la révolte sociale gagne du terrain en Bosnie-Herzégovine

La révolte sociale gagne du terrain en Bosnie-Herzégovine
Par Florent Marciacq (Source: Balkan Insight, Standard)

La Bosnie-Herzégovine connaît depuis quelques jours une poussée de violence inhabituelle. Les manifestations initiées à Tuzla par des ouvriers mécontents de n’avoir pas été payés depuis plusieurs mois ont gagné du terrain et affectent aujourd’hui une trentaine de villes. Des étudiants se sont joints au mouvement de protestation, dont la base ne cesse de grandir. A Tuzla, Mostar et Zenica, la grogne a pris un tournant violent. La foule de manifestants, infiltrée par les casseurs, a mis feu aux bâtiments officiels hébergeant les gouvernements cantonaux et, à Sarajevo, c’est la Présidence fédérale du pays qui a été visée. Les flammes ont aussi détruit une partie des Archives nationales. Outre les dégâts matériels, qui dépasseront les 25 millions d’euros, on compte d’ores et déjà plusieurs centaines de blessés. L’ampleur du phénomène, sa soudaineté et son intensité trahissent un malaise profond, qui mûrit déjà depuis plusieurs années en Bosnie-Herzégovine.

S’il est prématuré de parler de «printemps bosnien» et de voir en ce mouvement l’incarnation d’une révolte ou d’une renaissance post-nationale, l’on peut néanmoins se réjouir du signal, même confus, que celui-ci envoie aux dirigeants du pays. À Tuzla, les manifestants ont élaboré un catalogue de revendications en cinq points, visant à assainir une classe politique sclérosée par la corruption, le clientélisme et l’impunité. Celui-ci prévoit d’annexer les revenus des élus au salaire moyen (près de 450 euros par mois), d’interdire le cumul des mandats (et ses avantages pécuniaires), d’annuler rétroactivement les privatisations criminelles et de remplacer les politiques poussés à la démission par des équipes d’experts indépendants.

Les facteurs expliquant cet embrasement social sont multiples. Le pays, tout d’abord, est en état de crise perpétuelle depuis plusieurs années. Économiquement, au moins un quart de la population est au chômage et tous les comptes publics sont au rouge. Politiquement, le pays demeure très divisé. Sa Constitution repose sur des fondements ethno-nationaux, et les politiques serbes, croates et musulmans ne partagent pas de vision commune. Le statu quo, intenable pour la population, prévaut dans un climat de plus en plus délétère. L’incapacité de la Bosnie à se réformer a également eu des conséquences négatives sur l’intégration européenne du pays. À ces frustrations s’ajoute la défiance grandissante des populations de Bosnie à l’égard de la politique en général –qui manque de légitimité et n’assure pas sa fonction–, et des hommes politiques en particulier –qui profitent volontiers du système et de ses dysfonctions. Le maintien du statu quo en Bosnie-Herzégovine, dans ce contexte, est une performance qui défie l’entendement.

Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de ces manifestations, qui ne tarderont sans doute pas à être récupérées politiquement, voire dévoyées. La classe politique bosnienne, pour l’heure, a exprimé (de façon plus ou moins honnête) sa sympathie à l’égard des manifestants, tout en condamnant les violences. Puisqu’elle est directement visée par la révolte, elle fait profil bas en attendant des jours meilleurs. Plusieurs chefs de gouvernements cantonaux ont démissionné. L’attitude de l’Union européenne (déjà questionnée en Ukraine) reste ambiguë, compte tenu de la fragilité de l’édifice. Celle de la Republika Srpska l’est moins: les dirigeants de l’entité serbe de Bosnie –à tendance séparatiste– voient en ces manifestations la preuve du caractère dysfonctionnel de l’État. L’enjeu de ces manifestations, on le voit bien, excède le champ du social. Seule une véritable transformation politique, dont les contours restent à définir, permettra à terme de répondre au mécontentement profond qui s’exprime aujourd’hui.

Dépêche publiée le 10/02/2014