"Géopolitique de l’eau", Ivan Sand

Par Ivan SAND , le 22 septembre 2013, diploweb

Diplômé de l’EDHEC (Lille) en Conseil et stratégie internationale

L’accaparement des eaux des fleuves engendrent depuis plusieurs siècles des tensions diplomatiques entre les pays riverains. Il n’existe actuellement aucune législation internationale qui régissent la répartition des flux des principaux cours d’eau. Celle-ci découle souvent des rapports de force historiques entre les différents protagonistes. Plusieurs projets de barrages hydroéléctriques ont récemment remis en question les équilibres pré-établis, hérités parfois des anciens empires coloniaux.

« Relations internationales » : cette rubrique du Diploweb.com analyse un thème précis à travers différentes publications dans une autre langue que le français, issues de revues ou d’instituts spécialisés dans les relations internationales. L’objectif est ici de présenter une étude approfondie d’un sujet ayant fait l’objet d’un traitement médiatique particulier durant les dernières semaines. Cette édition présente des publications en langue anglaise : Financial Times et The Hindu

Barrages diplomatiques

Financial Times

« L’EGYPTE est un don du Nil ». Ce constat, fait par l’historien grec Hérodote il y a plus de vingt-cinq siècles, est toujours d’actualité. En effet, bien que le pays soit désertique à 95%, il est aujourd’hui un des Etats les plus peuplés d’Afrique avec près de 84 millions d’habitants vivant presque exclusivement dans le delta du fleuve. L’agriculture dans ce pays n’étant possible que par l’irrigation, le Nil représente aujourd’hui 90% des ressources en eau. L’Egypte, qui est déjà le premier importateur de blé au monde, perçoit toute remise en question de l’accès aux eaux du grand fleuve comme une menaçe vitale.

Depuis plus de dix ans, la répartition des eaux du Nil est pourtant vivement contestée par l’ensemble des pays situés en amont, notamment l’Ethiopie. Un reportage publié en juin 2013 par le Financial Times [1] revient largement sur cette crise diplomatique de l’eau, qui a connu un pic de tension lié au projet pharaonique du « barrage de la Renaissance », lancé en 2011 par Addis-Abeba. « Achevé dans quatre ans », il s‘agirait alors du plus grand barrage hydraulique du continent avec une capacité de « 6000 mégawatts, principalement destiné à l’exportation », précise l’article.

La détermination de l’Ethiopie, qui assure que le barrage est déjà « à 21% construit », empoisonne depuis plus de deux ans ses relations diplomatiques avec Le Caire. L’Egypte considère en effet qu’en vertu d’un accord datant de 1929, elle dispose d’un droit de veto sur tout projet mené en amont du fleuve. Or ce traité, signé à l’époque par l’Egypte et la Grande-Bretagne, puissance coloniale au Soudan, accordait unilatéralement la part du lion au Caire, en ignorant les pays situés en amont du fleuve. En 1959, trois ans après avoir acquis son indépendance, le Soudan s’était alors empressé de renégocier les termes de cet accord : le texte amendé prévoit de réserver 87% du total des eaux du Nil aux deux Etats situés en aval, dont près de deux tiers à l’Egypte. Lorsque les pays où le Nil puise ses sources sont sortis d’une longue phase d’instabilité, ils ont à leur tour naturellement remis en cause les principes de cet accord.

« Aujourd’hui, les huit pays de l’amont essaient de s’assurer d’un accès plus équitable aux eaux du Nil, fruit des négociations menées depuis 14 ans avec l’aide de l’Initiative du Bassin du Nil, sous l’égide de la Banque Mondiale », précise le journaliste du Financial Times. Cette commission, créée en 1999 avec le soutien de la Banque Mondiale, réunit les neufs pays riverains du Nil (Egypte, Soudan, Ethiopie, Ouganda, Kenya, Burundi, Rwanda et République Démocratique du Congo) ainsi que l’Erythrée en tant qu’observateur. Mais la stratégie d’obstruction menée par Le Caire et Khartoum a empêché la commission de parvenir à une renégociation de la répartition des eaux du Nil.

En l’absence de nouvel accord, l’Ethiopie assure qu’elle ne « brise aucun traité international » puisqu’elle « ne faisait pas partie des signataires » en 1929 et 1959. Sa récente émergence en tant que puissance régionale pousse le pays à contester la répartition actuelle des eaux du Nil, dont les sources proviennent à plus de 70% des hauteurs éthiopiennes. Véritable château d’eau de la région, l’Ethiopie est paradoxalement dans une situation d’insécurité alimentaire. Un meilleur accès aux eaux du Nil bleu, principal affluent du fleuve, lui permettrait de développer l’irrigation, qui n’est utilisée actuellement que pour 3% de son agriculture.

Le choix d’Addis-Abeba de lancer ce chantier en avril 2011 alors que l’Egypte entrait dans une grande phase d’instabilité politique n’était pas anodin. Les récentes prises de position « reflètent un rééquilibrage des pouvoirs entre une Afrique Subsaharienne renaissante et des pays arabes affaiblis au Nord », analyse le Financial Times. De plus, l’Egypte pourrait se retrouver encore plus isolée dans ce dossier si l’on en croit les déclarations du ministre soudanais de l’information Ahmed Belal Osman, rapportées par l’agence Reuters en juin 2013 [2]. Le Soudan, qui souffre de fréquentes coupures d’électricité, verrait en effet d’un bon œil l’émergence d’Addis-Abeba comme principal fournisseur d’énergie.

The Hindu

Dans le sous-continent indien, la répartition de l’eau douce est également une source de conflits diplomatiques. L’Inde, principale puissance régionale, est régulièrement accusée par le Népal, le Bangladesh et le Bhoutan, de profiter de sa position dominante pour agir de façon unilatérale. Mais selon le quotidien national indien, The Hindu, cette situation serait à même d’évoluer vers une plus grande concertation entre l’Inde et ses voisins du Nord-est, notamment le Bangladesh.

Un article publié en janvier 2013 [3] annonce en effet la proposition faite au Bangladesh par les autorités de New-Dehli, de devenir une réelle partie prenante au projet de barrage de Tipaimukh, sur le fleuve Barak. Contrairement à ce qui a été fait jusqu’à présent, le journaliste confirme que l’Inde ne pourra « poursuivre la construction du barrage sans l’accord du Bangladesh ». Cette entreprise, dont l’idée remonte au milieu des années 1980, a pourtant constitué le symbole de la main-mise indienne sur les ressources aquatiques de la région pendant de nombreuses années. Comme 54 des cours d’eau sur les 57 traversant la frontière, le Barak coule depuis les états du Nord-est indien vers le Bangladesh. Alors que près de la moitié de la population bangladaise vit de l’agriculture, le pays est donc tributaire de la quantité d’eau ponctionnée en amont par New-Dehli.

En dépit de l’assurance indienne de ne pas détourner l’eau du fleuve à Tipaimukh, de vives protestations bangladaises ont régulièrement compliqué les relations diplomatiques entre les deux pays. L’opinion populaire au Bangladesh, tout comme une partie de la classe politique, n’accordait jusque-là que peu de crédit aux promesses indiennes. Il faut dire que ce type de barrage, situé à peine à quelques dizaines de kilomètres de la frontière, n’est pas sans rappeler d’autres édifices comme celui de Farakka, véritable point de discorde entre les deux Etats. En construisant ce barrage situé sur le Gange, l’Inde s’est arrogé la majeure partie des eaux du fleuve, qu’elle dévie vers la région de Calcutta. La Joint River Commission, qui réunit des experts des deux pays, a conclu que le barrage de Farraka était responsable d’une réduction de près de la moitié du flux du Gange, ce qui entraînait un assèchement des sols en aval mais également des dérèglements pouvant conduire à des inondations au Bangladesh.

La nouvelle politique de la main tendue préconisée par New-Dehli ne s’arrête justement pas au seul projet de Tipaimukh, selon le journal The Hindu, qui détient une copie de la proposition officielle indienne. L’article précise ainsi que l’accord porte sur « neuf projets de barrages hydroéléctriques », grâce auxquels Dacca bénéficierait d’un accès peu onéreux à l’énergie générée.

Si la proposition indienne a été saluée par de nombreux observateurs internationaux et bangladais, elle pose de nombreuses questions concernant les réelles motivations du gouvernement de Manmohan Singh. En effet, il est impossible de ne pas faire le lien entre un assouplissement de la diplomatie indienne à l’égard de ses voisins et la croissance de l’influence chinoise dans la région. Pékin est ainsi devenu récemment le premier partenaire commercial du Bangladesh. Comme dans de nombreux pays riverains de l’Océan Indien, les entreprises d’état chinoises y ont conclu plusieurs contrats de construction d’infrastructures, notamment dans la région du port de Chittagong. Cette ville fait désormais partie de ce que les analystes occidentaux ont pris l’habitude d’appeler le collier de perles chinois, qui viserait à sécuriser les routes maritimes depuis le détroit d’Ormuz vers la Chine. Dans un contexte de rivalité avec Pékin pour la suprématie régionale, la question de l’approvisionnement en eau douce serait donc un moyen utilisé par l’Inde pour renouer avec certains de ses pays frontaliers, jusqu’ici ignorés.

De plus, l’Inde fait face à un afflux massif de population en situation irrégulière en provenance du Bangladesh. En 2012, on estime entre 10 et 20 millions le nombre de migrants illégaux venus du Bangladesh et vivant dans des Etats indiens voisins. Ce phénomène a pris une telle ampleur que l’Inde a entrepris il y a plus de vingt ans la construction le long de la frontière de la plus grande barrière barbelée au monde. Cependant le chantier est encore inachevé et les résultats sont déjà décevants pour les autorités indiennes, compte tenu du coût très élevé de cet édifice dont l’entretien annuel s’élèverait à plus d’un milliard de dollars.

En élargissant avec le Bangladesh sa coopération pour l’accès à l’eau, New Dehli pourrait engager une nouvelle ère de partenariats entre les deux pays, notamment dans le contrôle des flux migratoires. En ce sens, une meilleure utilisation des cours d’eau bangladais pourrait améliorer le sort de candidats potentiels à l’immigration. Plusieurs rapports d’ONG régionales montrent en effet que nombre d’entre eux sont des agriculteurs en quête de terres cultivables…

Copyright Septembre 2013-Sand/Diploweb.com

. Voir le numéro précédent de cette rubrique : Relations internationales 06/2013 La politique intérieure chinoise dépasse ses frontières


Note de la direction

Ce numéro de la rubrique « Relations internationales » présente des articles en langue anglaise mais le Diploweb.com est ouvert à des contributions de qualité qui présenteraient en d’autres langues des articles de référence sous l’angle des relations internationales. Dans tous les cas, l’objectif est de proposer une présentation honnête d’un thème qui s’impose dans d’autres langues que le français. Il s’agit d’un exercice de « décentrage » à la fois classique et nécessaire en géopolitique.

[1] ft.com/intl/cms/s/0/bc79c9ac-d364-11e2-95d4-00144feab7de.html#axzz2eNHjwC9i

[2] reuters.com/article/2013/06/09/us-ethiopia-egypt-nile-idUSBRE9580AT20130609

[3] thehindu.com/news/national/new-delhi-invites-dhakas-stake-in-dams-on-common-rivers/article4358241.ece ?ref=relatedNews