dérive sectaire à Ankara. L’évolution récente de la politique étrangère turque (2/2)

Convergences et divergences avec la Russie

Les relations russo-turques [49] sont marquées par des contradictions entre un passé belliqueux, des complémentarités économiques croissantes et des objectifs divergents, sinon opposés.

Les Turcs n’ont pas oublié les conflits à répétition qui les ont opposés aux « Moskofs » depuis la fin du 17e siècle, ce qui explique que 73% aient une opinion négative de la Russie, suivant un PEW survey de juillet 2014. Depuis la fin de la guerre froide, Ankara se sent en position plus favorable : en 1964, le rapport démographique Turquie/URSS était 31/225Mh (14%) et en 2014, il y a 82 millions de Turcs pour 142 millions de Russes (58%).

Les deux présidents cultivent des préférences pour une gestion autoritaire et la nostalgie impériale. Tous deux sont intéressés par la création de zones d’influences au-delà de leurs frontières nationales. À cet effet, ils n’hésitent pas à manipuler les minorités (turcophones et musulmanes d’une part, russophones et orthodoxes d’autres part). Les Turcs ont des sympathies pour les Tatars de Crimée et ne sont pas loin d’encourager les Tchétchènes à la résistance. Ils s’intéressent au sort des musulmans du Caucase et aux Turcophones de la Volga et de la Sibérie. La Russie soutient les Abkhazes et les Ossètes de Géorgie, ainsi que les Arméniens du Nagorno-Karabakh. Sur ce dernier point, elle a agi avec plus d’habileté que la Turquie, réussissant à conserver de bonnes relations avec les deux protagonistes, soutenant politiquement et économiquement Erevan tout en fournissant des armes à Bakou.

En Asie centrale, la rivalité est larvée. Si la Turquie se prend pour un modèle, l’ex-grand frère russe en a un autre à défendre. Au demeurant, Ankara n’a pas vraiment séduit les nouvelles républiques, où Moscou conserve pour quelque temps les meilleures cartes, notamment en Ouzbékistan où l’activisme turc a indisposé Tachkent.

À ce stade, il n’y a pas de conflit ouvert. Il pourrait en aller différemment au Proche-Orient, où les positions sont clairement antagonistes. Si la Russie ne soutient pas les Chypriotes grecs autant que la Turquie les Chypriotes turcs, elle n’est pas indifférente au sort de l’île ainsi qu’à celui des chrétiens d’Orient, dont elle estime être toujours la protectrice. Depuis la fin de la guerre froide, la Russie est devenue l’amie d’Israël et la Turquie s’en est éloignée. En Syrie, Moscou et Ankara sont dans des camps opposés.

Les deux pays agissent dans l’ambiguïté vis-à-vis de l’Iran. La Turquie l’aide à contourner les sanctions et la Russie lui fabrique une centrale nucléaire à Bouchir, mais elles ne souhaitent pas que Téhéran devienne une puissance nucléaire. Sur le fond, ils divergent : pour Ankara l’Iran est un pays chiite auquel il s’oppose en Syrie et en Irak. Pour la Russie, il s’agit simplement de sympathiser avec un « ennemi de l’Amérique » et d’exploiter sa capacité de nuisance.

En fait, l’islamisation de la politique étrangère turque inquiète Moscou, qui y voit un facteur de multiplication des problèmes et de possibles affrontements. Mais les deux pays ont maintenant des relations économiques étroites qui réduisent en partie les risques de concurrence ou d’opposition directe.
La Russie est devenue le deuxième partenaire commercial de la Turquie : en 2013, le commerce bilatéral a atteint 32,8 milliards de $, les investissements croisés ont dépassé 10 milliards $. Trois millions de touristes russes sont venus en Turquie en 2013, suite à la suppression des visas entre les deux pays, mais seulement 100 000 Turcs ont visité la Russie.

Une dépendance énergétique durable

Lourdement déficitaire en énergie (elle importe 72% de sa consommation), la Turquie a trouvé dans l’entreprise russe GAZPROM un fournisseur essentiel. Sa dépendance est croissante. En 2013, elle a importé 45 milliards de m³, dont 26,6 en provenance de Russie, en passant par deux gazoducs : le Bluestream, qui entre directement en Turquie par Samsum (capacité de 16 milliards de m³) et le Western pipeline, qui l’atteint à travers l’Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie (capacité de 14 milliards de m³) et alimente İstanbul. Si ce dernier était coupé par une nouvelle crise entre la Russie et l’Ukraine, la région de Marmara et notamment l’agglomération d’İstanbul n’aurait pas d’alternative : son réseau intérieur n’est pas interconnecté et elle ne possède pas une capacité suffisante de stockage et de regazéification pour importer davantage de gaz liquéfié.

Par ailleurs, le recours à d’autres sources d’énergie est problématique. L’Anatolie ne dispose que de quelques vieux gisements de charbon (Zonguldak), de l’hydroélectricité de ses rivières quand le climat n’est pas trop sec et la prospection dans les mers bordières n’a pas donné de résultat probant. La construction par un groupe russe d’une centrale nucléaire, qui doit commencer en 2015 sur le site d’Akkuyu (province de Mersin) est contestée par les écologistes à cause de l’importance des risques sismiques. Il en résulte que la Turquie est très démunie et que sa dépendance énergétique n’est pas près de prendre fin : elle ne dispose pas de ressources importantes et ne semble pas en mesure d’en découvrir.

Par contre, elle est entourée de pays riches en gaz naturel : la Russie, déjà citée et les autres riverains de la Caspienne (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan, Iran), l’Irak (dont le Kurdistan irakien), les pays du Golfe et plus récemment Chypre et Israël. Compte tenu de sa position géographique, la Turquie pourrait attirer les gazoducs sur son territoire comme elle l’a fait avec l’oléoduc Bakou-Ceyhan. Elle diversifierait ainsi ses importations et réduirait sa dépendance, le désir de Washington et de Bruxelles de promouvoir un « corridor sud » pour contourner la Russie lui offrant des opportunités supplémentaires.

Cependant, à ce jeu complexe, il semble que la Turquie n’a pas, une fois de plus, joué les bonnes cartes en voulant être un leader au lieu de se présenter en honnête courtier [50].

En 2003, l’UE a commencé à étudier le projet Nabucco, un gazoduc amenant en Europe la production de la Caspienne en contournant la Russie. Ce qui était pour Ankara une occasion de valoriser sa fonction de transit a été perdue : en 2007, en représailles à l’opposition du gouvernement français de l’époque à son entrée dans l’UE, la Turquie a refusé l’entrée de Gaz de France dans le consortium Nabucco ; en 2009, Erdoğan a lié son accord pour lancer le projet à des progrès dans la négociation d’adhésion, ce qui a contribué à l’échec final du projet. Dans la négociation du gazoduc transanatolien [51], la performance turque est un peu meilleure. S’il n’est pas encore sûr que ce projet aboutisse, il ne donnera pas à Ankara le leadership qu’il revendique, puisque l’Azerbaïdjan, via la compagnie publique SOCAR, a pris 80% des parts du consortium. Alors que les nouvelles ressources de gaz découvertes en Méditerranée orientale auraient pu alimenter la Turquie, son attitude hostile conduit Chypre et Israël à chercher d’autres solutions, bien que plus coûteuses. Financer des infrastructures onéreuses et les exploiter pendant plusieurs décennies implique d’en minimiser les risques. En politisant à l’excès les négociations, la Turquie est devenue une partie du problème au lieu d’être une partie de la solution. L’ambition légitime d’Ankara de faire de l’Anatolie un hub gazier implique l’amélioration de ses relations de voisinage, ce qui ne cadre pas avec la politique suivie par l’AKP.

La proposition récente de la Russie, d’y faire transiter le gazoduc qui remplacerait Southstream reste à concrétiser. L’UE, qui a contraint GAZPROM à l’abandonner, voudra-t-elle se placer dans la double dépendance de Moscou et d’Ankara pour une partie aussi importante (environ 50 milliards de m³) de ses importations de gaz, à travers un projet qualifié d’impraticable par le Commissaire responsable [52] ?

La dépendance énergétique et les disputes avec Washington et Bruxelles peuvent-elles rapprocher Ankara de Moscou, ce qui mettrait l’UE en grande difficulté ? À l’évidence, il existe des convergences tactiques, comme l’a bien montré la rencontre Erdoğan-Poutine de décembre 2014 et le projet de gazoduc ci-dessus. Mais les divergences stratégiques demeurent, si l’on en croit cette déclaration du président russe : « the Turkish regime became a serious threat to international security and is jeopardizing regional stability ; hence the Russian Federation won’t hesitate to ignore this grave menace and will do the necessary steps to prevent Erdoğan from committing a suicide adventure in the Middle-East [53]. »

Le bilan : « Precious loneliness » ?

En se mettant au service d’une faction, le gouvernement d’Ankara s’est coupé d’une grande partie de ses partenaires musulmans. Si certains pays, avec beaucoup d’illusions, étaient prêts à l’accepter comme modèle, en aucun cas ils ne le voulaient comme leader. Alors qu’il aurait pu se placer en position d’arbitre, Erdoğan s’est impliqué dans les inextricables conflits de la région, dont son pays était parvenu à se tenir à l’écart depuis l’avènement d’Atatürk. Le succès n’est pas au rendez-vous : « the more Erdoğan agitated the streets with his pro-Sunni, pro-Muslim Brotherhood and pro-Hamas rhetoric, the more ground Turkey lost in a region where it once had ambitions of being a key player.” [54]

L’ampleur de cet isolement s’est révélée à New York, en octobre 2014, quand la Turquie, malgré un intense lobbying auprès des « joke states [55] », a vu sa candidature au Conseil de sécurité rejetée avec seulement 60 voix pour, contre 132 à l’Espagne. À titre de consolation, en référence au « splendide isolement » de l’Angleterre dominant le monde au 19e siècle, Davutoğu a célébré la « precious loneliness » de sa diplomatie, que la presse a traduit en « dangerous loneliness ».

Une partie de l’opinion n’y est pas hostile : « Turks are prone to not trusting others and going it alone [56]. Comme on a pu le constater en observant la Turquie se complaire pendant des décennies dans des positions solitaires, à Chypre ou ailleurs, la fascination pour l’isolement n’est pas une nouveauté dans la politique étrangère d’Ankara. Cependant, le Transatlantic trends survey de 2014, ne trouve que 33% des personnes interrogées souhaitant voir la Turquie agir seule en politique étrangère ; 49% estiment l’OTAN essentiel à sa sécurité et 28% veulent qu’elle agisse en liaison avec l’UE. Dans les deux cas les pourcentages sont en croissance par rapport à 2013. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, l’AKP ne fait pas l’unanimité.

Les illusions de l’« islamisme modéré »

Depuis 2002, pour la première fois depuis l’avènement du multipartisme, un seul parti dispose de la majorité à l’Assemblée nationale turque et a pu imprimer sa marque au cours de trois mandats consécutifs. Aux élections de juin 2015, l’AKP espère maintenir ses positions afin de poursuivre et d’accentuer son effort de réislamisation de la Turquie.

En réalité, les événements de Gezi Park en 2013 et les controverses avec le mouvement güleniste démontrent que la société turque est profondément divisée. Bien qu’administrée de manière ultra-jacobine depuis le début des années 1920, la Turquie est traversée par de nombreuses lignes de fracture, que la politique sectaire de l’AKP et le comportement d’Erdoğan sont en train de faire rejouer. De nombreux observateurs s’interrogent sur le maintien de la cohésion nationale si l’expérience islamiste se poursuit dans l’avenir, comme le souhaite le Président, en effectuant encore deux mandats présidentiels pour être encore en place en 2023, date du centenaire de la République turque. En parallèle, la Turquie ne bénéficie plus de l’excellente conjoncture économique des années 2000, ce qui pourrait aggraver les effets des antagonismes internes.

Dans ce contexte, la politique étrangère initiée par Davutoğlu apparaît comme un facteur supplémentaire de division. Non seulement son absence de résultat n’est pas de nature à rassembler les Turcs derrière le pouvoir, mais elle accroît le malaise de plusieurs segments de population.

La Turquie évolue vers un régime autoritaire et l’islamisme vers l’extrémisme. L’activation par les services secrets turcs du radicalisme religieux en Syrie a entraîné la formation de cellules jihadistes en Turquie, qui recrutent des combattants et mobilisent l’opinion en faveur de l’EI dans les grandes villes et près de la frontière sud-est.

Si la politique pro-laïque d’Atatürk et de ses successeurs n’a jamais fait l’unanimité, celle de l’AKP heurte profondément les classes moyennes urbanisées qui n’apprécient pas son discours moralisateur et les pressions sociales qui en découlent. Contrairement à ce qu’on a imaginé à Washington, il n’existe pas d’islamisme modéré : le «  mild islamism  » qu’on croyait, avec beaucoup de naïveté, compatible avec la démocratie ne s’est pas concrétisé. La Turquie évolue vers un régime autoritaire et l’islamisme vers l’extrémisme. L’activation par les services secrets turcs du radicalisme religieux en Syrie a entraîné la formation de cellules jihadistes en Turquie, qui recrutent des combattants et mobilisent l’opinion en faveur de l’EI dans les grandes villes et près de la frontière sud-est [57].

Si presque tous les Turcs sont musulmans, ils ne sont pas tous sunnites. La communauté alevie (chiite) compte plusieurs millions de fidèles qui se plaignent depuis longtemps de diverses discriminations, en partie liée au refus des gouvernements successifs (ce n’est pas un reproche qui vise seulement l’AKP) de ne reconnaître d’autres musulmans que sunnites. À la frontière syrienne, dans la province du Hatay, réside une minorité alaouite qui désapprouve la politique d’hostilité d’Ankara vis-à-vis du régime de Bachar el Assad.

La renaissance kurde

De tous les problèmes de minorités, celui des Kurdes est le plus préoccupant, non seulement parce qu’il concerne 10 à 20 millions de citoyens turcs, longtemps confinés à l’est de l’Euphrate et aujourd’hui installés dans presque toutes les grandes villes, mais en raison de ses implications internationales, parce que près de 20 millions de kurdophones résident en Irak, en Syrie et en Iran, à proximité immédiate des frontières sud et est de la Turquie.

Qualifiés de « Turcs montagnards », les Kurdes ont été soumis à un régime d’exception jusqu’au début des années 1960. Leurs revendications d’autonomie culturelle et administrative n’ayant jamais été satisfaites, ils se sont orientés vers l’action violente, sous l’influence du groupe marxiste du PKK [58], qui a déclenché de virulentes actions de guérilla au cours des années 1990. Si l’armée turque l’a emporté sur le terrain, il n’est pas démontré qu’elle ait remporté une victoire politique. Aux élections présidentielles d’août 2014, le candidat pro-kurde Demirtaş a obtenu près de 10% des suffrages (9.76%) et est arrivé en tête dans les provinces du sud-est.

L’AKP a le mérite d’avoir cherché un accord avec le PKK. En principe, il a accepté de reconnaître des droits culturels aux Kurdes, mais très peu a été réalisé dans la pratique. En fait, Erdoğan poursuit un objectif essentiel à sa survie politique : obtenir les voix kurdes en vue d’une modification de la constitution [59] qui lui permettrait d’établir un régime présidentiel. Il les veut au meilleur prix et doit compter avec l’opposition des nationalistes. Il est donc tenté de faire des promesses qu’il ne voudra pas ou ne pourra pas tenir, ce qui n’a pas échappé aux Kurdes.

Dans la mesure où le problème est devenu international, cette absence de résultat concret pourrait avoir des conséquences fatales. Suite à la première guerre du Golfe, la Turquie a dû se résigner à la mise en place d’une région kurde semi-indépendante en Irak, qui a récemment accru sa marge d’initiative avec l’effondrement de l’État central. Erdoğan a eu l’habileté de s’entendre avec ses dirigeants, en espérant en faire un pays-client et un de ses principaux fournisseurs d’énergie. Il a été plus loin encore en reconnaissant l’autonomie et éventuellement l’aspiration à l’indépendance des Kurdes irakiens.

Mais il se pourrait que le génie soit sorti de la bouteille. Le conflit syrien, qui a fait émerger trois enclaves kurdes (Afrin, Kobane et Qamishliyé), administrées par une émanation du PKK, apparaît comme une étape vers la création d’une nouvelle entité autonome, le Rojava (Kurdistan occidental). En abandonnant les habitants de Kobane aux islamistes, le gouvernement turc a provoqué une forte réaction des Kurdes de Turquie, qui ont montré leur sensibilité aux mots d’ordre du PKK, sans compter les risques d’affrontement en Turquie même [60].

Loin de les rassembler derrière lui au nom de l’islam (les Kurdes sont en majorité sunnites), l’AKP aurait alimenté leur fibre autonomiste. En croyant les exploiter comme force d’appoint, Erdoğan pourrait bien avoir engagé un processus séparatiste, qui conduirait à terme à la formation d’un grand Kurdistan indépendant, avec de multiples conséquences sur l’environnement international de la Turquie et des pays voisins, qu’il est impossible de prévoir actuellement.

S’il n’est pas trop tard, l’alternative serait un compromis historique offrant aux Kurdes de Turquie et éventuellement aux autres régions, comme aux Catalans et aux Basques dans l’Espagne de 1978, un niveau de décentralisation adéquat pour satisfaire leurs aspirations, qui découragerait les sécessionnistes. Le PKK renoncerait à la lutte armée et se transformerait en parti autonomiste. Il y aurait un Kurdistan autonome dans les frontières de la Turquie, bordant éventuellement un Kurdistan indépendant construit sur les décombres de la Syrie et de l’Irak.

Désastre ou grand compromis ?

Si la défense obstinée de positions solitaires, le refus d’entrer dans la recherche de compromis n’est pas un aspect nouveau de la diplomation turque, les experts peinent à trouver des explications à une telle accumulation de maladresses au cours de la période récente. Peu au fait des réalités internationales, soumise à ses préjugés idéologiques et surestimant le poids de son pays, l’équipe AKP aurait manqué d’expérience et de compétence. Si l’objectif d’une politique étrangère est d’accroître le prestige et la sécurité du pays, le bilan n’est pas glorieux.

En termes de prestige, c’était une bonne idée de profiter des succès indéniables de son commerce extérieur pour valoriser l’image de la Turquie et accroître son rôle international. Une diplomatie active, contribuant à la solution des conflits, à la fois en bon termes avec son voisinage et avec Washington et Bruxelles, aurait certainement été mieux écoutée. La multiplication des discours sectaires et belliqueux a abouti au résultat inverse, car il est toujours difficile de faire de la bonne publicité avec de mauvais produits. En dépit de la patience des dirigeants occidentaux, la crédibilité d’Ankara est aujourd’hui faible, ce qui arrive inévitablement à une diplomatie qui s’adresse davantage à la rue qu’aux chancelleries [61].

En termes de sécurité, bien que toujours officiellement membre de l’OTAN, la Turquie ne peut en réalité compter sur personne, notamment en cas de conflit asymétrique avec une faction infra-étatique. Dans le domaine sensible de la haute technologie et des échanges de renseignement, elle a perdu la confiance de ses alliés occidentaux (et d’Israël) et ne peut rien attendre de ses voisins, trop faibles, hostiles ou les deux à la fois. Si son armée reste la deuxième en importance de l’Alliance atlantique, elle risque, en cas de conflit, de manquer des yeux et des oreilles aujourd’hui nécessaires pour mener des opérations complexes. Dans une région aussi volcanique, son exposition aux risques est devenue bien plus grande qu’au temps de la guerre froide : Turkey is too big, too Islamist and too un-European for the EU ; it is too little Islamist and a disliked former colonial power for most of the Arab street ; a sectarian and regional rival for Iran, and a security threat to the bigwigs in the Shanghai Cooperation Organization. [62]”

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement mène une politique étrangère contraire aux intérêts de son pays.

Par ailleurs, le combat entre les extrémistes sunnites et les Kurdes pourrait bien s’installer à l’intérieur du pays. Ces derniers ont vigoureusement manifesté leur opposition à l’inaction de l’armée face à l’extermination des Kurdes de Kobané. C’est le résultat désastreux d’une politique « unrealist and ineffective [63] ». Alors qu’elle était parvenue pendant des décennies à se tenir à l’écart, en quelques années la Turquie s’est enlisé dans les conflits orientaux, au point de mettre en péril sa cohésion nationale. Comparant la Turquie avec le Pakistan, des observateurs la mettent en garde contre une « talibanisation  » du sud-est du pays. Comme le général Zia-ul-Haq, Erdoğan a encouragé les extrémistes, qui ont tissé leur toile et vont ultérieurement s’opposer à lui, quand il aura un peu trop tard réalisé l’ampleur du danger pour l’État turc.

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement mène une politique étrangère contraire aux intérêts de son pays. Compte tenu de ses a priori idéologiques et de ses succès électoraux, l’AKP pourrait bien continuer dans cette voie aussi longtemps qu’il restera au pouvoir, ses deux principaux dirigeants, Erdoğan et Davutoğlu, n’acceptant pas de tenir compte des signaux d’alerte que le monde entier leur adresse.

S’il se dégageait une alternance politique, on pourrait imaginer des inflexions décisives, encore que difficilement concevables au regard de l’obstination solitaire des décideurs en Turquie, qui ne date pas de la période AKP. En effet, beaucoup de changements ne coûteraient pas grand-chose et apporteraient de nombreux dividendes.

En mer Égée, on ne voit pas en quoi un arbitrage de la Cour de Justice de La Haye, même s’il ne s’aligne pas sur les positions turques, lui serait dommageable. Beaucoup d’autres pays y ont eu recours et en ont retiré les frontières maritimes stables nécessaires à l’exploitation de leurs ZEE.
Quarante années après son invasion de 1974, il est clair que la Turquie n’a rien gagné à se mêler des affaires de Chypre. S’en retirer lui apporterait de nombreux avantages politiques et budgétaires et notamment un accès aux ressources énergétiques du bassin oriental de la Méditerranée, dont elle a le plus grand besoin.

En prenant parti contre l’Arménie dans le conflit du Karabakh et en fermant sa frontière, elle s’est privée d’une opportunité de jouer un rôle pacificateur dans le Caucase. À quelques semaines de la commémoration de son centenaire, la négation du génocide arménien est tout aussi contreproductive et très dommageable à la réputation internationale de la Turquie.
Au Proche-Orient, s’il n’est pas trop tard, il serait tellement plus simple de cesser de prendre parti pour l’un ou l’autre des antagonismes et de revenir à une politique de neutralité et de bon voisinage avec tous les pays de la région, afin d’y apporter une contribution à l’instauration d’un minimum de stabilité.

Avec l’Occident, sans renoncer à l’ambition d’une politique à 360°, la Turquie n’a rien à perdre à restaurer de bonnes relations avec les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN, qui sont les mieux à même de contribuer à sa sécurité et à sa prospérité.

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[1] AKP : Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement.

[2] Cf Amnesty international Annual report on Turkey.

[3] En turc Stratejic Derinlik, KÜRE publications, İstanbul, 2001.

[4] Atatürk voulait au contraire couper la Turquie de son passé ottoman, ce qu’il a obtenu par le changement de l’alphabet et la rupture avec la sharia.

[5] Behlül Özkan, de l’Université de Marmara, From the Abode of Islam to the Turkish Vatan : the Making of a National Homeland in Turkey, Yale University Press 2012.

[6] Suivant une expression de Davutoğlu de mars 2013 : « last century was only a parenthesis for us. We will close the parenthesis. »

[7] La série Muhteşem Yüzyıl (Le Siècle magnifique), qui s’inspire de l’Empire ottoman, a été vendue dans quarante pays, principalement au Moyen-Orient.

[8] Enver pacha (1881-1922), un des chefs du mouvement jeune turc, a gouverné l’empire ottoman de 1908 à 1918. Il a trouvé la mort au Tadjikistan dans un combat contre l’Armée rouge.

[9] Par ailleurs candidat malheureux de l’opposition à l’élection présidentielle de 2014.

[10] Le MIT (Milli Istihbarat Teskilati) aurait soutenu (ainsi que le Qatar) Boko Haram au Nigeria et différents mouvements islamistes dans les Balkans, en Syrie, en Libye et en Irak, au moyen de pseudo-organisations de bienfaisance et en utilisant la « zone de non-droit » que l’armée turque contrôle dans le nord de Chypre (cf Defense and Foreign Affairs, Special analysis volume XXXII n°49 du 7 octobre 2014).

[11] Au deuxième semestre de 2012, prenant prétexte que c’était à Chypre d’exercer la présidence tournante, la Turquie a provisoirement gelé ses relations avec Bruxelles.

[12] En partie pour flatter son opinion publique : selon un PEW survey de juillet 2014, 86% des Turcs ont une opinion négative d’Israël, 2% seulement sont positifs.

[13] Efraim Inbar directeur du centre Begin-Sadate d’études stratégiques : « Turkey is no American Ally » (4 janvier 2015).

[14] Un groupe bipartisan de deux douzaines de membres du Congrès appelle à des sanctions contre la Turquie et le Qatar en raison de leur soutien à des groupes terroristes (Ryan Mauro, « Call in Congress to Sanction Turkey, Qatar for Terror Support » 11 décembre 2014.)

[15] “..Even if there was no Muslim Turks in Cyprus, Turkey is obliged to have a Cyprus issue. No country can remain indifferent towards such an island located in the heart of that vital area.” (Davutoğlu, Strategic depth, p.179).

[16] Elle apporte aussi son appui à la petite république autonome du Nakhitchevan (dépendante de l’Azerbaïdjan), avec qui elle partage une frontière de 15 km.

[17] Entraînant une corruption à haut niveau et un scandale majeur, qui a secoué la Turquie à la fin de 2013, mais a finalement été étouffé par l’équipe au pouvoir au prix d’une épuration massive de la police et de la magistrature.

[18] Turcophone, mais chiite et numériquement réduite (environ 5% de la population du nord de l’Irak).

[19] Pour les Kurdes, Bashour, le Sud.

[20] Kadri Gursel, Turkey finds out one is the loneliest number, Turkey pulse, Al Monitor, 29 octobre 2014.

[21] Qui a avoué avec une certaine candeur, avant de s’en excuser : “our biggest problem is our allies… they poured hundreds of millions dollars, thousands of tons of weapons into anyone who would fight against Assad.” (déclaration à la Harvard Kennedy School du 2 octobre 2014).

[22] Jonathan Schanzer & Merve Tahiroglu, Bordering on Terrorism : Turkey’s Syria Policy and the Rise of the Islamic State, Foundation for Defense of Democracies (FDD), Washington DC, novembre 2014, 30p.

[23] Après les avoir soutenues pendant des années, les monarchies du Golfe, à l’exception du Qatar, craignent les Frères musulmans et favorisent plutôt les courants salafistes. Mais elles commencent à prendre conscience du danger que représentent les islamistes radicaux pour leur propre pouvoir, en dépit d’événements anciens, comme la prise de la mosquée de La Mecque par une poignée d’extrémistes en 1979.

[24] Qui a pour cette raison été rejeté par les Chypriotes grecs (avril 2004).

[25] Claire Berlinski, Turkey’s two Thugs, City journal, 23 décembre 2014.

[26] Selon un PEW survey (juillet 2014), 73% des Turcs ont une opinion négative des États-Unis.

[27] Déclaration d’Erdoğan « against impertinence, recklessness and endless demands emanating from 12000 km away. » (cité par Ivan Eland, Huffington Post, Turkey is a bad ally, 12 août 2014).

[28] En août 2014, Washington a accueilli froidement l’élection d’Erdoğan à la Présidence de la République et envoyé un simple chargé d’affaires à son inauguration.

[29] Turkey must now understand that while America’s Syria policy may have been feckless, its border policy has been reckless...Turkey has greatly exacerbated the Syria crisis. Some might even argue that Turkey could now qualify as a State Sponsor of Terrorism for abetting [al-Nusra and ISIS].” (FDD report, op. cit.)

[30] Seth Cropsey & Eric Brown, Energy : The West’s Strategic Opportunity in the Eastern Mediterranean, Hudson Institute, Wasington, décembre 2014, 47p.

[31] Une option qui vise clairement les provocations turques contre les forages pétroliers en Méditerranée orientale, qui sont pratiqués par la compagnie américaine Noble. Une récente décision du Congrès (19 décembre 2014) exclut la Turquie de l’octroi de frégates américaines, qui iront à des alliés plus fidèles.

[32] Par Francis Ricciardone, ambassadeur US à Ankara de 2011 à 2014, cité par Wikileaks.

[33] Selon un PEW survey (juillet 2014), 70% des Turcs ont une opinion négative de l’OTAN.

[34] Anders Rasmussen, né en 1953, Premier Ministre du Danemark (2001-2009), puis Secrétaire général de l’OTAN (2009-2014).

[35] Ivan Eland, Senior Fellow and Director of the Center on Peace & Liberty, The Independent Institute, 12 août 2014.

[36] “The United States is in the absurd situation of essentially bribing Turkey to be permitted to defend it from both radical ISIS and hostile Syria, both threats of its own making.” (Ivan Eland, op. cit.)

[37] Turkey 2014 Progress report, SWD 2014 307 (final) du 8 octobre 2014.

[38] “Democracy is like a streetcar, you ride it until you arrive at your destination and then you step off."

[39] L’UE fournit déjà des aides importantes à la communauté chypriote turque, mais Ankara exige la levée des restrictions découlant de la non-reconnaissance de Chypre-nord, ce qui reviendrait à faire payer deux fois à l’UE l’ouverture des ports et des aéroports turcs au gouvernement chypriote.

[40] Trop nombreuses pour être citées ici.

[41] Il s’agirait des chapitres 23 (justice et droits fondamentaux) et 24 (justice, liberté sécurité).

[42] Marc Pierini et Sinan Ülgen, visiting scholars de la Fondation Carnegie Europe, A moment of opportunity in the EU-Turkey relationship, 10 décembre 2014. Marc Pierini a été Chef de délégation de la Commission à Ankara et antérieurement à Tunis, où il a joué un rôle décisif dans la libération des infirmières bulgares.

[43] En moyenne des aides de 900M€/an sur la période 2014-2020, pour un commerce de 128 milliards d’€, qui a généré un excédent de 28 milliards pour l’UE en 2013.

[44] D’après l’étude effectuée par la Banque mondiale, Evaluation of EU-Turkey Customs Union, report n°85830-TR, Washington, 28 mars 2014, 132p.

[45] Association européenne de libre échange (en anglais EFTA), dont font partie la Norvège, l’Islande, le Liechtenstein et la Suisse.

[46] Après sa ratification par le Parlement turc, il est entré en vigueur le 31 octobre 2014.

[47] La Turquie a demandé environ 500 extraditions et n’en a obtenu que 15.

[48] Marc Pierini et Sinan Ülgen, op. cit.

[49] Exploring the Prospects for Russian-Turkish Cooperation in a Turbulent Neighborhood (GRF-Carnegie, Moscow Center Working Group, 28 septembre 2014, 17p.)

[50] Cf Jörn Richert, Is Turkey’s energy leadership over before it began ? İstanbul Policy Center, Sabanci University, Stiftung Mercator Initiative, policy brief, janvier 2015, 13p.

[51] Le TANAP (Trans-anatolian Natural Gas Pipeline) doit dans un premier temps (2019) transporter 16 milliards de m³, dont 6 milliards de m³ pour la Turquie et 10 milliards vers l’Europe). Ultérieurement, sa capacité pourrait être portée à 23 (2023) puis 31 milliards de m³ en 2026.

[52] “I believe the Russians will have to look at this option again and come up with a viable economic solution that’s also acceptable to the European partners”, Maroš Šefčovič, Commissaire chargé de l’énergie (2014-2019), interview au Wall Street Journal, 22 janvier 2015.

[53] Déclaration de Poutine au Valdaï club de Sotchi reprise par l’Agence Itar-Tass, 31 octobre 2014.

[54] Cf Semih Idiz, What will it take Ankara to wake up ? Hürriyet Daily News, 23 octobre 2014.

[55] Surnom donné par la presse anglaise aux petits pays des Caraïbes et du Pacifique parfois tentés de monnayer leurs voix aux Nations unies.

[56] Cf Barcın Yinanç, interview du professeur İlter Turan, Hürriyet Daily News, 22 septembre 2014.

[57] “Ali Ediboğlu, a Turkish opposition deputy, claims that ‘at least 1,000 Turkish nationals are helping … foreign fighters sneak into Syria and Iraq to join ISIS.’ Youtube videos depict IS gatherings in Istanbul and demonstrations of support by Turkish citizens for the jihadi fighters in Syria, including IS." ( Jonathan Schanzer & Merve Tahiroglu, Bordering on terrorism, op. cit.)

[58] En kurde : Partiya Karkerên Kurdistan (Parti des travailleurs kurdes).

[59] Il lui faut 330 sièges (60%) pour modifier la Constitution et l’AKP n’en aurait que 290. Les 20-25 sièges espérés par les Kurdes seraient un appoint substantiel, mais pas décisif.

[60] Les efforts de l’AKP pour susciter une alternative islamiste au PKK n’ont pas donné de résultat significatif : les candidats du parti Hüda Par n’ont obtenu que 0.19% des voix aux élections municipales de mars 2014 (dans les deux provinces kurdes de Batman et Diyarbakır, respectivement 7.8 et 4.3%.)

[61] Cf Barçın Yinanç, Turkey needs to take foreign policy away from the street, interview de l’ex-ambassadeur Volkan Vural, Hürriyet Daily News, 5 janvier 2015.

[62] Cf Burak Bekdil, Why does nobody want to play with Turkey, Gatestone Institute, 26 décembre 2014.

[63] Krzysztof Strachota, The Crisis in Iraq and the twists and turns of Turkish Middle East policy, OSW, Centre for Eastern Studies number 142, 29 juillet 2014.