"Chine nouvelle et China Bashing. En panne sur le chemin de la puissance?", Michel Nazet

Chine nouvelle et China Bashing. En panne sur le chemin de la puissance?

Par Michel NAZET*, le 21 décembre 2012, diploweb

Michel Nazet, spécialiste de géopolitique, est diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (IEP Paris). Actuellement professeur en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée Saint-Michel-de-Picpus à Paris

Géopolitique de la Chine. Michel Nazet dresse un portrait nuancé de la Chine et met en perspective une pratique portée notamment par les néoconservateurs américains : le China Bashing. Un discours qui illustre un principe stratégique vieux comme le monde : il toujours utile d’avoir un ennemi, quitte à forcer le trait.

LA CHINE, en panne sur le chemin de la puissance ? Cette question fait écho à mon ouvrage La Chine et le monde au XXe siècle, Les Chemins de la puissance (Ellipses) [1] dont la conclusion s’intitule Le XXIe siècle, un siècle chinois ? Depuis sa parution en septembre 2012, la relève politique de la 5e génération de dirigeants chinois s’est effectuée comme prévu à l’issue du XVIIIe congrès du PCC mais avec un mois de retard et dans un contexte inhabituellement morose sur fond de scandales liés à des faits de corruption dont l’ampleur et le détail méritent réexamen. L’image internationale de la Chine s’est par ailleurs dégradée de façon connexe, au point de renforcer des interrogations sur une trajectoire historique qu’il convient aussi de réévaluer.

Une corruption qui éclate au grand jour

La dénonciation des faits de corruption affecte, selon un équilibre assez usuel en Chine, aussi bien les « néomaoistes » (Bo Xilai), que les « réformateurs » (Wen Jiabao). L’affaire Bo Xilai qui a éclaté début 2012 est déjà presque de l’affaire ancienne. Bo Xilai (63 ans), ancien ministre du commerce (2004-2007) et chef du parti communiste de la ville-province de Chongking (2007-2012) s’y était illustré par sa lutte contre le crime organisé local. Impliqué dans des affaires financières et criminelles ainsi que d’écoutes illégales de hauts dirigeants chinois, il a été exclu, début novembre 2012, du Comité central du PCC ainsi que de l’Assemblée nationale populaire. Après son épouse Gu Kailai qui, à la suite d’une condamnation à mort avec sursis, purge une peine à perpétuité pour meurtre avec une période de vingt-cinq ans de sûreté et après son ancien collaborateur à Chongking, le chef de la police Wang Lijun, condamné à 15 ans de prison pour corruption et abus de pouvoir, il doit comparaître lui-même dans un avenir proche devant la justice pour « corruption massive » [2].

Il ne s’agit pas d’un cas isolé dont le PCC aurait voulu faire un exemple. En même temps que Bo Xilai, le plénum a dans le même temps également entériné l’exclusion de l’ancien ministre des chemins de fer chinois, Liu Zhijun, accusé d’avoir reçu des pots-de-vin d’un montant de 800 millions de yuans (127 millions de dollars) dans le cadre d’importants contrats pour l’extension du réseau de lignes de trains à grande vitesse en Chine. Plus grave sans doute pour le régime, à douze jours de l’ouverture du XVIIIe Congrès le New York Times [3] a publié une enquête faisant état de l’enrichissement considérable de la famille du premier ministre Wen Jiabao. Son fils, sa fille, son frère cadet et son beau-frère, se seraient fabuleusement enrichis au cours de son mandat. Après un vigoureux déni, Wen Jiabao, a demandé au Comité permanent du bureau politique une enquête sur sa présumée fortune.

China Bashing

China Bashing, ce terme utilisé par le Washington Post  [4] illustre la campagne de dénigrement de la Chine aux États-Unis. L’exercice est, certes, traditionnel en période de campagne électorale sur fond de chômage et de déséquilibres des comptes extérieurs. En 2008 déjà, Le candidat Barack Obama avait promis « d’aller à l’affrontement » (go to the mat) avec la Chine sur ses pratiques commerciales avant de se montrer très pragmatique ensuite. En 2012, le président-candidat Barack Obama et le candidat Mitt Romney ont, dans leur débat télévisé sur la politique étrangère, fait consensus pour dénoncer une Chine qualifiée de tricheuse monétaire et de voleuse d’emplois américains.

Le China Bashing se généralise aussi chez les politologues et dans les revues américaines les plus prestigieuses. Un premier article publié en février 2012 sur Foreign Policy [5], relativisant les errements de Wall Street ou les lacunes dans l’organisation de la zone euro, pointe les responsabilités chinoises dans le déclenchement des crises économiques qui frappent l’Occident depuis 2008. S’il concède certes que les cataclysmes économiques aux États-Unis et en Europe peuvent sembler régis par des circonstances qui leur sont propres, il souligne aussi qu’ils auraient été beaucoup moins sévères sans l’ascension chinoise. D’abord parce que sans la Chine une grande partie de la production délocalisée serait restée aux États-Unis et en Europe. Ensuite parce que ce sont les excédents de liquidités chinois qui ont permis la chute vertigineuse des taux d’intérêts mondiaux ainsi que leur maintien à un niveau particulièrement bas qui a favorisé la surconsommation et l’endettement des Occidentaux…

Un article récent de Foreign Affairs [6] souligne pour sa part que les États-Unis, contrairement à leur politique de containment vis-à-vis de l’URSS au cours de la Guerre froide, n’ont pas eu depuis une vingtaine d’années de véritable politique étrangère vis-à-vis de la Chine. Leur doctrine aurait fluctué entre d’une part une coopération destinée à en faire une interlocutrice responsable dans un système international placé sous le signe du statu quo et d’autre part une confrontation pour maintenir un équilibre stable entre les deux grandes puissances en Asie du Sud-Est. Pour l’auteur, ces deux approches ont échoué, la Chine a non seulement réussi à asseoir ses positions dans la zone de référence mais a contribué à déstabiliser le système international en ne freinant pas les programmes nucléaires nord-coréen et iranien. Il devient donc indispensable de se montrer plus ferme vis-à-vis de la Chine dans un contexte où les Occidentaux s’affaiblissent alors qu’elle continue de se renforcer… et ce, dans l’attente d’un changement de conjoncture qui ne peut que se produire en raison des faiblesses du modèle chinois.

Quand la Chine explosera… le monde respirera ?

Comme la plupart des économistes américains, plutôt pessimistes sur la conjoncture chinoise, Nouriel Roubini [7] prévoit qu’une grave dépression économique devrait affecter ce pays en 2013. Par suite des politiques économiques accommodantes à finalités politiques de ces dernières années, cette dernière lui semble inévitable. Il y a pour lui une contradiction déstabilisatrice dans le 12eme plan quinquennal (2011-2015) entre le but affiché d’une augmentation de la consommation des ménages potentiellement inflationniste et la réalité d’une poursuite des investissements aux effets déflationnistes. L’accumulation de crédits douteux, le surinvestissement, les surcapacités de l’industrie chinoise, le ralentissement des exportations enfin devraient avoir des effets comparables à ceux de la crise asiatique de 1997 [8].

La palme du scénario noir revient sans doute à Francis Fukuyama l’auteur de La fin de l’Histoire et le dernier homme (1992). Dans son nouvel ouvrage, Le début de l’histoire, Des origines de la politique à nos jours (2012), il estime que les jours du régime en place sont désormais comptés. Selon lui [9], le système politique de la Chine, héritier du vieux système impérial dans la mesure où le PCC y remplace l’empereur, n’est plus adapté aux évolutions économiques et sociales du pays. De plus, son modèle économique fondé sur l’export-import et dans lequel l’investissement repose sur la mobilisation de l’épargne ne saurait convenir à la deuxième nation du monde ni satisfaire les désirs de bien-être et de consommation de la population. Il ne permet pas non plus de satisfaire les attentes de respect et de dignité de cette dernière. Le système chinois soumis au syndrome du « mauvais empereur » [10] devrait donc finir par exploser devant la pression croissante des réseaux sociaux comme Sina Weibo [11] qui autorisent à la fois la prise de conscience des mensonges du régime et l’avènement d’une conscience nationale qui n’existait pas du temps où les médias étaient étroitement contrôlés par le régime communiste. La racine du mal actuel [12] tiendrait pour l’essentiel dans l’impossibilité de la direction communiste, en l’absence de médias indépendants et d’élections locales libres, de mesurer les attentes de l’opinion pour les satisfaire, multipliant ainsi les mécontentements et les incidents de masse qui croissent de façon exponentielle depuis 2005 pour osciller, suivant les auteurs, entre 180 000 et 280 000 par an [13] .

Exit China ?

Avec peut-être quelques surenchères verbales, il y a consensus de la doctrine pour reconnaître que l’économie Chinoise est « au bord du déraillement » [14], qu’elle est confrontée et le sera encore plus au fil des décennies à venir à des défis démographiques et sociaux de grande ampleur [15], que la Chine sera dans la nécessité d’introduire une dose à définir de démocratie politique…

Les responsables chinois le reconnaissent eux-mêmes et les efforts consentis ne sont pas seulement rhétoriques.

Depuis le milieu de la décennie au moins, les Chinois, qui ont su se doter d’outils performants [16], tiennent un discours souvent sophistiqué et habile qui les autorisent à dialoguer de façon efficace avec les politologues américains sur la plupart de ces thèmes. Le professeur Zhang Weiwei [17], qui ne peut s’empêcher d’ironiser sur les lacunes des modèles politiques et sociaux occidentaux, réussit par exemple à argumenter que la Chine est peut-être à l’heure actuelle le plus grand laboratoire de réformes politiques, juridiques, économiques et sociales dans le monde pour inventer un modèle de nouvelle génération…

Sur fond de forte demande sociale [18], le président Hu Jintao a par ailleurs ouvert récemment en novembre 2012 le XVIIIe congrès du Parti communiste chinois avec un discours portant sur la nécessité de renforcer la démocratie, d’enrayer la corruption et d’adopter un nouveau modèle de croissance sur fond de renforcement « pacifique » des moyens militaires, en particulier dans le domaine maritime…

Et de fait, des efforts réels ont été accomplis [19] comme le montrent la liberté de ton sur un Internet qui reste malgré tout plus ou moins contrôlé, la relative modération dans l’application du code pénal chinois, ou le traitement de l’affaire de Wukan...

Dans le domaine social, la couverture des droits sociaux s’étend à un rythme impressionnant [20].Alors qu’entre 1981 et 2005, le taux de pauvreté a été ramené de 97,8 % à 36,9 %, le taux de couverture santé de la population chinoise est passé de 24 % à 94 %.

Le constat des difficultés chinoises est une réalité incontournable. La Chine n’est toutefois pas le seul pays à en rencontrer actuellement, même si le phénomène est sans doute plus spectaculaire qu’ailleurs si l’on veut admettre que le pays achève ce que A.F. K. Organski qualifiait de sprint, c’est à dire une course à la puissance pour rattraper les pays industrialisés qui avaient pris de l’avance.

Rien n’est écrit à l’avance

La Chine est-elle pour autant la bombe à retardement annoncée ? [21], Le duel du siècle Chine vs. États-Unis [22] est-il inévitable ? Une troisième guerre mondiale qui éclaterait à propos de la mer de Chine [23], de l’Iran sinon de la Syrie, comme le laissent entendre les sites à tonalité millénaristes qui foisonnent sur le Net, une probabilité crédible ?

En la matière, même si le pire reste optionnel, il convient sans doute de ne pas tomber dans l’excès apocalyptique... ni d’occulter la responsabilité des néoconservateurs américains redevenus particulièrement actifs depuis près de deux ans, dans un « enfumage » auquel leurs adversaires ont leur part de responsabilité aussi.

Rien n’est écrit ni assuré d’avance.

Une partie non négligeable des inquiétudes occidentales provient incontestablement du sentiment d’être plongé dans une crise sans fin née de la dissolution des certitudes [24]. La direction au pouvoir en Chine a su de son côté et jusqu’à ce jour gérer des transformations qu’aucune autre nation n’avait eu à connaître sur un laps de temps si court. La population chinoise, qui n’est sans doute pas plus prête à une démocratisation à l’occidentale que les foules du « printemps arabe », ne veut à aucun prix connaître le carnaval sanglant des années d’anarchie et de guerre civile ou renouer avec les atrocités de la guerre étrangère. Comme le rappelle par ailleurs Fareed Zakaria [25], cela fait aussi près de 20 ans que l’on annonce de façon régulière l’effondrement chinois...

Rien n’interdit non plus de penser que les Occidentaux sauront résoudre par eux-mêmes les problèmes auxquels ils sont confrontés.

Rien n’interdit, enfin, [26] de voir émerger cette « Communauté du Pacifique » qu’Henry Kissinger appelle de ses vœux [27] et dans laquelle les États-Unis et la Chine, au lieu de s’affronter, fusionneraient leurs efforts pour « construire le monde ».

Copyright Décembre 2012-Nazet/Diploweb.com


Plus sur l’auteur

Michel Nazet, La Chine et le monde au XXe siècle. Les chemins de la puissance, Paris, Ellipses, septembre 2012, 256 p. ISBN : 9782729874766.

Présentation de l’éditeur

Comment le géant asiatique a-t-il pris, au XXe siècle, le(s) chemin(s) de la puissance ? Le XXIe siècle sera-t-il chinois ? L’auteur fait ici le point sur l’histoire, la transformation, l’évolution, la place et le rôle économique et politique de la Chine dans le monde.

1. Singularités et contraintes d’un territoire. 2 . Un État récent, une civilisation multimillénaire, une conception spécifique de la puissance. 3 . La Chine et le monde : destins croisés du Moyen Âge à la Révolution industrielle. 4 . L’ouverture forcée amorce le siècle de la honte (1842-1919). 5 . Des débuts de la République au régime de Nankin (1919-1937). 6 . Le basculement dans le camp soviétique (1937-1957). 7 . Le temps des utopies et des impasses isole la Chine (1957-1976). 8 . Le retour sur la scène internationale (1980-2010). 9 . La Chine dans la mondialisation. 10 . Ambiguïtés et fragilités d’une grande puissance. 11 . Les apprentissages de la puissance. 12 . La Chine aux risques de l’escalade et de confrontations potentiellement dangereuses.

Lire un extrait sur le site des éditions Ellipses


Plus sur le Diploweb

. Voir la présentation par Gérard Chaliand du livre de Pierre Conesa, "La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi", éd. Robert Laffont

. Voir l’article de Jérôme Lacroix-Leclair, "Stratégie maritime chinoise : quelle dynamique ?"

. Voir l’article d’Etienne Brintet, "La puissance chinoise affaiblie par sa démographie"

. Voir l’article de Corinne Vadcar, "Chine : de la puissance économique à la puissance politique, une trajectoire incertaine"

[1] Michel Nazet, La Chine et le monde au XXe siècle. Les chemins de la puissance, Ellipses, septembre 2012.

[2] Cf. pour le détail du dossier : liberation.fr/monde/2012/08/20/les-protagonistes-de-l-affaire-bo-xilai_840722

[3] David Barboza, The New York Times, 26 octobre 2012

[4] washingtonpost.com/opinions/its-china-bashing-time-again/2012/10/17/589a603c-1879-11e2-8bfd-12e2ee90dcf2_story.html

[5] Heleen Mees, La Chine à l’origine de la crise, 2 février 2012, slate.fr/story/49619/ECONOMIE-chine-responsable-crise

[6] Aaron L. Friedberg, Bucking Beijing, Foreign Affairs, September/October 2012

[7] Nouriel Roubini, project-syndicate.org/commentary/china-s-bad-growth-bet/french#IG6R2zLAkZDFF33F.99

[8] Qui pour mémoire n’a pas vraiment affecté la Chine mais les pays du Sud-Est asiatique

[9] Voir digitalnpq.org/archive/2011_fall/13_fukuyamaweiwei.html

[10] Sous l’empire, le mauvais empereur qui n’assurait plus le relais avec le ciel et donc le bon ordre du monde pouvait être changé fut-ce au bénéfice d’une dynastie étrangère…

[11] Le Twitter chinois

[12] lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/10/12/fukuyama-predit-que-le-systeme-en-chine-finira-par-exploser_1774974_3216.html

[13] Axelle Degans, http://www.diploweb.com/11-2012-Act...

[14] Voir les articles de Diplomatie n°59, novembre-décembre 2012

[15] Michel Nazet, ouvrage cité, pages169-179

[16] La Chine est devenue le pays qui détient, derrière les États-Unis le plus grand nombre de think tanks dont la Chinese Academy of Social Sciences classée au 24e rang mondial

[17] Voir son échange avec Francis Fukuyama, digitalnpq.org/archive/2011

[18] Selon le récent sondage de l’Institut Huanquiu cf. french.china.org.cn/china/txt/2012-12/05/content_27317452.htm

[19] Michel Nazet, ouvrage cité, pages 182-185

[20] Anne Rodier, Protection sociale : l’éveil des émergents, Le Monde, 4/12/2012

[21] Jean-Luc Buchalet et Pierre Sabatier, La Chine, une bombe à retardement, Paris Eyrolles, 2012

[22] Alain Frachon et Daniel Vernet,La Chine contre l’Amérique : le duel du siècle, Grasset,2012

[23] Valérie Niquet, Mer de Chine, la guerre menace, Lemonde.fr, 24 septembre 2012

[24] Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Seuil, 2012

[25] Fareed Zakaria, China’s econonomic crisis, WashingtonPost.com, Mai 2012

[26] Michel Nazet, ouvrage cité, 229-232

[27] Henry Kissinger, De la Chine, Fayard,2011