Russie: tensions pour le contrôle des ressources naturelles en République de Sakha-Yakoutie

Russie: tensions pour le contrôle des ressources naturelles en République de Sakha-Yakoutie

Par Samuel DIRAISON*
Le 01/05/2014, regard-est

Le contrôle des ressources naturelles en Russie est une question fondamentale. En République de Sakha-Yakoutie, le contrôle des richesses du sous-sol est l'objet de tensions entre le pouvoir fédéral et la République. Le cas de la compagnie diamantaire Almazy Rossii-Sakha (ALROSA) illustre cette situation.

 

La République de Sakha-Yakoutie se situe en Sibérie orientale. C'est la plus grande région administrative de Russie, son territoire est vaste comme six fois la France métropolitaine. Environ un million d'habitants vivent sur ce territoire, la densité de population y est donc très faible (0,31 hab/km²). Les conditions de vie y sont très difficiles avec des hivers très froids (jusqu'à -50°C) et des étés chauds (30°C).

Une région riche en ressources naturelles

La Yakoutie est une région prospère dont le sous-sol est très riche. Ses principales ressources naturelles sont les diamants, l'uranium, les hydrocarbures, l'or et le charbon. Les mines et gisements de diamants importants sont situés dans l'ulus (district) de Mirny. La société ALROSA, qui les exploite, est la compagnie leader dans l'extraction de diamants en Russie. C'est la première entreprise productrice mondiale de diamants en volume (36,9 millions de carats en 2013) et la seconde en valeur (la première est De Beers). ALROSA produit 27% des diamants mondiaux dont la totalité des diamants russes[1]. C'est une société très importante pour la Yakoutie, elle emploie 30.600 personnes soit 6% de la population active de la république[2].



La Yakoutie est aussi la première région de Russie pour l'extraction d'uranium. Les réserves d'uranium de la République sont estimées à 342.000 tonnes, ce qui représente 63% des réserves de Russie et 6% des réserves mondiales. La société Elkon mining a été créée en 2007 pour développer l'extraction d'uranium dans l'ulus d'Aldan. En 2009, un partenariat «Elkon Project» pour l'extraction d'uranium a été signé entre la République de Yakoutie et les compagnies d’État Rosatom et Atomredmetzolo. L'objectif est de couvrir pas moins de 30% des besoins du pays en uranium naturel avec l'extraction de 5.000 tonnes d'uranium par an pour un investissement initial de 90,5 milliards de dollars[3].

Pour ce qui est du pétrole et du gaz, la Yakoutie est riche, mais pas autant que d'autres régions de Russie. Les champs exploités se situent dans le sud de la Yakoutie, avec le gisement de Tchaïadinskoïe. Les deux entreprises dominant l'exploitation de gaz sont Yakutgasprom et Alrosa- gas, qui représentent respectivement 85% et 15% de la production. Gazprom est associé à la République de Sakha-Yakoutie pour fournir du gaz à la Chine et à d'autres pays d'Asie-Pacifique (Eastern Gas Program). Des projets d'exploration sont prévus pour 2014 et, surtout, une infrastructure GTS (Gas Transmission Systems) doit être mise en exploitation en 2016. Des emplois hautement qualifiés vont être créés en Yakoutie à cette occasion. Et Gazprom communique beaucoup sur la création d'un département spécialisé à l'Université fédérale du Nord-Est de Yakoutsk dans l'optique de ce projet, preuve de l'implication du gouvernement fédéral[4].

À la chute de l'URSS, c'est la République qui a pris le contrôle de certaines de ses ressources, situation maintenue dans les années 1990 par B.Eltsine qui utilisait l'appui des gouverneurs et des présidents de républiques pour se maintenir au pouvoir. V.Poutine n'a plus besoin de ce soutien car il s'appuie sur la Douma et mène une politique de centralisation. Celle-ci se traduit aujourd’hui par des tensions entre les régions et le centre fédéral sur le contrôle des ressources.

Le contrôle des ressources naturelles de Yakoutie

La chute de l'URSS a été l'occasion pour certaines régions de s'affirmer et de réclamer plus de souveraineté. La plupart y ont accédé sans trop de difficultés, la principale préoccupation des autorités fédérales et de B.Eltsine étant de maintenir à tout prix la cohésion territoriale de la Fédération de Russie. Après la création de la République de Sakha-Yakoutie le 27 septembre 1990 et à travers la Constitution de 1991, le premier Président de cette nouvelle république, Mikhaïl Nikolaev, a pris des mesures pour limiter la privatisation anarchique des richesses du sous-sol de son territoire[5]. M.Nikolaev a su s'appuyer sur les très bonnes relations qu'il entretenait avec Boris Eltsine pour garder les ressources de la Yakoutie dans le giron de la République.

La création de la société ALROSA s'inscrit dans la stratégie de M.Nikolaev pour que la République garde le contrôle de ses richesses. La compagnie vit le jour en 1992 et le Président parvint à obtenir pour la République une participation dans la société de 32%; les employés en reçurent 23%, tandis que 8% des parts revenaient à des ulus yakoutes et le reste à la Fédération[6]. La question de la part des revenus issus des ressources naturelles que la République doit reverser au gouvernement fédéral était centrale et là encore, Nikolaev a réussi à négocier avec l'autorité centrale des conditions très favorables pour la Yakoutie. Dès 1992, la part laissée à la République sur l'or et les diamants fut revue à la hausse pour l'or (de 5 à 11,5%) et pour les diamants (de 10 à 20%). En 1995, elle fut à nouveau relevée, à 15% pour l'or et 25% pour les diamants.

La privatisation d'ALROSA cristallise les tensions

Dès l'arrivée de V.Poutine au pouvoir, le changement d'équipe à ALROSA est prévu et les nouvelles têtes qui sont nommées font partie du «clan des Pétersbourgeois»[7]. Le PDG actuel, Fiodor Andreev, est né à Voronej et a fait ses études à Saint-Pétersbourg. Il a intégré l'équipe directrice dès 2002 et occupe le poste de PDG depuis 2009. De plus, depuis le mois de novembre 2001, la société est en voie de privatisation et les administrations publiques cèdent progressivement leurs parts à des capitaux privés. Au mois d'octobre 2013, l’État russe et la République de Sakha ont mis des parts (16% pour ALROSA, 7% pour l’État et la République) sur les marchés boursiers. Les actions ont été achetées par des investisseurs étrangers en grande majorité: le groupe Lazard a racheté 60% du placement et 14% du capital. La société est aujourd'hui détenue à 44% par l’État russe, à 25% par la République de Sakha et à 8% par différents ulus de Yakoutie. La justification de cette privatisation est le contexte de crise économique et la nécessité de réduire les déficits publics[8].

Cette logique de reprise en main économique trouve sa continuité dans la mise en place de la verticale du pouvoir par Poutine. La présidence de Viacheslav Chtirov à la tête de la République, préféré à M.Nikolaev par le Kremlin, à partir de 2002, marque le début du processus d'éviction des «barons» locaux de l'ère Eltsine[9]. La transition entre Chtirov et Nikolaev est révélatrice du nouveau rapport centre-périphérie que Poutine souhaite établir. Peu avant l’élection présidentielle de 2002, alors que M.Nikolaev souhaitait se représenter, Vladimir Poutine l'a convoqué avec son principal adversaire, V.Chtirov, candidat favori du Kremlin et à l'époque président d'ALROSA, pour s'entretenir de la situation du secteur diamantaire en Russie. À l'issue de cette rencontre, il a été convenu que Nikolaev se retire de l’élection et soutienne son adversaire, ce qu'il fit[10].

Le cas d'ALROSA est loin d'être isolé en Yakoutie. D'autres entreprises stratégiques de la République connaissent le même processus de reprise en main du centre (Yakutugol pour le charbon, le projet «Elkon» pour l'uranium et Polyus Gold pour l'or). Lorsque l'on regarde la composition des directions de ces grandes entreprises de la République, on constate que les hommes ou femmes en poste ne sont pas originaires de la région. Leur arrivée en poste dans les sociétés correspond au début des années 2000.

La privatisation d'ALROSA telle qu’elle a été organisée a entraîné de nombreuses protestations de la part des responsables politiques locaux. La bataille se joue surtout au parlement yakoute où des députés s'indignent régulièrement de la vente des parts des administrations yakoutes. Les députés de Russie Unie communiquent, eux, sur le réinvestissement des bénéfices de la vente d'actions dans l'économie de la région, tandis que les opposants insistent sur la perte de souveraineté de la République[11]. Ces changements sont vécus par les politiques, mais également par les Yakoutes, comme une perte de souveraineté et un retour en arrière par rapport à la situation qu'avait mise en place M.Nikolaev dans les années 1990. Le sentiment d'un «pillage» des ressources organisé par le centre et les «Russes» est très présent parmi les populations locales.

C'est d'autant plus important que la société ALROSA jouit d'une bonne image en Yakoutie. Les Yakoutes y sont très attachés. Et elle le leur rend bien, notamment par le financement de projets en Yakoutie, notamment dans la ville de Yakoutsk. Dernier exemple en date, ALROSA va faire un don de 106 millions de roubles pour la promotion de la lutte sportive, très populaire en Yakoutie[12].

Notes:
[1] http://eng.alrosa.ru/about-us/strategy/key-facts-about-alrosa/
[2] Elena Kiseleva, Olga Chestopal & Ksenia Dementieva, «VTB 24 Dobyl Almaznyï Proekt », Kommersant, 8 novembre 2013.
http://www.kommersant.ru/doc/2250572
[3] «Rosatom i Iakoutia boudout sotroudnitchat v osvoienii Elkonskogo uranovoroudnogo raïona», Ria Novosti, 24 février 2009.
http://dv.ria.ru/economy/20090224/81742723.html
[4] http://sy-corp.com/102/110.htm
[5] Marine, Le Berre-Semenov, Renaissantismes et renaissance des peuples du nord: évolution de la question autochtone en république Sakha (Yakoutie) dans le contexte des mutations post- sovietiques, Leuven, Peeters, 2008.
[6] Vladimir Gel’man & Ross Cameron (dir.), The Politics of Sub-National Authoritarianism in Russia, Burlington, Ashgate Publishing, 2013.
[7] Izvestia, 1er novembre 2001.
http://izvestia.ru/news/254167
[8] E.G.Egorov & Ju.G.Danilov, «Echtchio raz o privatizatsii ALROSA», YKTIMES.RU, 16 juillet 2012.
http://www.yktimes.ru/glavnoe/eshhe-raz-o-privatizatsii-alrosa/
[9] «Results of Sunday’s Elections in Yakutia and Krasnoyarsk Regions», English Pravda.ru, 24 décembre 2001.
http://english.pravda.ru/news/russia/24-12-2001/24451-0/
[10] «V Iakoutii ne boudet trijdy prezidenta», gazeta.ru, 13 décembre 2001.
http://www.gazeta.ru/2001/12/13/vakutiinebud.shtml
[11] «Depoutati Il Toumena – O prodaje 7 protsentov aktsiï ALROSA», NVPRESS.Ru, http://nvpress.ru/politics/3866
[12] «ALROSA napravit v 2014 g. bolee 106 mln. roub. na sportivnouïou borbou», Ria Novosti, 17 mars 2014.
http://ria.ru/yakut/20140317/999763446.html

* Étudiant à l'Institut Français de Géopolitique

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