Pourquoi un scénario criméen ne tient pas en Transnistrie

Mehdi Chebana | lundi 27 avril 2015

Dès le lendemain de l’annexion de la Crimée par la Russie, les regards des analystes et des journalistes se sont tournés vers la Transnistrie. Certains ignoraient jusque là l’existence de cette région séparatiste de Moldavie. D’autres, dans un souci grotesque de vulgarisation, se sont plu à la présenter comme la "Bordurie" d’Hergé. Pour eux en tout cas, il ne faisait aucun doute que Moscou entendait y répéter le scénario criméen. Les articles et reportages relayant les craintes de plusieurs partis politiques et médias en Moldavie se sont alors multipliés.

Quelques signes ont apporté de l’eau à leur moulin. D’abord, Tiraspol, la capitale de cette république autoproclamée, se situait à 500 km de Sinferopol, en Crimée. Ce n’est pas loin… Ensuite, la XIVe armée russe stationnait depuis une vingtaine d’années sur la petite bande de terre. Officiellement, c’est une force de pacification pour empêcher l’armée moldave de lancer l’assaut contre un régime qu’aucun Etat au monde, pas même la Russie, ne reconnait officiellement. La Moldavie était aussi en passe de signer un accord d’association avec l’Union européenne (UE), le même accord qui avait déclenché les manifestations aboutissant au renversement du régime Ianoukovitch à Kiev. Et pour couronner le tout, comme en Crimée, le Soviet Suprême de Transnistrie réclamait depuis des années un rattachement avec la Russie.

Aussi nombreux fussent-ils, ces indices ne rendaient pas pour autant plausible un scénario ukrainien en Moldavie. Tout d’abord parce que, pour Moscou, la Transnistrie n’a pas la même importance géostratégique que la Crimée. Elle n’a pas de frontière directe avec la Russie mais seulement avec l’Ukraine. La Transnistrie ne dispose par ailleurs d’aucun accès à la mer Noire et donc aux mers chaudes du globe, ce qui la rend évidemment beaucoup moins intéressante. Enfin, elle n’a jamais appartenu à la Russie mais presque toujours à l’Ukraine, sous ses différentes formes, et brièvement à la Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale.

En réalité, Moscou a tout intérêt à entretenir le statut quo sur ce territoire situé à seulement 200 km de la Roumanie, et donc de l’UE. Car son objectif n’est pas sa conquête mais le maintien de l’instabilité dans l’ancienne république soviétique de Moldavie qui tente depuis deux décennies de se rapprocher de ses voisins occidentaux et rêve désormais d’intégration européenne. Il y a fort à parier que les 28 n’accepteront pas dans leur cercle un Etat abritant un conflit gelé. Ainsi au début des années 1990, lorsque Chisinau a retrouvé son indépendance, les chars et les soldats russes ont aidé les séparatistes à se battre contre les forces régulières de Moldavie dans le cadre d’une guerre civile qui a fait plusieurs centaines des morts. Les uns parlaient d’union avec la Roumanie, les autres souhaitaient rester sous le giron soviétique.

Depuis, la XIVe armée est restée, bien que les craintes de voir des chars moldaves traverser le fleuve Nistru relèvent du fantasme. Tout d’abord, l’armée moldave ne compte que 6000 hommes et ne dispose pas de chars. Ensuite aucun parti politique en Moldavie ne soutient aujourd’hui le projet d’une "invasion". Tous souhaitent que soient enfin respectés les accords conclus en 1992 entre le président moldave Mircea Snegur et son homologue russe Boris Eltsine octroyant une grande autonomie à la région mais au sein de la Moldavie. Et tous sont favorables à une résolution de ce conflit gelé à travers les négociations laborieuses auxquelles participent depuis des années Chisinau, Tiraspol, Moscou, Kiev, l’OSCE mais aussi les Etats-Unis et l’UE en tant qu’observateurs.

Dans une Transnistrie exsangue où fleurissent les trafics d’armes, d’uranium et d’êtres humains, Moscou accorde aussi des subventions et des ressources naturelles au régime séparatiste ainsi que des passeports pour ses ressortissants dont un tiers sont russes, un tiers ukrainiens et un tiers roumains. Mais malgré ce soutien, elle n’a jamais reconnu la région comme un Etat indépendant et a toujours rejeté les appels de ses dirigeants à intégrer la Russie. En 2009, elle s’était par exemple déclarée fort embarrassée après la tentative de Tiraspol d’ériger le drapeau russe en emblème national, ce qui apparaissait comme une aberration en droit international.

Si la Russie avait dû intervenir militairement en Moldavie, elle l’aurait probablement fait en avril 2009, lorsque de violentes manifestations ont éclaté à Chișinău après une victoire contestée des communistes aux élections législatives. Sous l’égide du président de l’époque Vladimir Voronine, le PC moldave entretenait jusqu’alors de bonnes relations avec Moscou, tout en œuvrant largement pour un rapprochement avec l’UE. Un équilibre qu’ont fait volé en éclats les dirigeants de l’Alliance pour l’intégration européenne (AIE) qui lui ont succédé. Cette coalition entre les libéraux, les démocrates, les libéraux-démocrates et l’Alliance Notre Moldavie a multiplié les provocations envers la Russie, concevant l’adhésion à l’UE comme le meilleur moyen de sortir de son giron. Mais les autorités russes avaient déjà pris conscience il y a des années que ce rapprochement était déjà très avancé puisque même leurs alliés communistes l’avaient favorisé.

Quatorze mois après l’annexion de la Crimée , les combats font toujours rage dans le Dombass mais force est de constater que la Russie n’a pas annexé la Transnistrie. Elle a même réduit considérablement son aide au régime séparatiste car son économie souffre beaucoup des sanctions internationales décidées contre elle. Bien sûr, elle continue de menacer les autorités de Chișinău qui réclament en vain une adhésion "en urgence" à l’UE et à l’Otan. Mais c’est essentiellement pour empêcher leur ruée vers l’Ouest. Y arrivera-t-elle ? Peut-être Hergé a-t-il la réponse dans l’une de ses "sept boules de cristal".