"Passer de l’extension quantitative à la qualitative de la démocratie", David Van Reybrouck

David Van Reybrouck, auteur à succès de "Congo", est de retour avec un livre polémique sur la démocratie. Dans "Contre les élections", il évoque la crise de confiance de la population à l’égard de la démocratie représentative et plaide en faveur du tirage au sort et d’un système bi-représentatif.

Alors que les Belges voteront en mai prochain pour des élections qu’on annonce déterminantes pour l’avenir du pays, vous dites être "Contre les élections"… Cela frôle l’incivisme, non?

On avait une cinquantaine de titres pour le livre. Mon éditeur a estimé que tout mon livre visait à dire qu’il fallait être contre les élections si la démocratie se limitait aux seules élections. Mais je conviens qu’il y a une différence entre le titre, provocateur, et le contenu du livre, argumenté et serein.

Vous irez voter le 25 mai prochain?

Oui ! Je ne méprise pas le droit de vote, mais je refuse de le sacraliser.

Un homme, une voix, c’est tout de même un acquis fondamental?

C’est le grand acquis de la première moitié du XXe siècle. Mais, pour moi, ce n’est que l’expression d’un idéal politique plus large qui est l’égalité des chances. Pourquoi ne pas défendre "un homme, une chance d’être tiré au sort"?

"Il se passe une chose bizarre avec la démocratie : tout le monde semble y aspirer, mais personne n’y croit plus" : c’est la première phrase de votre livre. N’êtes-vous pas dans l’excès?

Il suffit de consulter les chiffres de l’Eurobaromètre ou de Transparency International. Ils révèlent, depuis une dizaine d’années, un déclin graduel et constant de la confiance des Européens dans leurs institutions démocratiques. Les populations se sentent de moins en moins représentées. D’après Transparency International, 67 % des Belges interrogés considèrent les partis politiques comme les instances les plus corrompues du pays, alors qu’ils constituent les acteurs principaux de notre système démocratique. Les partis, à de rares exceptions, ne se mettent pas à l’écoute des citoyens. Dans le même temps, avec Facebook et Twitter, il y a un mouvement d’émancipation des citoyens à travers des prises de parole. Au plan politique, pourtant, ces citoyens ne prennent la parole qu’une fois tous les quatre ou cinq ans, lors des élections.

Pour contrer cette "fatigue démocratique", vous plaidez en faveur d’un système bi-représentatif, avec des élus et des citoyens tirés au sort. Des exemples existent déjà?

Oui. Ce qui se passe actuellement en Irlande est très intéressant. Pour la première fois, un pays expérimente un système de double représentation. Trente-trois élus se sont mis ensemble avec soixante-six personnes tirées au sort pour discuter de huit articles de la Constitution irlandaise, dont un article relatif au mariage homosexuel. Dans un pays pourtant assez traditionnel sur le plan des valeurs, on assiste à un débat serein parce que les citoyens se sentent impliqués. C’est le meilleur exemple, à ce jour, d’un pays qui innove sur le plan démocratique en alliant le tirage au sort aux élections.

Vous dites que la Belgique devrait montrer l’exemple en matière de double représentation. Pourquoi

Les deux pays les plus avancés en Europe en matière d’innovation démocratique, ce sont l’Irlande et l’Islande. Il se fait que ce sont deux pays ayant traversé des crises profondes en 2007-2008. La Belgique a également connu une grave crise politique, avec le fameux épisode des 541 jours sans majorité fédérale. Cette crise a montré que notre problème n’était pas la Belgique en tant que telle, mais bien son fonctionnement démocratique et, plus particulièrement, son système électoral. On a pu constater les limites du système électoral. D’autre part, on a chez nous un grand savoir-faire en matière de procédures de participation citoyenne (beaucoup de communes y ont déjà recours, notamment à Anvers). Mon message est en fait de dire : allons plus loin que le niveau local et agissons au plan national. On doit en quelque sorte passer du droit de vote au droit de parole. Le Français Bernard Manin l’explique très bien : on a eu une extension quantitative de la démocratie (avec l’élargissement du droit de vote depuis le XIXe siècle), mais pas d’extension qualitative (on reste en présence d’une élite).

En quoi le tirage au sort peut-il contribuer à cette extension qualitative?

L’histoire nous apprend qu’il n’y a pas de meilleur système pour atteindre une distribution égalitaire du droit de parole. Aristote, Montesquieu, Rousseau l’ont dit bien avant moi ! C’est le principe le plus démocratique, même s’il ne comporte pas que des avantages.

Dont celui d’aboutir à des assemblées de citoyens incompétents…

C’est un risque. Mais le gros avantage est de garantir l’impartialité, comme c’est le cas pour les jurys d’assises. Ce qui frappe dans les jurys populaires, c’est le sérieux et la détermination avec lesquels des gens ordinaires se vouent à leur tâche.

Le tirage au sort, n’est-ce pas une "démocratie de tombola"?

C’est une expression que j’utilise dans le livre parce qu’au début, lorsqu’on m’a parlé du tirage au sort, ma réaction était de dire que c’était un système bidon. Mais, suite à mes recherches, je suis aujourd’hui convaincu que c’est une procédure très riche sur le plan démocratique. Ma découverte la plus choquante est d’avoir compris que, lorsque la démocratie élective a fait son apparition à la fin du XVIIIe siècle, ce n’était nullement pour développer la démocratie mais bien pour freiner son extension ! On a voulu remplacer l’aristocratie héréditaire par une nouvelle aristocratie élective. En utilisant l’outil des élections, la démocratie a été purement et simplement confisquée par la bourgeoisie.

Que craignez-vous si on persiste dans notre système de démocratie élective?

Qu’on aille vers une instabilité croissante et vers une menace pour la paix et la sérénité de notre vivre ensemble. Ce qu’on voit en Grèce montre que la démocratie n’est plus une évidence en Europe. On ne veut pas voir la fragilité de la démocratie.

On vous a reproché de ne vous intéresser qu’au pouvoir législatif et non au pouvoir exécutif.

C’est délibéré. Ce serait une horreur de tirer au sort le ministre des Finances ! Pour l’exécutif, il faut continuer à travailler avec les personnes les plus compétentes.

Le tirage au sort a donc des limites?

Heureusement ! Mais la démocratie parlementaire élective - basée sur des partis politiques de moins en moins représentatifs - n’a malheureusement plus rien de représentative. Pourquoi n’a-t-on pas le courage de consulter la population en dehors d’une élection qui est devenue un outil primitif. Il est devenu complètement irresponsable de limiter la démocratie aux élections.

La consultation populaire, le référendum… peuvent aider au réveil de la démocratie?

Oui, mais le problème est qu’on demande alors l’avis de tout le monde sur des thèmes qu’ils ne connaissent pas ou très peu. Dans la démocratie délibérative, on constitue un échantillon représentatif de la population par tirage au sort. Ce groupe de citoyens, après examen et consultation d’experts, est amené à se prononcer en connaissance de cause. Dans ce système de démocratie participative - où les échantillons subissent une rotation -, l’enjeu d’être réélu disparaît et l’intérêt général peut être au cœur des délibérations.

Vous faites une proposition très concrète dans votre livre : transformer le Sénat en assemblée de citoyens tirés au sort.

Je rêve d’un système bicaméral avec une chambre de citoyens élus (le Parlement) et une chambre de citoyens tirés au sort (le Sénat). Ce serait une extraordinaire opportunité d’organiser un dialogue entre élus et citoyens. Au lieu d’avoir de la violence verbale sur Facebook ou Twitter entre citoyens et élus, on aurait un Parlement où chacun prendrait le temps de réfléchir, de se documenter et de dialoguer, avec des citoyens qui seraient libérés de toute pression électorale et particratique.

7-II-14, P-F. Lovens, lalibre.be