dérive sectaire à Ankara. L’évolution récente de la politique étrangère turque (1/2)
Par
, le 12 avril 2015, diplowebAncien fonctionnaire européen. Les idées exprimées dans ce texte n’engagent que son auteur
Voici un texte de référence pour comprendre la géopolitique de la Turquie. Avec une remarquable ampleur de vue, l’auteur brosse l’évolution des relations de la Turquie avec son voisinage, l’OTAN et l’Union européenne. A la fois documenté, pédagogique et sans langue de bois.
DEPUIS 2009, des événements convergents mettent en évidence une évolution majeure de la politique menée en Turquie par le parti au pouvoir AKP [1]. Ce qui a éloigné le pays, aussi bien de ses partenaires de l’OTAN, que de sa négociation d’adhésion à l’UE :
. en politique intérieure, dans un pays qui n’a jamais été exemplaire en matière de respect des droits de l’homme, le durcissement est marqué depuis les manifestations de Gezi Park, avec un taux d’emprisonnement record de journalistes, le blocage d’internet et bien d’autres violations attestées par les ONG comme Amnesty international [2] ;
. en politique étrangère, depuis 2009, plusieurs inflexions remettent en cause l’alignement de sur l’OTAN et la volonté de la Turquie d’être un pays européen, éventuellement un État membre de l’UE.
On limitera l’analyse aux questions de politique étrangère, à partir des idées du président Erdoğan et de son Premier ministre, ex-ministre des Affaires étrangères, A. Davutoğlu, de leur mise en œuvre et de leurs résultats. On examinera leurs conséquences sur les pays du voisinage, les États-Unis, l’OTAN, l’Union européenne et la Russie. Enfin, on s’interrogera sur les effets de cette politique sur la cohésion interne de la Turquie, en particulier sur l’évolution du problème kurde.
- Jean-François Drevet
Des idées nouvelles
Il n’est pas si fréquent de voir des politiques agir en fonction d’une doctrine explicite, si l’on considère ainsi les écrits d’Ahmet Davutoğlu. Dans son œuvre maîtresse « Profondeur statégique [3] », son idée de base est que la Turquie « is not an ordinary nation state, but the center of Ottoman civilization”.
Elle doit pleinement exploiter sa centralité géopolitique (elle n’est pas la seule dans ce cas. L’Égypte occupe également une position incontournable), ce qu’elle n’a pas fait dans le passé, Atatürk ayant voulu avant tout en faire un pays européen, donc périphérique. Dominée par les obsessions sécuritaires de ses militaires, elle s’était trop fortement arrimée à l’Alliance atlantique et trop pliée aux priorités des États-Unis. Sous la pression immédiate de l’URSS et de ses alliés du Pacte de Varsovie, la sécurité de la Turquie dépendait exclusivement d’un allié puissant, mais lointain. La fin de la guerre froide (1990) ayant levé cette contrainte, il est temps pour la Turquie de suivre la voie indiquée par les succès de son commerce extérieur en nouant des relations politiques fructueuses avec ses nouveaux partenaires.
À cet effet, Davutoğlu veut « zero problem with neighbours », un virage complet par rapport à la politique antérieure : forts de l’appui des États-Unis, les militaires se souciaient fort peu de la mauvaise qualité de leurs relations de voisinage et n’ont fait aucun effort pour les améliorer. En principe, cette vision valorise la géopolitique turque. Elle pourrait compléter utilement la dominante pro-européenne et atlantique de la politique antérieure et ouvrir à la Turquie les vastes opportunités d’une approche à 360°, en nouant des relations apaisées avec l’intégralité de son voisinage et même au-delà. Cette orientation correspond à l’intérêt national turc et à ses nouvelles opportunités commerciales. Elle a donc beaucoup de chances de survivre à l’équipe actuelle.
La « centralité » de la civilisation ottomane » est un concept moins évident. En se greffant sur le passé de la Turquie, il s’agit d’exploiter son passé impérial, quand le sultan-khalife disposait d’une prééminence, à vrai dire plus morale que réelle, sur l’ensemble du monde musulman. En tant qu’héritier de la Sublime Porte, le gouvernement turc aurait vocation à exercer une sorte de « guidance » sur la communauté sunnite du 21e siècle, éventuellement par une restauration du khalifat, thème récurrent des Frères musulmans. Cet exaltation du passé, qui est assez nouvelle en Turquie [4], n’est pas très originale : beaucoup de Français continuent de vénérer Napoléon, François-Joseph a encore des partisans au-delà des frontières actuelles de l’Autriche et Vladimir Poutine ne cache pas son admiration pour l’URSS.
L’AKP est surtout un parti islamiste, qui veut traduire dans sa politique étrangère un certain nombre d’objectifs pseudo-religieux, dans la logique de l’« islam politique », qui est le fondement de son idéologie, inspirée par les Frères musulmans : recherche de l’amitié avec les pays musulmans, distanciation vis-à-vis des autres. Dans ce contexte, d’après Behlül Özkan [5], qui a analysé près de 300 de ses publications, Davutoğlu aurait transposé les théories pangermanistes du début du 20e siècle en imaginant une « centralité islamique » menant à la formation d’une communauté sunnite dirigée par la Turquie, transcendant les frontières héritées des années 1920, qui ne serait rien moins qu’une des trois grandes puissances du 21e siècle après, tout de même,la Chine et les États-Unis. Ainsi pourrait se fermer la « parenthèse [6] » ouverte au 20e siècle par une occidentalisation jugée excessive de l’empire ottoman, puis de la république kémaliste.
En politique, ce thème n’est pas si porteur et confine au néocolonialisme. Un siècle après sa fin ignominieuse, après avoir été pendant des décennies l’« homme malade » de l’Europe, on ne trouve pas beaucoup de nostalgiques de l’empire ottoman, même en Turquie. Au-delà du succès d’une série télévisée [7], Erdoğan et Davutoğlu pourraient bien s’être auto-intoxiqués avec leur propre idéologie.
Car il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans l’histoire pour constater qu’en Turquie et parfois ailleurs, l’idéologie et la politique étrangère n’ont pas toujours fait bon ménage : les jeunes Turcs en ont fait une démonstration particulièrement éclairante il y a tout juste un siècle avec l’exaltation du panturquisme et leur alliance fatale avec l’Allemagne impériale, ce qui a conduit à la disparition de l’Empire ottoman. L’AKP aurait-il oublié les échecs d’Enver pacha [8] et son destin tragique ?
Une mise en œuvre contestée
Empêché par Gül, ministre des Affaires étrangères jusqu’en 2007, de transformer ses théories en objectifs politiques, Davutoğlu peut leur donner libre cours depuis qu’il l’a remplacé en 2009 et a fortiori depuis 2014 en tant que Premier Ministre. Erdoğan, qui n’a pas d’expérience en politique étrangère, le laisse agir par ignorance ou parce qu’il espère ainsi flatter son électorat. En dépit de manières très différentes de présenter leurs idées, Erdoğan ayant un discours plus offensif que Davutoğlu, leurs opinions sur le fond sont assez semblables. On peut même penser à une forme de partage des rôles, le Président choisissant une expression virulente pour l’opinion intérieure et le Premier ministre étant plus soucieux de polir son message pour le faire passer dans les médias internationaux.
En fait, la promotion de la solidarité entre pays musulmans a des limites, comme on peut s’en apercevoir en faisant le bilan de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), où le gouvernement d’Ankara avait placé le Turc İhsanoğlu [9] au Secrétariat général (2004-2014). En prenant une position pro-sunnite, l’AKP aggrave une faille ancienne du monde musulman et met en danger sa cohésion interne. Il est allé plus loin encore en soutenant systématiquement les Frères musulmans, attitude qui constitue une sorte de « fil rouge » de la politique récente de la Turquie dans le monde arabe. En croyant que ceux-ci seraient les gagnants du « printemps arabe », le gouvernement turc s’est délibérément engagé à leurs côtés en Tunisie et en Égypte. Il semble également que les services secrets turcs [10] se soient compromis dans le soutien à des organisations extrémistes en Afrique noire et dans les pays arabes.
Vis-à-vis de l’UE, contrairement à son intérêt de pays candidat, la Turquie s’est éloignée des critères de Copenhague, en interne comme en externe, faisant douter de sa volonté d’intégration.
En prenant appui sur ses indéniables succès économiques, la Turquie a multiplié les initiatives politiques en direction du monde arabe, de l’Asie centrale, de la Chine et même de l’Afrique. À l’inverse, de nombreux signaux de défiance ont été adressés aux puissances occidentales : en se proposant d’acheter des missiles chinois, en contournant les sanctions adoptées à l’encontre de l’Iran, le gouvernement AKP a voulu montrer à Washington que sa politique étrangère n’était plus décidée par les militaires.
Vis-à-vis de l’UE, contrairement à son intérêt de pays candidat, la Turquie s’est éloignée des critères de Copenhague, en interne comme en externe, faisant douter de sa volonté d’intégration. Dans un processus où tout se décide à l’unanimité, ces manifestations de mauvaise humeur [11] confortent ceux qui estiment que la Turquie n’a pas vocation à rejoindre l’UE, même si elle en respectait tous les critères.
Significative d’un parti pris idéologique a été la détérioration des relations avec Israël, avec qui la coopération s’était élargie au cours des années 1990, jusqu’à englober des aspects très sensibles : transferts de technologie militaire en provenance de l’État juif, échanges d’information entre les services de renseignements avec la bénédiction des États-Unis. Cette coopération était allée jusqu’à la complicité : Israël sollicitant le lobby juif américain pour aider la Turquie à combattre la reconnaissance du génocide arménien par le Congrès américain.
Cette détérioration porte la marque personnelle d’Erdoğan, qui a multiplié les déclarations hostiles [12], confinant à l’antisémitisme, avant et après l’affaire du Mavi Marmara, une expédition organisée en 2010 par une pseudo-organisation humanitaire turque, qui a tourné à un affrontement armé, où 9 Turcs ont été tués par les Israéliens. Bien que le gouvernement de Jérusalem, soumis à une forte pression des États-Unis, se soit montré conciliant au point de faire des excuses, les relations ne se sont pas améliorées, avant que la nouvelle offensive israélienne à Gaza de l’été 2014 n’entraîne d’autres tensions.
Comme Khomeiny en Iran après la chute du shah, Erdoğan a souhaité la rupture, bien qu’elle ne procure aucun avantage à son pays, sinon pour lui-même une popularité très éphémère dans l’opinion arabe. Son soutien explicite au Hamas marque ses préférences idéologiques. À Washington, après avoir fait preuve de beaucoup de naïveté, le lobby pro-israélien a pris bonne note de la nouvelle attitude d’Ankara. Dans la presse israélienne [13] et américaine [14] se multiplient les articles incitant la Maison blanche à prendre ses distances.
« Zero problem with neighbours » ?
Parmi les 9 voisins de la Turquie, 5 sont de tradition chrétienne (la Bulgarie, la Grèce, Chypre, la Géorgie et l’Arménie), trois à dominante chiite (l’Azerbaïdjan, l’Iran et l’Irak) et un seul majoritairement sunnite, mais gouverné par une faction alaouite (la Syrie). Compte tenu de cet environnement, une politique pro-sunnite n’a pas beaucoup de chances de faciliter le rapprochement avec les pays voisins.
Pour améliorer ces relations, il aurait déjà fallu résorber le poids du passé en mettant fin aux disputes héritées des gouvernements précédents. Traditionnellement peu portée à investir sur les relations de voisinage, la diplomatie turque a longtemps cherché à influencer les minorités turcophones ou musulmanes, son invasion de Chypre en 1974 en ayant été la manifestation la plus extrême. Or ces conflits n’ont pas trouvé un commencement de solution.
En dépit de ce qui lui a été demandé en 2005 dans son mandat de négociation avec l’UE, la Turquie n’a toujours pas accepté l’arbitrage de la Cour internationale de justice dans son différend maritime avec la Grèce. En effet, la détermination des limites des Zones économiques exclusives (ZEE), fait partie des litiges habituellement tranchés à La Haye. Mais la Turquie n’a pas voulu signer la convention sur le Droit de la mer, précisément parce que la jurisprudence ne lui donne pas beaucoup de chances de voir aboutir ses revendications.
Quarante ans après son invasion à Chypre, la Turquie refuse toujours de se conformer aux résolutions des Nations unies et de laisser les Chypriotes, grecs et turcs, élaborer librement une nouvelle Constitution. Il serait « de l’intérêt vital » de la Turquie de maintenir des troupes dans l’île [15]. Elle conteste au gouvernement légal le droit de faire des forages pétroliers dans sa zone économique exclusive (ZEE) et veut y faire les siens, y compris dans des zones assez éloignées de la Turquie, en dépit des protestations des États-Unis de l’UE et de la Russie (octobre 2014).
Dans le Caucase, avec la fin de l’URSS, la Turquie avait des nombreuses opportunités. Dans le grand jeu entre les Occidentaux et la Russie pour l’exportation des hydrocarbures du bassin de la Caspienne, elle occupe une position incontournable, à condition de s’entendre avec les trois nouvelles républiques. Si les relations sont assez bonnes avec Bakou, elles sont mauvaises avec Erevan. Dans le conflit du Nagorno-Karabakh, au lieu de proposer sa médiation, Ankara a pris le parti de l’Azerbaïdjan et fermé sa frontière avec l’Arménie [16]. À quelques mois du centenaire du génocide arménien (24 avril 1915), on peut se demander pourquoi le gouvernement turc ne fait pas grand-chose pour éviter d’être mis en accusation dans les dizaines de pays qui l’ont officiellement reconnu. Avec Tbilissi, tout en se prononçant en faveur de l’intégrité territoriale de la Géorgie, il a développé ses échanges avec la république sécessionniste d’Abkhazie.
À ces vieux problèmes restés sans solution, il faut ajouter les nouveaux qui résultent de la politique de l’AKP.
Les relations avec l’Iran sont marquées par des convergences tactiques et des divergences stratégiques. Ayant appliqué les sanctions contre Saddam Hussein dans les années 1990 au détriment de ses régions du sud-est, la Turquie n’a pas voulu entrer dans le même processus avec l’Iran. Le système de contournement qu’elle a mis au point a aussi l’avantage de remplir les poches de ses dirigeants [17].
Sur le fond, elle ne tient pas plus que les autres pays de la région à voir Téhéran se doter de l’arme nucléaire. Par ailleurs, le conflit syrien, place les deux « poids lourds » de la région dans des camps antagonistes. Sa politique pro-sunnite met nécessairement la Turquie en opposition avec les mollahs, dans les conflits à dimension religieuse qui fractionnent ses voisins du croissant fertile, affectés par l’émergence d’un « axe chiite » autour de l’Iran.
En Irak, après avoir tenté en vain de manipuler la minorité turkmène [18], la Turquie a fait un choix habile à court terme, en favorisant le gouvernement régional kurde, en espérant en faire un État tampon dont elle contrôlerait les débouchés et qui l’alimenterait en pétrole et en gaz. En se prononçant en faveur de l’indépendance du Kurdistan irakien [19], Ankara a pris une option encore plus audacieuse, dont il est encore difficile de mesurer l’impact sur les Kurdes de Turquie. En revanche, comme on peut l’imaginer, les relations avec Bagdad, où les chiites sont installés, n’en ont pas été améliorées.
En décidant de travailler au renversement du régime syrien, le gouvernement turc s’est engagé dans une fuite en avant.
La tragédie syrienne
Mais c’est surtout en Syrie que la politique turque a des effets particulièrement sensibles. Au début des années 2000, Erdoğan et Bachar el Assad avaient noué des relations tellement amicales, qu’on a cru la Turquie en mesure d’obtenir un accord entre Damas et Jérusalem.
En décidant de travailler au renversement du régime syrien, le gouvernement turc s’est engagé dans une fuite en avant. Croyant disposer d’un large appui international, il a transformé ses régions du sud-est en base arrière pour les insurgés les plus radicaux : libre passage de la frontière (880 km), jusqu’à en faire un « international jihadist corridor [20] », transferts financiers, fourniture d’armes, délivrance de soins aux blessés etc...
Le résultat n’est pas à la hauteur des espérances. Le régime syrien est toujours en place et la Turquie doit gérer un afflux de réfugiés et l’installation d’un régime proche du PKK dans les enclaves kurdes du nord de la Syrie. Elle doit compter aussi avecl’émergence d’un soi-disant « État islamique » (EI), qui veut s’imposer dans toute la région. Si le rêve post-ottoman de restauration du khalifat est ainsi en train de se concrétiser, il n’est pas de nature à développer l’influence de la Turquie sur le monde musulman.
En montrant des réticences suspectes à entrer dans la coalition anti-EI, le gouvernement turc poursuit d’autres priorités : le remplacement du régime de Bachar el Assad par une coalition sunnite dirigée par les Frères musulmans et l’élimination des enclaves kurdes de Syrie (pro-PKK). Afin d’atteindre ces objectifs, l’EI est pour Ankara, au moins provisoirement, un moindre mal, sinon un allié objectif, qu’il convient de ménager, ce qui a été mis en évidence par le vice-président Biden [21], quand il a souligné le soutien apporté aux djihadistes par la Turquie et certains émirats. En octobre 2014, comme Staline devant Varsovie pendant l’été 1944, Erdoğan a laissé son armée l’arme au pied, pendant que l’EI exterminait les Kurdes de Kobane, à quelques mètres de la frontière turque. Un rapport de la Foundation for Defense of democracies (FDD) [22] souligne l’attitude de plus en plus pro-EI du gouvernement turc.
Pour leur part, les Kémalistes et les militaires ne partagent pas les objectifs sectaires de l’AKP. Ils restent hostiles aux Kurdes et aux Arabes. L’état-major serait aussi hésitant à s’engager en Syrie : il n’a pas combattu depuis la guerre de Corée, alors que son homologue syrien est sur le pied de guerre depuis 1948 et a montré son agressivité en juin 2012, en abattant un avion militaire turc. Inversement, le gouvernement craindrait d’engager l’armée dans un conflit qui pourrait lui redonner le pouvoir qu’elle a perdu. Pour d’autres, Erdoğan était persuadé de réussir et il est désagréablement surpris par les résultats désastreux de sa politique.
Ainsi, le « zero problem with neighbours » est devenu « only problems ». Alors que la Turquie vit dans un environnement déjà périlleux, sa politique aventuriste et sectaire a attisé des tensions déjà vives. À l’exception de sa gestion avisée des relations avec le Kurdistan irakien, elle n’en retire que des ennuis : rupture avec presque tous les pays de la région, méfiance croissante à Washington et à Bruxelles.
Si on dépasse le cercle des pays voisins, la situation n’est pas meilleure. Était-il nécessaire de se brouiller bruyamment avec l’Égypte, même si l’armée a choisi la manière forte pour mettre fin à l’expérience désastreuse de la présidence Morsi ? Non seulement Ankara est en froid avec Le Caire, mais aussi avec l’Arabie saoudite et les Émirats qui ont soutenu les militaires [23]. Si la répression chinoise dans le Sin-Kiang ouigour est à condamner, Erdoğan devait-il la qualifier de « génocide », un mot tabou en Turquie quand il s’agit des Arméniens ?
Les hésitations des États-Unis
Nouveaux venus au Moyen-Orient après la deuxième guerre mondiale, les États-Unis ont cherché à le dominer par puissance interposée, mais ils n’ont pas été très heureux dans le choix de leurs alliés. Faute de confiance dans les pays arabes réputés perméables à l’influence soviétique, ils se sont appuyés sur les autres : Israël, l’Iran jusqu’en 1979, et surtout la Turquie. Leur désir de « leading from behind » n’est donc pas une innovation de l’administration Obama. Membre de l’OTAN depuis 1951, Ankara a longtemps été considérée comme un allié fiable et efficace, d’abord dans le contexte de la guerre froide, ultérieurement face à une région troublée et imprévisible. Une coopération approfondie et diversifiée s’est ainsi développée entre les deux armées et leurs services de renseignement.
Dans cette optique, les considérations stratégiques l’ont emporté sur les normes démocratiques. Washington n’a pas manifesté vis-à-vis de la Turquie la même vigilance qu’avec les autres pays européens : les États-Unis se sont très bien accommodés de la suprématie politique des militaires et ont fermé les yeux sur leur respect très relatif des droits de l’homme. En 1974, le Secrétaire d’État Henry Kissinger a encouragé les Turcs à intervenir à Chypre et les a laissés procéder à un nettoyage ethnique, qui a forcé 40% des insulaires à changer de domicile. Plus récemment, en lui fournissant une aide technique et des renseignements précieux, la CIA a soutenu la Turquie dans sa lutte contre le PKK. En 2002-2004, au moment de la négociation du plan Annan, les envoyés américains ont poussé les experts des Nations unies vers un accord très favorable à Ankara [24].
En prenant le contrepied de la politique agressive des néo-conservateurs républicains, les Démocrates espéraient réduire l’isolement des États-Unis au Moyen-Orient. Avec une certaine naïveté, l’administration Obama a donc beaucoup investi sur Ankara en pensant trouver dans l’« islamisme modéré » supposé de l’AKP une « source d’inspiration » pour les autres pays musulmans. Avec beaucoup d’optimisme, le Président lui-même a cru voir en Erdoğan un des rares hommes d’État en qui il pouvait avoir confiance, en le prenant pour un « liberal minded reformer [25] ».
Cette sollicitude n’a pas été payée de retour. Dès 2003, le refus de la Turquie de participer à la guerre en Irak a marqué un changement d’attitude qui s’est confirmé par la suite. Après avoir fait preuve de prudence, aussi longtemps qu’il n’était pas parvenu à réduire la puissance des militaires, le gouvernement AKP a dévoilé ses véritables intentions.
En principe, dans la logique de sa nouvelle orientation à 360°, la politique turque n’a pas vocation à couper les liens établis de longue date. Mais l’AKP veut développer ses orientations idéologiques et satisfaire une opinion publique assez résolument anti-américaine [26]. Il ira donc aussi loin qu’il le pourra dans le « découplage » de sa politique avec celle des États-Unis, en affirmant sa « volonté de déplaire » par des gestes aussi spectaculaires que possible [27]. Plus globalement, l’équipe au pouvoir pense avoir les moyens de mener une politique de confrontation, non seulement avec les États-Unis, mais aussi avec d’autres pays.
Changer de politique est une entreprise aléatoire, mais probablement inévitable. La Turquie n’est pas un allié aussi indispensable qu’on le croit à Ankara et des alternatives sont possibles.
Jusqu’à présent, l’administration Obama s’est montrée très prudente, au risque de passer pour passive : elle a d’abord espéré qu’Erdoğan pourrait être remplacé et elle a travaillé en ce sens, notamment en faveur d’Abdullah Gül [28]. Au Pentagone et au Département d’État, les esprits sont partagés, entre ceux qui poussent la Présidence à exiger des clarifications [29] et ceux qui se demandent ce qu’on pourrait offrir à la Turquie pour la ramener dans le giron américain. En effet, il ne sera pas facile de trouver une alternative au quadrilatère anatolien et aux facilités qu’il a offert pendant des décennies. À l’exception d’Israël, lui-même très isolé, les États-Unis n’ont pas beaucoup d’amis au Moyen-Orient et ne peuvent pas compter sur ceux qui se prétendent tels, comme les monarchies du Golfe.
Changer de politique est une entreprise aléatoire, mais probablement inévitable. La Turquie n’est pas un allié aussi indispensable qu’on le croit à Ankara et des alternatives sont possibles. Une étude du Hudson Institute [30] recommande au gouvernement américain de s’appuyer sur les démocraties de l’axe Athènes-Nicosie-Tel Aviv, en vue de créer une nouvelle architecture de sécurité dans le bassin oriental de la Méditerranée. Elle préconise d’aider les trois pays à exploiter leurs ressources sous-marines, de faciliter l’adhésion de Chypre à l’OTAN et de renforcer la VIe Flotte [31]. D’après le Wall Street Journal, il ne serait pas difficile de construire une base aérienne dans le Kurdistan irakien, afin de remplacer celle d’Incirlik.
Des alternatives seraient ainsi dégagées à la dépendance vis-à-vis de la Turquie. Cette orientation serait facilitée par une normalisation des relations avec l’Iran, une tâche qui n’est pas impossible, mais qui peut prendre du temps. C’est précisément ce qui manque à Washington, compte tenu des progrès très rapides de l’EI et des autres mauvaises surprises que recèle une région toujours plus volcanique.
Des mesures de rétorsion peuvent pousser la Turquie, déjà qualifiée de « dubious partner » [32], à devenir un peu plus hostile. Inversement, les conséquences de la politique aventureuse de l’AKP et la dégradation probable de la situation économique peuvent affaiblir l’équipe au pouvoir au point de la contraindre à des accommodements. Il faudra alors définir ce qu’on doit exiger d’Ankara pour lui conserver l’appui occidental.
L’éloignement de l’OTAN
Bien que la Turquie ait encore récemment manifesté sa bonne volonté en prenant part aux opérations de l’OTAN dans les Balkans et en Afghanistan, sa politique est de moins en moins compatible avec celle de ses partenaires.
Le gouvernement d’Ankara s’appuie sur la vision négative de l’Alliance dans l’opinion [33] pour s’en distancer, en estimant qu’il a d’autres intérêts à défendre, notamment au Proche-Orient. Les griefs des détracteurs de l’OTAN sont anciens et nombreux. Ils estiment qu’elle n’a jamais servi les intérêts nationaux. À l’intérieur, elle est jugée responsable des coups d’État et de la longue domination des militaires sur la politique et la société, avec toutes les violations des droits de l’homme qui en ont résulté. En politique étrangère, elle aurait maintenu la Turquie dans un corset qui a limité son indépendance et sa capacité à coopérer avec les pays non-membres. Plus récemment, l’Alliance est à la fois jugée coupable d’être intervenue en Libye et de n’avoir rien fait d’utile contre le régime syrien. Paradoxalement, elle est même accusée de n’avoir pas pris en compte le besoin de sécurité de la Turquie, notamment depuis l’aggravation de la situation en Irak et en Syrie.
En conséquence, le gouvernement d’Ankara multiplie les manifestations de mauvaise humeur. Depuis que Chypre est membre de l’UE, la Turquie bloque le développement de la coopération UE-OTAN, obligeant l’Alliance à traiter séparément avec chacun des États membres, entraînant le recours à des procédures de gestion compliquées, par exemple pour gérer cette coopération en Afghanistan. En 2009, Erdoğan a objecté au choix du précédent Secrétaire général, le Danois Rasmussen [34], parce que son pays n’avait pas poursuivi les auteurs des caricatures de Mahomet. En 2013, la Turquie a engagé des négociations pour acheter de l’armement sophistiqué à la Chine, en contradiction avec les règles de l’OTAN.
Bien qu’ils s’expriment en termes diplomatiques, les autres membres de l’Alliance sont très désappointés, sinon préoccupés par les récentes initiatives de la Turquie et commencent à la voir comme un « bad ally » [35] qu’il faudrait peut-être mettre à l’écart, encore qu’aucune procédure juridique ne permette de l’expulser.
A l’OTAN, qui acceptera d’aider la Turquie si elle est victime de ses interventions intempestives en Syrie ? Comment aider un pays à se défendre contre des ennemis qu’il a lui-même suscités ?
En principe, l’article 5 du traité OTAN implique un soutien mutuel en cas d’agression armée. Comment le mettre en œuvre si la Turquie l’invoquait, au cas où les islamistes franchiraient sa frontière ? Une attaque sur le tombeau de Suleyman shah, au bord de l’Euphrate et à 35 km de la frontière, une enclave turque en vertu du traité de Lausanne, relèverait-elle de l’article 5 ? La mauvaise volonté d’Ankara à soutenir ses partenaires remet en question la solidarité dont elle devrait bénéficier au titre de l’Alliance [36]. En fait, qui acceptera d’aider la Turquie si elle est victime de ses interventions intempestives en Syrie ? Comment aider un pays à se défendre contre des ennemis qu’il a lui-même suscités ?
Entouré de pays faibles, la Turquie a surestimé ses capacités : elle se trouve aujourd’hui isolée, en ayant perdu ses anciens alliés sans être parvenue à en trouver de nouveaux. Ayant longtemps vécu le syndrome de l’encerclement, quand elle était prise en sandwich entre les pays du Pacte de Varsovie au nord et les clients arabes de l’URSS au sud, elle aurait dû être plus attentive à sa sécurité. En divergence avec l’OTAN, la Turquie est davantage menacée aujourd’hui que du temps de la guerre froide, par des conflits asymétriques avec des factions infranationales.
Le refroidissement avec l’Union européenne
Comme vis-à-vis des États-Unis, Erdoğan et Davutoğlu ne sont pas mécontents de montrer leur indépendance, avec d’autant plus de virulence qu’ils craignent moins Bruxelles que Washington. À l’évidence, ce n’est pas un bon moyen de faire avancer un dossier d’adhésion déjà en difficulté de part et d’autre.
Selon les rapports annuels de la Commission européenne [37], la Turquie n’a guère avancé dans la mise en conformité de sa législation et de ses pratiques avec l’acquis communautaire. À la différence des candidats d’Europe centrale, qui avaient la volonté de progresser, mais des capacités limitées pour y parvenir, en « bargaining instead of complying », elle manifeste une forte répugnance à suivre les recommandations de la Commission, qu’elle considère comme des ingérences inacceptables dans ses affaires intérieures.
S’il a de bonnes raisons de se plaindre de l’hostilité de principe de plusieurs États membres, le gouvernement turc doit surtout s’en prendre à lui-même. Il semble que l’AKP en soit tout à fait conscient, mais qu’il estime que « le jeu n’en vaut pas la chandelle. » Aussi longtemps qu’ils lui permettaient d’assurer son pouvoir en réduisant celui des militaires et de l’ancien « establishment » kémaliste, il défendait les critères démocratiques. Il n’en va plus de même aujourd’hui. Comme l’avait clairement déclaré Erdoğan dès 1996, « la démocratie est un tramway, vous l’utilisez jusqu’à votre destination, et vous en descendez [38]. »
Après un dépôt de candidature qui remonte à 1987 et de nombreuses tergiversations, les négociations d’adhésion ont été ouvertes en octobre 2005. Au lieu de l’assortir d’exigences qui leur auraient permis de progresser, la présidence [semestrielle] britannique en a fait un objectif en soi. La Turquie était censée respecter les critères de Copenhague (ce qui n’était pas vraiment le cas) et avait promis d’ouvrir ses ports et son espace aérien aux avions et aux navires chypriotes, en application d’un protocole d’extension de l’union douanière UE/Turquie aux adhérents de 2004. À la fin de 2006, comme elle n’avait pas respecté sa signature, le Conseil a été unanime à décréter le gel des 8 chapitres liés à l’union douanière sur les 35 de la négociation, qui s’en est trouvée considérablement ralentie, sinon bloquée. Les efforts menés par les présidences successives pour trouver un compromis, y compris en acceptant les demandes d’Ankara en faveur des Chypriotes turcs [39], n’ont pas abouti.
Sur un total de 35 chapitres de l’acquis communautaire, au début de 2015, seulement 13 chapitres ont été ouverts et 1 seul clôturé. Dans un processus qui requiert à chaque étape l’unanimité des 28 États membres, c’est condamner à une longue stagnation, sinon à l’échec, un processus d’intégration qui ne semble plus intéresser le gouvernement turc. Sans être démentis, des conseillers d’Erdoğan ont même souhaité publiquement l’abandon des négociations, ce qui aurait l’avantage de la clarté. Le Président lui-même a multiplié les déclarations immodestes [40], qui laissent penser qu’il croit toujours que l’adhésion se fera aux conditions fixées par la Turquie.
Dans ce contexte, ceux qui préconisent l’ouverture de deux nouveaux chapitres sujets à controverses [41] auront beaucoup à faire pour convaincre, la négociation elle-même étant devenue « a toxic item [42] » pour les relations entre les deux parties. Compte tenu de l’importance économique de la Turquie et de sa position géopolitique, il serait souhaitable de lui trouver des alternatives en renforçant l’intégration économique par d’autres moyens.
Tout en ayant beaucoup contribué à la modernisation de l’économie turque, l’union douanière est très favorable à l’UE : les Européens ont accès au marché turc à un coût budgétaire réduit [43] et n’ont pas à consulter Ankara sur son évolution. Son approfondissement présente des avantages pour les deux parties. La Turquie s’y est d’abord refusée pour des raisons de principe, estimant que cet objectif devait être atteint dans le cadre de la négociation d’adhésion, l’accord conclu en 1995 ayant été conçu comme un arrangement transitoire, dans l’attente de son ouverture. Puisque celle-ci marque le pas, il est proposé [44] d’étendre le champ de l’union douanière, qui ne couvre actuellement que les produits manufacturés, à l’agriculture et aux services.
Dans le domaine agro-alimentaire, la Turquie bénéficie d’un accès préférentiel au marché communautaire sans réciprocité, qui lui assure un excédent commercial (environ 2 milliards d’€). Cette asymétrie est comparable à celle des échanges CE-Espagne avant 1986 : l’ouverture offrirait à l’UE des débouchés pour ses produits continentaux (céréales et produits animaux) et la Turquie pourrait exporter davantage de produits méditerranéens (fruits et légumes, huile d’olive). Le problème est pour l’UE : comme les autres négociations de ce genre, elle avantage les agriculteurs de l’Europe du nord, mais ne fait pas l’affaire de ceux du sud, ce qui divise les États membres.
Dans le secteur des services, il existe un fort potentiel de croissance des échanges. Comme dans d’autres pays, les Turcs ne veulent pas libéraliser leurs marché publics pour des raisons politiques (les contrats sont une des sources de financement du parti au pouvoir) et souhaitent maintenir certains oligopoles à l’abri de la concurrence.
Par ailleurs, Ankara demande à être associée à la négociation du partenariat transatlantique, ou du moins à un mécanisme parallèle qui lui permettrait d’avoir son mot à dire. Elle en fait une question de principe, menaçant de réduire l’union douanière à une zone de libre-échange. La demande est logique, mais difficile à satisfaire pour l’UE, qui ne tient pas à partager la compétence qu’elle a reçue de ses États membres et redoute dans cette hypothèse l’extension de cet avantage à d’autres pays associés, notamment ceux de l’AELE [45].
Seul pays candidat resté assujetti à l’obligation de visa, Ankara veut en obtenir la suppression ou au moins des aménagements en faveur de certaines catégories de voyageurs. En échange, l’UE veut un accord de réadmission des migrants illégaux. Pendant longtemps la Turquie, submergée par les réfugiés syriens a fermé les yeux sur leur transit à travers son territoire et sur les agissements des réseaux de passeurs. Depuis que l’accord de réadmission est entré en vigueur [46], il reste à voir comment il sera appliqué et si l’UE parviendra à surmonter les réticences de ses États membres pour assouplir le régime des visas, dans le cadre du « dialogue » engagé depuis décembre 2013.
Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir et a fortiori depuis la crise syrienne, le soutien qu’il apporte aux islamistes, sa vigilance très sélective vis-à-vis des djihadistes venus d’Europe en transit vers la Syrie ont dégradé les relations avec l’UE.
La lutte contre le terrorisme est un sujet encore plus sensible. Depuis des décennies, la Turquie estime que les pays européens ne sont pas assez actifs contre le PKK, bien que classé « or