"La fin de l’Etat-Nation? Surprise stratégique du XXIème siècle?", Jean-François Daguzan
Par
, le 10 septembre 2013, diplowebDirecteur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Directeur de la revue Sécurité globale (éd. Eska)
Voici une stimulante réflexion. Le XXème siècle a été celui de la prolifération des Etats-nations. Le XXIème sera peut-être celui de la recomposition des unités politiques soit par un retour aux formes anciennes soit, plus sûrement, par un modèle d’hybridation mélangeant l’ancien et le moderne avec l’aide des nouvelles technologies.
J-F Daguzan construit sa démonstration sur de stimulantes références à l’histoire de l’Europe et du monde arabe.
LE XXIème siècle nous réservera-t-il des surprises de grande ampleur ? Le terme de « surprise stratégique » est à la mode depuis les deux derniers Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale. Comme toujours, la surprise est bien cet évènement qu’on n’attend pas. On pouvait attendre le choc climatique, la lutte contre l’islamisme radical armé, la crise économique et financière structurelle, on n’attendait pas forcément le délitement de l’Etat et, plus particulièrement celui de l’Etat-nation. Constitué en Europe depuis le XIXème siècle et renforcé pendant le XXème, l’Etat-nation était devenu l’élément indépassable des relations internationales. Il en était même le produit ! [1] De 50 membres adhérents en 1945, l’Organisation des Nations unies (ONU) était passé à 193 en 2012, mais il y en a davantage si l’on compte les entités se déclarant étatiques et non reconnus par la communauté internationale. [2] Marx et Engels parlaient en leur temps des « nations-fleurettes. » [3] « Le XXème siècle », note François Thual, « aura été le siècle des séparatismes et de l’émiettement. » [4] Avec autant d’Etats créés en un demi-siècle, cette croissance exponentielle pouvait laisser penser que le concept d’Etat-nation était entérinée une fois pour toute et gravée dans le marbre. Ce n’est peut-être pas si simple…
J-F Daguzan, Directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Crédit photo : FRS
En effet, les définitions de l’Etat nation peuvent être contradictoires. Aujourd’hui, l’UNESCO définit l’Etat-Nation comme une cohérence entre la frontière, l’ethnie et le culturel tout en précisant que celui-ci n’existe pas ... [5] Cette définition rappelle beaucoup plus celle de l’ancien concept de « nation » telle qu’on la pensait au XIXème siècle et au début du XXème. Au contraire, la fin de l’empire ottoman et la décolonisation a beaucoup plus privilégié la version de Renan qui voyait dans l’Etat-Nation la rencontre de populations d’origine différentes, d’une terre et d’une adhésion à un ensemble de valeurs communes – Finalement, pour Renan était Français celui qui se déclarait Français et qui communiait dans un pot commun librement consenti : la « nation choisie » dira Max Weber. Cette position est aux antipodes de la nationalité par « le sang », le peuple (Volk)- ou la race sous le nazisme - du modèle allemand. [6] Mais finalement, la décolonisation favorisa, par le jeu des circonstances et des découpages autoritaires, une variante imposée du modèle « renanien ». Ainsi, des populations ou « nations » qui s’étaient peu fréquentées voire beaucoup combattues dans l’histoire, se retrouvèrent de force sous le même toit national. Les tensions ne manquèrent pas. Les indépendances entraînèrent un surinvestissement en souveraineté qui conduisit les gouvernements à nier les particularismes et autres faits minoritaires. Les minorités se virent donc enrôlées et fondues dans un modèle national coercitif (ex : Algérie). Qui plus est, quelques « nations » comme les Kurdes - parce que cela n’arrangeait pas les puissances - finirent sans Etat et/ou rattachées à plusieurs Etats (les Touaregs également) avec un incoercible lot de ressentiment, d’injustice, de frustration et de vengeance. Quoi qu’il en soit, Etats-nations ou Etats tout courts, les unités politiques dûment structurées, bornées (frontières) et reconnues par leurs pairs proliférèrent au 20ème siècle. [7]
En ce début de XXIème siècle, les effets de la mondialisation, [8] de la crise économico-financière, et des confrontations intra-étatiques en partie dues à l’effondrement du modèle autoritaire dans de nombreux pays semblent remettre en cause ce modèle. Désormais la survie de l’Etat-nation est peut-être en question.
Pourtant cette question gêne. On a été frappé à plusieurs reprises de voir l’interlocuteur auprès de qui on testait une telle hypothèse vous regarder horrifié. Quel tabou avait-on brisé ? Quel secret de famille pieusement dissimulé s’apprêtait-on à dévoiler ? En réalité, pour beaucoup, l’Etat-nation représente un mythe : celui de la construction fonctionnelle parfaite gage de stabilité des relations internationales à l’extérieur et garant de la paix sociale à l’intérieur. [9] S’interroger à propos de la pérennité de l’Etat-nation revient finalement à mettre en péril la stabilité du monde et, finalement, la sienne propre. C’est briser le confort intellectuel. De nôtre côté, on pensera plutôt avec Ernst Gellner que « c’est un mythe que de considérer les nations comme un moyen naturel, donné par Dieu, de classer les hommes et de considérer les nations comme une destinée politique naturelle même si leur venue est tardive. […] Pourtant nous ne devons pas accepter ce mythe. Les nations ne se sont pas inscrites dans la nature des choses, et elles ne constituent pas une version politique de la doctrine des espèces naturelles. Pas plus que les Etats-nations n’étaient la destinée manifeste et ultime des groupes ethniques et culturels. Ce qui existe ce sont des cultures, souvent groupées de manière subtile, qui se fondent l’une dans l’autre, qui se chevauchent et s’entremêlent, et il existe, généralement mais pas toujours, des unités politiques de toutes tailles et de toutes formes. Par le passé ces éléments n’ont pas tous convergé. » [10]
On n’argumentera pas, par ailleurs, sur le bien fondé de l’apparition de nouvelles nations ou d’unités politiques qui se considéraient privées d’Etat et désormais réémergentes. On dira plutôt avec Eric Hobshawn que la nation réelle ne se constate qu’a posteriori ! [11] La condition préalable est donc de réussir pour être considéré comme telle. Les Kurdes, les Karens ou les Biafrais, pour ne citer que ceux-là, en savent quelque chose. [12]
Il s’agit donc de s’interroger sur les causes de cet effritement du fait national et sur les zones où celui-ci s’applique et de voir à travers cela si la période actuelle propose la redéfinition de nouvelles unités politiques. Quelque chose est en train de bouger…
Une remise en cause des frontières coloniales et de « l’Etat importé »
La période post-coloniale voit la projection du modèle d’Etat européen étendue aux entités conquises par les puissances du XIXème siècle. Dans l’histoire, des zones géographiques gigantesques firent très tôt l’objet de partages plus ou moins précis (Traité de Tordesillas, 7 juin 1494, conclu sous l’autorité du Pape entre l’Espagne et le Portugal pour réguler la conquête du « Nouveau Monde » ; conférence de Berlin 15 novembre 1884-26 février 1885 pour l’Afrique ; Accords Sykes-Picot du 16 mai 1916 pour le Proche et le Moyen-Orient en partage des dépouilles de l’empire Ottoman entre la France et la Grande-Bretagne et découpage de l’Autriche-Hongrie après 1918). Au moment de la décolonisation certaines entités qui n’existaient pas de manière construites ou formelles avant la colonisation font l’objet d’un découpage administratif unilatéral – séparant tribus, groupes ethniques autrefois liés par des frontières administratives tracées par les traits de plumes des ex-colonisateurs (Outre l’Afrique, le découpage de l’empire des Indes en cinq semaines par l’avoué britannique Cyril Radcliffe entre l’Inde et le Pakistan/Bangladesh [13] en août 1947 est un archétype du modèle).
Toutefois ces frontières artificielles se révélèrent fort utiles. En effet en dépit des contestations obligatoires entre les entités nouvellement indépendantes ou créées (Algérie-Maroc, Sahara occidental ou Algérie-Tunisie, ou encore Tchad-Libye) le principe « d’intangibilité » des frontières fut admis comme une clause de sauvegarde visant à éviter le risque de guerres généralisées et sans fin. [14] Ce principe s’est également imposé dans la redéfinition des frontières européennes après la Seconde Guerre mondiale (URSS, Pologne, Allemagne, notamment).
Pourtant ce principe d’intangibilité pour lequel on fit la guerre (intervention des Nations Unies lors de la sécession du Katanga en 1961) ou on laissa massacrer les populations (guerre d’indépendance du Biafra en 1971) est désormais remis en cause par ses ex-défenseurs eux-mêmes. [15] (guerre et indépendance à terme du Kosovo, sécession de la Transnistrie en Moldavie, de l’Ossétie du Sud en Géorgie, annexion du Nagorny Karabakh par l’Arménie et désormais, Indépendance du Sud Soudan). Si les autres exemples sont des annexions ou sécession de fait, les indépendances du Kosovo et du Sud Soudan se sont faites avec l’assentiment de la communauté internationale – voire provoquée par cette dernière.
Au-delà de la légitimité du combat des indépendantistes, cette double reconnaissance ouvre la boîte de Pandore. Qui peut réellement interdire désormais à une province ou un Etat fédéré de déclarer son indépendance ? La question se pose aujourd’hui pour le Somaliland qui est en état d’indépendance de fait vis-à-vis de la fédération somalienne depuis 1991 et que la communauté internationale refuse de reconnaître – mais sous quels critères ?
Or la fin du régime de Mouammar Kadhafi en Libye a crée une situation de fragmentation qui pourrait pousser les différentes entités libyennes à l’autonomie voire à l’indépendance. Comme le dit Christian Coulon pour l’ethnie et qui vaut aussi pour la tribu : « Lorsque l’Etat se délite, comme au Zaïre ou au Libéria, ces ensembles façonnés dans le rapport à l’Etat se substituent souvent à lui, comme institution de sécurité et de solidarité, comme espace de reconnaissance. » [16] Pays créé par les Nations Unies en 1951 par la réunion de trois provinces peu liées par l’histoire (en dehors de la colonisation italienne [17]) et déstructuré par quarante ans de modèle kadhafien de gouvernement par le chaos, une partition peut s’envisager. Mariage forcé de trois régions disparates, les tendances centrifuges de la Libye ne vont-elle pas s’exacerber et produire une séparation de fait et peut-être de droit entre celles-ci ?
La même question se pose à l’égard du Mali. La poussée des indépendantistes touaregs (repeints aux couleurs de l’islam politique armé) et d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) dénote la fragilité d’un modèle étatique de plus en plus fragile. La conquête facile – avant l’intervention française – du Nord Mali, jusqu’à menacer ensuite Bamako, a fait apparaître la réalité longtemps occulté d’un pays touareg en quête d’autonomie élargie, voire d’indépendance. Au-delà de la « lutte contre le terrorisme » - vocable officiel français – il n’en demeure pas moins que la stabilité du pays et sans doute de la région passe par la reconnaissance effective du fait touareg et donc de la reconfiguration sous un modèle ou sous un autre de l’Etat malien. Mais évidemment cette question « gêne aux entournures » quant on sait que le problème touareg concerne également la Mauritanie, l’Algérie et le Niger. Il fut d’ailleurs instrumentalisé en son temps par Kadhafi qui y voyait l’occasion d’accroître l’influence libyenne sur la zone sahélo-saharienne. « Cette stratégie se doubla un temps d’une approche plus large saharo-sahélienne qui visait à fédérer les peuples nomades de la zone tampon entre le Maghreb et l’Afrique noire en un ensemble cohérent ». [18] Les mêmes interrogations peuvent être posées pour la Somalie ou le Yémen et d’autres pays africains.
Le maintien de la cohérence nationale et de la logique des frontières est maintenant posée au Proche et Moyen-Orient. Juste avant la chute de l’empire Ottoman, l’accord secret franco-britannique dit Sykes-Picot (du nom des deux négociateurs) partageait les dépouilles arabes de l’empire sur le dos du Chérif Hussein de la Mecque a qui on avait promis un grand Etat arabe. Cet accord faisait naître des Etats découpés au gré des intentions et de l’agilité diplomatique des parties prenantes (Liban et Syrie, Irak, Trans-Jordanie [19], Palestine mandataire) [20]. A l’heure des indépendances, les nouveaux Etats se figèrent comme en Afrique dans des frontières qu’ils n’avaient pas choisis. (L’émergence du fait national israélien devenant l’inconnue majeure d’une équation explosive.) Cependant, dans cette période d’éclosion du nationalisme arabe (les années 1930-1950) va cristalliser cette question non plus sur la communauté arabe en tant que telle qui, comme le retour du Messie ou du Mahdi, reste un horizon théorique à attendre, mais sur chaque représentant en soi du fait national arabe (libanais, syrien, Irakien, etc. et bien sûr égyptien, puis tunisien, marocain, algérien …) [21] Au cours de cette même période, l’islam politique retrouve lui aussi une renaissance mais il est occulté par le poids trop prégnant d’un nationalisme arabe imprégné des idées occidentales. [22]
Or les pays du Proche et Moyen-Orient sont constituées d’entités complexes (les « nations » comme on disait autrefois traduites en droit ottoman par le Millet [23]) cohabitant entre elles avec plus ou moins de bonheur selon les périodes (chrétiens de différentes obédiences, musulmans chiites et sunnites, sectes comme les Druzes, Alaouites ou Ismaéliens, et autres hérésies : Yézidis, Baha’is, etc.). Le cadre nationaliste fortement incarné par le Baassisme et le Nassérisme ou la monarchie de droit divin parvient dans un premier temps à unifier ces mondes disparates. La guerre avec Israël (et son cortège de défaites) renforce le sentiment nationaliste. Comme souvent, l’ennemi, la menace extérieure produit de la cohésion et soude la communauté nationale. « La Haine sainte », pour reprendre la formule de Victor de Laprade, est un puissant moteur. [24]
Mais, les guerres israélo-arabes et peut-être la fragilité intrinsèque de ces montages nationaux favorisèrent l’émergence de régimes autoritaires de longue durée. Derrière l’apparence d’un discours unitaire républicain et/ou national, se dissimulait le gouvernement sans partage de groupes ou de clans. Ce gouvernement de l’assabyya, tel que décrit très tôt dans les travaux de Michel Seurat sur la Syrie dévalorisa progressivement la notion subvertie de national alors que le groupe dominant s’appuyait soit sur des minorités soit jouait en permanence les groupes les uns contre les autres. L’’assabbyya est l’élément clé d’interprétation des connivences tribales ou non qui détermine l’accès et le partage du pouvoir quel qu’il soit. « Cette nouvelle approche reprend un cadre d’analyse mis en place il y a quelque six cent ans par In Khaldoun quand il montre comment à un endroit historique donné, une communauté (‘assabyya), soudée par des liens du sang ou simplement une similitude de destin, use d’une prédication (da’wa) religieuse/politique – en islam les deux sont indissolublement liées – comme d’un tremplin pour arriver au pouvoir total (mulk). » [25]
Sans en arriver jusqu’au pouvoir total, (Michel Seurat désignait à l’époque le pouvoir Syrien), l’’assabbya permet de comprendre les modes d’allégeance et de rétribution dans les pays post-indépendances – où, lorsque la structure tribale ne subsiste pas comme elle peut le faire en Libye, s’établit un ensemble d’obligations et de devoirs qui créent une solidarité formelle insécable entre acteurs et retombe de façon paradigmatique d’allégeances en allégeances tissant des nœuds complexes de contrôle du pouvoir.
La conquête de l’Irak par les Etats-Unis (2003) puis l’effet d’attraction des révolutions/mouvements arabes en Syrie a fait basculer une partie de la société syrienne dans la protestation puis la lutte armée alors que le pouvoir ne savait opposer que la violence – unique recette bien éprouvée par quarante ans de règne de la famille Assad. Mais celle-ci a fait long feu avec pour seule et dramatique conséquence de faire passer l’opposition au départ non violente à la lutte armée sans merci. En août 2013, en dépit des initiatives internationales, les deux camps restent décidés à gagner et donc à détruire l’adversaire.
Ces deux « états de violence » (Frédéric Gros [26]) en Syrie et Irak, loin de produire un phénomène de repli nationaliste ont séparé les communautés. Derrière une fiction d’Etat fédéral, les espaces chiites, sunnites et kurdes se sont autonomisés et l’on semble s’acheminer vers une indépendance de fait du Kurdistan. En Syrie, la violence oppose un pays fidèle arcbouté autour du pouvoir alaouite et des minorités de tous ordres (chiite, chrétienne, ismaélienne) et d’une partie de la majorité sunnite traditionnellement fidèle au clan Assad alors que l’opposition se fragmente en groupes salafistes voire jihadistes dont le plus important d’entre eux (al-Nusra) a fait allégeance à Al Qaïda. Le pays court donc un double risque : soit la partition de fait si le pouvoir parvient à stabiliser le front en récupérant un « pays utile » Homs, Damas adossé au Mont Liban, Lattaquié avec la frange maritime et le Sud ; soit à l’épuration « confessionnelle » dans l’hypothèse de la victoire des groupes sunnites les plus radicaux. Cette situation de déstabilisation majeure, implique évidemment le Liban et son fragile équilibre, l’Irak mais aussi la Jordanie qui peine à assumer les centaines de milliers de réfugiés sur son sol alors même que le pouvoir royal est ébranlé par les forces internes en présence dans le pays (Frères Musulmans, Bédouins, etc.)
Bien sûr, tout le monde combat au nom de la Syrie. Mais quel est désormais le sens et le contenu de ce nom ? La même question se pose pour l’Irak. Les jihadistes universalistes ont réglé le problème en pensant l’unité globale du Moyen-Orient sous la « bannière du Prophète » (pour paraphraser la célèbre déclaration du docteur Al-Zawahiri). [27]
Au final, les frontières Sykes-Picot et la création du Liban par la France en Orient - pour l’instant non remises en cause - et les frontières de la colonisation en Afrique, peuvent-elles résister à ce maelström politico-stratégique ? Qui plus est sur ce panorama, vient se greffer la question de « l’Etat importé ». Il y a quelques années Bertrand Badie avait montré que la colonisation et la décolonisation avaient pour effet de plaquer sur les structures anciennes des pays décolonisé des structures institutionnelles se référant au colonisateur et n’ayant que peu ou pas de liens avec les structures traditionnelles de pouvoir et d’organisation des sociétés concernées. [28] Au même titre que bien d’autres choses, un Etat « importé »avait été artificiellement greffé sur un espace géographique et socio-politique donné. Comme aujourd’hui en Libye notamment, cette structure d’importation pourrait être sérieusement remise en cause.
Mais la question de l’Etat nation n’est pas finalement qu’un problème post-colonial. La mondialisation fait son œuvre. En Europe également des mouvements centripètes sont à l’œuvre.
La fin de l’Etat-Nation en Europe : Nous ne vieillirons pas ensemble ?
Les années 1970 ont vu en Europe la réanimation de mouvements nationalo/régionalistes forts dans de nombreux pays. Même un pays aussi centralisé que la France a créé dans les années 1980 une régionalisation offrant des pouvoirs élargis aux anciennes provinces (peu ou prou reconstituées). Certains nationalistes corses – surtout - et basques, trouvant cette avancée insuffisante, continuent de militer (y compris par les armes) pour une autonomie élargie, voire l’indépendance. L’Espagne démocratique post-franquiste créait le statut d’« Autonomies » - offrant un modèle quasi-fédéral de structure constitutionnelle.
« Nous ne vieillirons pas ensemble » est un film de Maurice Pialat (1972) qui montrait les étapes de la désagrégation et le divorce d’un couple. Aujourd’hui, plusieurs éléments font que certains groupes régionaux ont passé et sont prêts à passer un palier sur le chemin de la séparation :
. Le premier est l’exemple de la création d’Etats nouveaux en Europe même (partition de l’ex-Yougoslavie fédérale, indépendance du Monténégro, création du Kosovo en 2008 à partir d’un Etat Souverain : la Serbie).
. Le deuxième est la vision de l’Union européenne comme superstructure. Chez les indépendantistes, la « grande Europe » se substitue à un Etat national trop grand mais pas assez ; trop proche, mais pas assez. La structure fédérative permet alors de régler le problème de la taille et aussi de la sécurité - Les fonctions régaliennes, monnaie, défense pouvant être assumée à coût raisonnable par la superstructure. Les indépendantistes rejoignent donc de ce point de vue les défenseurs de la mondialisation à outrance qui remettent en cause la notion d’Etat-nation pour les raisons (essentiellement économiques et d’efficacité productive celles-là) d’inadéquation entre la taille et les contingences nouvelles provoquées par la globalisation achevée.
. La troisième est le phénomène de repli identitaire provoqué par ladite mondialisation et surtout par la crise économique et financière entamée en 2008. Le repli dit « paroissial », déjà identifié par Zaki Laïdi en 1993, s’est encore cristallisé avec les ravages de la crise sur des populations fragilisées. [29] L’effondrement économique de l’Espagne a accéléré le rétrécissement de l’identité. Le mouvement indépendantiste catalan a pris appui sur la dépression espagnole et les mesures de rigueur pour défendre une position de séparation de l’Etat espagnol comme plus conforme aux intérêts économiques catalans. Il reprend une antienne déjà connue en Italie (chez les indépendantistes de la Ligue du Nord) pour lesquels le Nord paye trop pour un Sud, considéré par le plus riche comme fainéant, archaïque et incapable de se réformer. Le gouvernement de l’Autonomie catalane a donc proposé un referendum (illégal aux yeux de la constitution espagnole) en 2014 pour trancher de l’avenir de la « nation » catalane. [30]
Cette problématique se retrouve également en Belgique où les partis Flamands autonomistes et indépendantiste se sont progressivement emparés des leviers de commande de la région et ont engagé un bras de fer avec les institutions belges et la région wallone. En 2013, ces partis soufflent le chaud et le froid en défendant l’idée d’une Flandre totalement indépendante mais restant dans l’Etat Belge ! [31]
« L’Ecosse est engagée dans un processus similaire. L’accord d’Édimbourg, signé le 15 octobre 2012 par David Cameron et Alex Salmond, prévoit l’organisation en 2014 d’un référendum sur l’indépendance de l’Écosse. Les questions principales soulevées par le référendum seront la politique économique, la défense, les relations futures avec le Royaume-Uni et la participation de l’éventuel futur État en tant que membre d’organisations supranationales, en particulier l’Union européenne. […] L’Écosse ne peut pas (de jure) déclarer son indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni. Le référendum proposé est donc un « référendum consultatif sur l’extension des pouvoirs du Parlement écossais », dont le résultat « n’aura aucun effet juridique sur le Royaume-Uni », bien que le gouvernement écossais prévoie de tenir des négociations avec le Royaume-Uni en cas de majorité de voix pour l’indépendance, « suivant l’expression du peuple écossais » [32].
Certes, un peu comme en Flandre et en Catalogne, l’indépendance est un objectif symbolique. Mais ses thuriféraires oublient souvent que se pose un ensemble de questions insolubles que les parties de l’ancienne Yougoslavie n’avaient résolues que par la guerre (partage, des dettes, des avoirs mobiliers et immobiliers de l’Etat, des réserves de change, statut des étrangers, des ex-langues nationales défense nationale, etc.) Ainsi, phénomène intéressant, car l’un découle peut-être de l’autre. L’Union européenne est encore en expansion alors que les Etats qui la composent commencent de se déliter. [33]
Conséquences : vers la mutation
Les forces désormais en action vont produire un certain nombre de conséquences sur l’Etat-nation.
Vers un Etat virtuel ?
S’achemine-t-on aujourd’hui vers un Etat virtuel ? Les forces centrifuges à l’œuvre nous promettent elles un Etat « réduit aux acquêts » pour reprendre le droit civil du mariage ? On s’accordera avec Jean-Marc Siroën, à penser que « la mondialisation ne condamne donc pas l’Etat-nation à brève échéance en tous cas. Elle en redéfinit les contours. [34] » Mais cela n’est possible que tant que l’Etat « reste un fournisseur d’homogénéité et, en premier lieu, d’homogénéité sociale. [35] » La question reste donc de savoir si l’Etat peut tenir ce challenge. Or nous voyons que dans bon nombre d’Etat, et notamment d’Etats dits en développement, ce modèle est en train de céder (Egypte, Syrie, etc.) mais en Europe également (Grèce et peut-être Espagne). On semble alors s’acheminer vers un modèle d’hybridation que d’aucuns appellent de leurs vœux (Habermas) mais sera-t-il réellement positif ou le plan incliné vers le chaos. « D’un autre côté avec la mondialisation des marchés et la consommation de masse, on observe une dialectique nouvelle « entre le nivellement et la différenciation créatrice ». Face à la pression uniformisante de la mondialisation, les cultures locales adaptent des réponses différenciées, créant une diversité nouvelle de formes hybrides », « en perpétuelle construction », qui « accroissent les forces centrifuges à l’intérieur de l’Etat national ». [36] L’Etat se verrait alors affecter un rôle de syndic gérant les affaires courantes et perdant sa fonction symbolique d’incarnation de la nation.
Retour aux formes anciennes ?
Va-t-on revenir aux formes anciennes « pré-nationales » telles que décrites par Ernst Gellner pour les sociétés agraires musulmanes dans lesquelles la tribu, la confrérie, l’assabyya compensait l’absence du national ? [37] Il est prématuré de le dire ; et ce qui se passe en Libye (système tribal) et en Somalie (système clanique) ne constituent pas forcément un modèle en expansion dans la mesure où, dans ces pays comme dans d’autres, la structure étatique « moderne » avait été brutalement plaquée sur une réalité préexistante et, surtout, systématiquement détruite chacune à leur manière par les détenteurs respectifs du pouvoir après l’indépendance. Comme nous le disions en 2012, la tribu réapparaît dans l’ère de l’analyse du national, mais jusqu’à quel point ? « L’autre élément intéressant est d’essayer d’appréhender le retour de la tribu dans son importance et sa durée et son particularisme. La mondialisation, notamment depuis 1990 et la chute de l’Union soviétique a favorisé le retour aux identités « paroissiales ». Effrayés par la vitesse (le « temps mondial ») et la brutalité d’un monde qui les dépassent, les individus se replient sur le pré-carré souvent réinventé d’une identité primordiale qui les rassurent – (l’Europe n’échappe pas à ce phénomène, y compris de façon dramatique comme l’a montrée la guerre en Yougoslavie). La question serait de savoir si nous sommes sur un modèle arabo-musulman structurant (voire préexistant à l’islam lui-même) ou si nous nous trouvons sur un modèle de repli identitaire général produit par les mêmes causes génériques – mais avec ses spécificités liées à l’aire géo-sociale. La notion de tribu ne nous intéresse pas donc per se mais nous concerne dans la mesure où elle s’inscrit dans les recompositions du politique à un monde où le monde arabo-musulman est rentré dans un processus de transformation de longue durée. » [38] La notion développée par Bertrand Badie et Pierre Birnbaum de « centre » sans Etat peut ici trouver sa place. [39] « Alors, s’achemine t’on vers la généralisation de la Taifa au sens de M. Rodinson [40] » comme nous l’envisagions en 2007. « Sommes-nous à l’aube d’un modèle politico-social communautarisé et libanisé ? La question n’est pas triviale. Il est certain que nous serons confrontés, pendant le XXIème siècle, à une forte tension entre minorités et espaces collectifs plus large : Etats, corps social national. » [41] En vérité, la fluidité tend à s’imposer et l’Etat « borné » cèderait progressivement la place à un modèle d’ensembles complexes ou échange et troc entre les différents acteurs sociopolitiques concernés. Ces acteurs assureraient le rôle de fournisseur de bien public (sécurité, économie, etc.). Le caractère démocratique pouvant être assuré par les conseils de tribus ou autres Loya Jirga…
Vers la patrie et la démocratie ethno-confessionnelle ?
La Nation à contrat social tend elle à s’effacer au profit de l’Etat identitaire ? Si la démocratie demeure une demande forte des populations, on détecte une tendance à ne la réserver qu’à son environnement paroissial. Finalement, les Basques, les Catalans, les Kosovars, les Corses, les Ecossais, les Touaregs, les tribus, militant pour leur indépendance, admettent parfaitement un jeu démocratique à la condition exclusive qu’il soit circonscrit dans les limites de leur appartenance ethno-linguistique. On retrouve alors la première définition de l’UNESCO de l’Etat-nation dans laquelle fusionnent la logique d’un groupe et d’une forme de gouvernement. C’est valable aussi pour de plus grosses masses, comme en Irak (et peut-être demain en Syrie) où Chiites, Sunnites et Kurdes se séparent progressivement tout en maintenant la fiction d’un Etat fédéral.
La fin de la nation transnationale ?
Si la nation a été depuis la fin du XIXème siècle plutôt inscrite dans le cadre frontalier de l’Etat, d’autres propositions ont existé. Le communisme a été une « patrie » transnationale dans laquelle se sont reconnus des millions d’hommes avant que cette idée ne sombre dans la découverte sinistre du totalitarisme stalinien et de son cortège d’épouvante. La fin de l’Union soviétique quasi-ultime représentante paradoxale de ce modèle – car fortement construite autour de l’Etat – en sonna le glas. L’islamisme radical universaliste d’Al Qaida est un autre exemple de ces propositions. Fondé sur le principe coranique d’une Umma (communauté des croyants) sans frontières, les leaders d’Al Qaida proposent l’avènement d’un Dar al Islam (le monde de l’islam) vidé de toutes les influences délétères (occidentales d’abord, ou pré-islamiques). Or, depuis son émergence (le début des années 1980) et malgré ses succès « publicitaires » (le 11 septembre 2001 au premier chef), Al Qaida et sa nébuleuse ont perdu toutes leurs batailles sur le terrain (la dernière en date au Mali, 2013) et si des succès tactiques viennent ici ou là rappeler la nocivité de ce mouvement, il n’en demeure pas moins ravalé au rang de mouche du coche. Il n’y aura pas de « Grand soir » islamiste pas plus qu’il n’y a eu de « Grand soir » communiste. De la même façon la crise économique et financière mondiale a brisé les modèles de destruction de l’Etat – considérés pendant un temps par les ultra-libéraux comme économiquement obsolète. Si l’Etat-nation est remis en cause aujourd’hui, ce n’est pas par la pression des grands ensembles économiques mais par la pression socio-culturelle de populations qui lui dénient le rôle de gouvernance.
Finalement, seules les diasporas, qui ne relèvent que partiellement d’un modèle idéologique, devraient continuer de survivre en tant que nations transnationales mais le phénomène devrait aller en s’affaiblissant. La question de l’Union européenne, entité fédérale en devenir ou ensemble multilatéral conjoncturel fruit de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide mérité également d’être posée tout comme celle des modèles équivalents (ASEAN, etc.).
L’international détermine-t-il encore l’Etat-nation ?
L’affirmation de Bertrand Badie qui dit que « la nation, telle qu’elle se pratique dans le monde contemporain reste fonction, aujourd’hui plus que jamais, de déterminants internationaux », [42] est-elle et sera-t-elle toujours d’actualité au XXIème siècle ?
La fin du XXème siècle a vu la multiplication des Etats mais il n’est pas sûr que ce modèle soit en expansion. La communauté internationale ne semble pas prête à poursuivre cette évolution sachant que la viabilité des petits espaces va devenir problématique pour des raisons économiques. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les conditions socio-politiques de ce développement soient réunies. La disparition de l’Union soviétique avait favorisé cette floraison. Il est improbable qu’en Europe on accepte avec enthousiasme la sécession catalane ou écossaise et l’on se satisfait des fictions irakiennes, yéménites ou somaliennes comme on accueillera avec un soulagement hypocrite le maintien d’une fiction d’Etat syrien. Mais de ce qu’il ressort de notre petite étude, les processus de fragmentation devraient se poursuivre. Cependant, à la différence du XXème siècle, avec l’affaiblissement notable et certainement continu des grandes puissances traditionnelle, la communauté internationale aura beaucoup de mal à imposer des créations ou à défaire des Etats
En conclusion, le XXème siècle avait été celui de la prolifération des Etats-nations. Le XXIème sera peut-être celui de la recomposition des unités politiques soit par un retour aux formes anciennes soit, plus sûrement, par un modèle d’hybridation mélangeant l’ancien et le moderne avec l’aide des nouvelles technologies. Le rapport ouvert de la CIA 2012, Global Trends 2030, [43] aperçoit bien ce phénomène d’hybridation : « L’Etat-nation ne devrait pas disparaître, mais les pays organisent et orchestrent de plus en plus des coalitions « hybrides » d’acteurs étatiques et non étatique qui changent selon l’objet. » Ainsi les années qui s’avancent rouvrent une nouvelle ère de recombinaisons au cours de laquelle le citoyen et l’Etat vont devoir réapprendre leurs places respectives ; les organisations internationales également...
Manuscrit clos en juin 2013.
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Mise en ligne initiale le 8 septembre 2013
[1] « Du système westphalien, le monde moderne ne retire pas seulement la consécration de l’Etat territorial : il s’installe aussi dans le postulat que seule une juxtaposition de communautés politiques souveraines est viable, que seule celle-ci est porteuse d’ordre et de sécurité. », Bertrand Badie, « Le jeu triangulaire » in Pierre Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, PUF, Paris, 1997, p. 447.
[2] Avec comme conséquences directe et sans cesse en mouvement : « Le monde contemporain est traversé de plus de 226 000 kilomètres de frontières terrestres », Michel Foucher, Frontières, Le monde diplomatique du 9 novembre 1998, monde-diplomatique.fr/carnet/2006-11-08-Frontieres.
[3] Cités dans l’introduction de Pierre Birnbaum, in Pierre Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, PUF, Paris, 1997, p.7
[4] La planète émiettée, morceler et lotir, un nouvel art de dominer, Arléa, Paris, 2002, p. 32
[5] La définition et les pages consacrées par l’UNESCO à la notion d’Etat sont particulièrement emberlificotées. Elles exposent un vrai malaise quant à la validité même de l’Etat aujourd’hui : « L’état-nation est un domaine dans lequel les frontières culturelles se confondent aux frontières politiques. L’idéal de l’état-nation est que l’état incorpore les personnes d’un même socle ethnique et culturel. Cependant, la plupart des états sont polyethniques. Ainsi, l’état-nation « existerait si presque tous les membres d’une seule nation était organisés en un seul état, sans autre communautés nationales présentes. Bien que le terme soit souvent usité, de telles entités n’existent pas ». La nation comme nous la pensons aujourd’hui est un produit du 19ème siècle. Depuis les temps modernes, la nation est reconnue comme « la » communauté politique qui assure la légitimité d’un état sur son territoire, et qui transforme l’état en état de tous les citoyens. La notion d’état-nation insiste sur cette nouvelle alliance entre nation et état. La nationalité est censée lier le citoyen à l’état et aux avantages des politiques sociales de l’Etat Providence. (…) » unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/nation-state/
[6] « Il n’y a rien de commun entre la conception anglaise, américaine et française de la nation étroitement associée à l’élaboration d’un Bill of Rights, depuis l’exemple anglais de 1689, et que Dominique Schnaper a justement défini comme la communauté des citoyens et l’idée de Volk qui unit l’idée de nation et celle de peuple, une définition ethnique et une définition politique de la nation. » Alain Touraine, « Le nationalisme contre la nation » in Pierre Birbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, op. cit, p. 408. Voir aussi Jean-Luc Chabot, Le nationalisme, PUF « Que sais-je ? », Paris, 1986.
[7] Voir le dossier « La prolifération étatique », Revue internationale et stratégique, n°37 - Printemps 2000.
[8] « La mondialisation alimenterait la crise de l’Etat-nation en remettant en cause d’une part les fonctions générales de l’Etat et, d’autres part, les dimensions de la nation. L’Etat devrait être plus « modeste » et déléguer à d’autres formes de gouvernance, locales ou globales, une partie de son domaine y compris certains de ses droits. » Jean-Marc Siroën, « L’Etat-nation survivra-t-il à la mondialisation ? » dauphine.fr/siroen/epi.pdf, p. 12 ; parution papier in : P. Berthaud & G. Kebabdjian (éds.), La question politique en économie internationale, Paris, La Découverte, 2006.
[9] Bertrand Badie, « Le jeu triangulaire », op. cit.
[10] Ernst Gellner, Nations et nationalisme, Payot, Paris, 1989, p. 76.