont le territoire a été «déplacé» vers l’ouest au détriment de l’Allemagne vaincue, dut céder à l'URSS ses marches orientales (kresy wschodnye) et notamment les villes historiques de Grodno, Baranovitchi et Brest (Hrodna, Baranavitchy, Brèst en biélorusse), intégrées à la RSSB.

Au début des années 1990, les mouvements nationalistes bélarusses ont prôné un rapprochement avec la Pologne et la Lituanie, avec lesquels les terres bélarusses avaient formé un même État, la république des Deux Nations, entre le XIVème et la fin du XVIIIème siècle. La Déclaration de souveraineté adoptée avec le soutien des communistes indiquait dans son article 6 que «les questions concernant les frontières seront résolues par consentement mutuel avec les (cinq) États souverains adjacents». Toutefois, ces accords bilatéraux sur la reconnaissance et la délimitation des frontières n’ont été conclus qu’après 1995.

Entre temps, l’arrivée au pouvoir de Loukachenka changea la donne. En effet, Loukachenka a su tirer profit de la position enclavée d’État-frontière[2] du Bélarus dans ses relations diplomatiques avec la Russie et l’Europe, se tournant alternativement vers Moscou et Bruxelles pour marchander leur soutien. Cela a accentué l’asymétrie des frontières du pays: celles avec les voisins devenus membres de l’UE en 2004 se sont progressivement refermées, tandis que la frontière orientale avec la Russie est en constante réintégration. Divisant pour régner, Loukachenka a cependant érigé au sein de la société bélarusse d’autres frontières -invisibles celles-là- pour renforcer son pouvoir personnel.

Les relations de voisinage avec la Russie

Sous la présidence d'A.Loukachenka, le rapprochement avec la Russie s’est poursuivi, tandis que le régime prenait ses distances avec l’Occident. Dès 1996, l’intégration selon le vecteur oriental est devenue prioritaire sur l’agenda de politique étrangère[3]. Cependant, les traités signés avec Boris Eltsine en vue de créer l’État d’Union Russie-Bélarus n’ont abouti à établir qu’une coquille vide. Si la frontière commune s’est effacée, permettant aux citoyens des deux États de s’installer et travailler librement sur le territoire du pays voisin, les tensions dans les relations de voisinage ont montré une permanence de la frontière. En octobre 1997 par exemple l’ancien président russe refusa l’accès à l’espace aérien russe à A.Loukachenka qui se rendait dans la région de Iaroslavl. Plus d’une fois, le président bélarusse a quant à lui fait arrêter et expulser des citoyens russes, comme le politologue Andreï Souzdaltsev. L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir mit un terme au projet d’intégration sur un pied d’égalité tel que le voulait A.Loukachenka. Cependant, même si «l’union n’est pas faite, un processus est là qui entretient une dynamique spatiale héritée»[4].

V.Poutine reprit donc le projet d’intégration à sa guise, établissant en 2011 une Union douanière entre la Russie, le Bélarus et le Kazakhstan. Pourtant, ce cadre ne résout pas les problèmes de dépendance mutuelle révélés par les guerres du gaz à partir de 2004, après lesquelles la Russie entama la construction du gazoduc sous-marin Nord Stream pour contourner le Bélarus par le nord. Conscient des entraves que posent l’enclavement de son pays, Loukachenka s’engagea dans des négociations avec la Lituanie et l’Ukraine pour importer du pétrole brut depuis le Venezuela via les terminaux de Klaipeda et Odessa[5].

Avec la Russie, des périodes de conflits liés au transit et à l’utilisation du gaz et du pétrole alternent depuis avec des périodes de rapprochement. Ces dernières ont culminé dans le domaine militaire avec des exercices de défense commune contre un hypothétique ennemi occidental commun, à l’instar en 2009 de l’exercice «Zapad» («Occident» en russe), pour répondre à une simulation d’invasion par la Pologne, dont l’accession à l’OTAN dix ans plus tôt suscite toujours des inquiétudes en Russie. L’entrée de la Pologne dans l’UE a renforcé l’isolement dans lequel la politique autoritaire de Loukachenka enfonçait le Bélarus, puisque la consolidation de la frontière commune, à fonction exclusive, pouvait être perçue comme l’établissement d’un cordon sanitaire dans la sécurité européenne[6].

Les relations de voisinage avec les pays de l’UE

Quand bien même la Pologne et le Bélarus faisaient partie du même bloc socialiste, leur frontière commune demeura close pendant la guerre froide. Les tensions dans les relations de voisinage ont été exacerbées depuis vingt ans, Loukachenka accusant la Pologne de velléités irrédentistes –une importante minorité polonaise vit en effet toujours à la périphérie occidentale du Bélarus. Si les relations avec la Lituanie étaient un peu meilleures[7], elles se sont toutefois envenimées, entre autres du fait de projets de construction de centrales nucléaires à proximité de la frontière, à Astravets côté bélarusse et Visaginas en Lituanie.

Les questions liées à la libre circulation des personnes sont une autre source de tensions. L’accession de trois voisins du Bélarus à l’espace Schengen le 21 décembre 2007 mit fin à des politiques bilatérales de visa relativement souples jusque-là, rendant soudainement plus difficile l’accès des citoyens bélarusses à l’UE. Le coût élevé du visa Schengen pour les Bélarusses (60 euros, soit presque deux fois le montant que payent les ressortissants russes) poussa d’ailleurs la Pologne et d’autres pays soucieux de faciliter les contacts interpersonnels entre Bélarusses et citoyens de l’UE à émettre toujours plus de visas nationaux, moins onéreux[8]. En dernier ressort, les États voisins font parfois des gestes unilatéraux en direction de certaines catégories de citoyens bélarusses en supprimant les frais consulaires pour la délivrance de visas nationaux. Ainsi la Lituanie a-t-elle émis dernièrement des visas gratuits aux 4.000 Bélarusses qui ont assisté au concert à Vilnius du groupe Liapis Troubetskoï, victime de répression au Bélarus.

Par ailleurs, le nombre d’étrangers qui se voient refuser un visa bélarusse augmente. Les personnalités politiques de Pologne, de Lituanie ou d’Allemagne en font régulièrement les frais. Les autorités bélarusses se justifient en affirmant que leur politique de visa est guidée par le principe de réciprocité. En d’autres termes, rendre le franchissement des frontières plus difficile apparaît comme une mesure de représailles contre les mesures restrictives adoptées par les Vingt-Sept à l’encontre de dignitaires bélarusses placés sur liste noire par l’UE.

Pour autant, Bruxelles a activement collaboré avec Minsk afin de démarquer les frontières avec la Lituanie et la Lettonie postsoviétiques dès avant leur adhésion. L’UE a aussi investi dans la modernisation des infrastructures frontalières. La coopération a été fructueuse en matière de lutte contre les trafics de drogues, d’alcool, de cigarettes de contrebande et d’êtres humains. A.Loukachenka peut d’ailleurs se targuer de contribuer à la sécurité de l’UE en offrant un bouclier contre l’immigration illégale en provenance de l’est et du sud du continent.

En dépit d’un dialogue politique limité, le Bélarus bénéficie partiellement de l’Instrument Européen de Voisinage et de Partenariat mis en place dans le cadre de la Politique Européenne de Voisinage. Il sert notamment à financer des projets de coopération transfrontalière, tels ceux entrepris au sein des quatre Eurorégions établies à la frontière UE-Bélarus. Enfin, en 2011, des accords de petit trafic frontalier entre le Bélarus d’une part, et ses trois voisins membres de l’UE d’autre part, ont été signés. Seul celui avec la Lettonie est momentanément entré en vigueur, tandis que la mise en œuvre des deux autres accords, avec la Lituanie et la Pologne, a été gelée par A.Loukachenka en réponse aux sanctions de l’UE.

Fronts invisibles: ostraciser l’opposition politique

En toile de fond, rappelons que Vilnius et Varsovie sont en effet devenues des capitales pour les dissidents bélarusses en exil. En cause – le fait que les autorités bélarusses ont établi une pluralité de frontières invisibles pour ostraciser l’opposition politique, à laquelle le régime de Minsk associe aussi les activistes des droits de l’Homme et les journalistes indépendants. Considérés par les autorités comme une «cinquième colonne» à la solde de l’Occident, ils sont victimes d’une chasse aux sorcières qui se durcit à chaque escalade du conflit diplomatique persistant avec Bruxelles. Lors de la «crise des ambassadeurs» de février-mars 2012, Minsk a par exemple interdit de sortie du territoire des ressortissants qui s’étaient ouvertement déclarés en faveur d’une extension des sanctions de l’UE contre le régime. Une loi a depuis légalisé cette pratique digne de l’époque où le Bélarus faisait partie de ce que le camp occidental appelait la «prison des peuples» soviétique.

Les autorités bélarusses repoussent ainsi les frontières de l’espace public, définissant ce qui y est permis et interdit, pour confiner les libertés individuelles à un espace privé de plus en plus réduit. Tout ce qui pourrait représenter un signe d’opposition est banni et violemment réprimé. C’est le cas des regroupements à proximité de sites sensibles comme les stations de métro ou de l’organisation de manifestations non-autorisées par les autorités –qui distillent ces autorisations au compte-goutte. Les assignations à domicile de certains opposants, notamment des candidats à l’élection présidentielle de 2010, relèvent de la même logique. Internet est également devenu un espace dont les autorités s’efforcent de fermer l’ouverture vers l’extérieur, en censurant l’accès à certains sites depuis des ordinateurs publics.

Que ce soit à l’intérieur ou l’extérieur du pays, A.Loukachenka renforce régulièrement les frontières afin de se maintenir au pouvoir. Il sécurise ainsi l’accomplissement de son projet politique nostalgique des temps soviétiques en mettant des barrières à toute critique, qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’étranger.

Notes:

[1] Michael Urban et Jan Zaprudnik, “Belarus: from Statehood to Empire?”, in Ian Bremmer et Ray Taras, New States, New Politics, Cambridge University Press, 1997, p.99.
[2] L’expression est de Michel Foucher (dir), L’Europe entre géopolitiques et géographies, SEDES, 2010, p.101.
[3] Vitali Silitski, «De l’indépendance à Loukachenko», in F.Dépelteau et A.Lacassagne, Le Bélarus, l’état de l’exception, Les Presses de l’Université de Laval, 2003, p.46.
[4] Yann Richard, La Biélorussie, une géographie historique, Paris, L’Harmattan, 2002, p.120.
[5] Horia-Victor Lefter, «Pologne, Lituanie: deux faces baltes d’une stratégie de décloisonnement de la Biélorussie», Nouvelle Europe, 7 février 2011, www.nouvelle-europe.eu/pologne-lituanie-deux-faces-baltes-d-une-strategie-de-decloisonnement-de-la-bielorussie?page=0,1
[6] Andrew Wilson, Ukrainian Nationalism in the 1990s, Cambridge University Press, 1997, p.177.
[7] André Kapsas, «Lituanie-Bélarus: Un mariage d’intérêt qui fait scandale», Regard sur l’Est, 1er mars 2011, www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1164
[8] Leonid Kalitneya, “Belarus-UE: Migration, Border Policy and Visa Issues”, in Hans-Georg Wieck et Stephan Malerius, Belarus and the EU – from Isolation towards Cooperation, Konrad-Adenauer Stiftung, 2011, pp.112-129.

*Journaliste et expert indépendant, spécialiste de l’Europe centrale et orientale

Vignette: La frontière polono-bélarusse à proximité du village de Krynki (voïvodie de Podlachie) © Horia-Victor Lefter (Août 2010).