la Russie après Poutine: quels scénarios de transformation?
Écrivain et russophone, Laurent Chamontin est auteur de L’empire sans limites – Pouvoir et société dans le monde russe (préface d’Isabelle Facon, Éditions de l’Aube, 2014). Né en 1964, il est diplômé de l’Ecole Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe.Par
, le 7 octobre 2015, diploweb
Quelle est la situation de la Russie aujourd’hui ? Quelles sont ses perspectives de développement ? Quelles relations entretenir avec ce pays ? Voici des questions cruciales auxquelles L. Chamontin répond avec clarté.
NOUS ne parlerons pas de M. Poutine lui-même : en effet il y a un mythe largement répandu en Russie et en Ukraine, selon lequel le dirigeant politique peut à lui seul faire l’histoire de son pays. Et il est très important de s’en libérer.
Bien sûr, le dirigeant politique influe sur l’Histoire, mais seulement de manière limitée. En revanche, quel que soit le processus qui conduit à le sélectionner, il doit se conformer à certaines exigences de la société s’il veut rester au pouvoir. C’est ce qu’a encore récemment démontré la chute de Viktor Yanoukovitch en Ukraine (2014).
En d’autres termes, M. Poutine lui-même n’est pas très intéressant de notre point de vue ; il est beaucoup plus important de comprendre quelles forces sociales lui assurent aujourd’hui le succès, et peuvent décider demain de se débarrasser de lui.
Par conséquent, nous nous pencherons dans un premier temps sur la situation de la Russie actuelle et ses perspectives de développement ; ceci nous permettra par la suite de discuter la question cruciale de la stabilité de la Russie, et de proposer des principes de base en matière de relations avec ce pays.
1. La Russie, est un État à la légitimité fonctionnelle problématique...
Si nous considérons d’abord le processus de modernisation, nous voyons tout de suite les problèmes que les pouvoirs russes de toutes les époques doivent affronter. Il s’agit pour l’essentiel du faible niveau de l’initiative privée, des défis liés à l’immensité du pays, et de la relative inefficacité de l’État, en lien avec le manque de contrôle social sur celui-ci.
Il est intéressant de noter en premier lieu, que l’espace russe est capable de freiner significativement, voire d’anéantir, n’importe quelle initiative humaine ; par ailleurs, qu’il isole la société russe du reste du Monde, et en particulier de cette source d’inspiration qu’est l’Europe pour la Russie. En outre, il permet par là-même à la Russie de développer des formes de pouvoir très spécifiques et non européennes. Enfin les dimensions de cet espace peuvent favoriser l’illusion de ressources illimitées qu’il est donc possible d’utiliser sans parcimonie.
La Russie fait face sur le long terme à des problèmes de dynamisme économique. Sans parler d’une inquiétante dynamique démographique, marquée par le dépeuplement et le vieillissement.
Il résulte de tout ceci que la Russie fait face sur le long terme à des problèmes de dynamisme économique. Il faut ici considérer le taux de croissance et la population des autres zones du Monde : on voit alors que mécaniquement, quel que soit le régime politique en Russie, elle se trouve dans une situation de plus en plus inconfortable dans la compétition mondiale (ce qu’au passage on peut également dire de l’Europe).
La question suivante, bien sûr, est de savoir si les conditions actuelles permettent d’élaborer et de déployer une stratégie pour réduire l’influence de ces facteurs négatifs – et c’est peu de dire que les raisons de répondre par l’affirmative sont peu nombreuses. En effet, au long de l’Histoire, la Russie a montré avec constance son aversion pour la séparation des pouvoirs. Par conséquent, le régime actuel a bien du mal à se reconnaître des obligations vis-à-vis de la société, même s’il n’est pas possible de lui appliquer le qualificatif « totalitaire ». De ce fait, sa légitimité dépend dangereusement du paiement des prestations sociales ; on peut dire que les russes tolèrent leur État inefficace à une seule condition : qu’il garantisse au minimum le paiement de ces prestations.
2. ... avec un déficit de légitimité qui favorise aujourd’hui la fuite en avant...
À n’en pas douter, ce déficit de légitimité est l’une des causes essentielles de la tentative de diversion politique à laquelle nous assistons actuellement.
Dire cela, ce n’est pas ignorer les facteurs géopolitiques : il faut bien reconnaître qu’européens comme américains n’ont pas agi très adroitement vis-à-vis de la Russie, et que pour le moins ils ne ses sont pas suffisamment intéressés à la spécificité russe.
Mais il ne faut pas exagérer l’importance de cet aspect des choses ; encore une fois, la cause fondamentale de l’aventurisme actuel est ailleurs : l’État russe cherche dans la démonstration militaire une alternative à un déficit de légitimité fonctionnelle que les tentatives de réforme en Ukraine soulignent dangereusement.
Tout le problème vient de ce que cette habile diversion rencontre une résonance très forte dans le public russe. En effet, en liaison avec l’héritage du passé, la capacité de la société à l’autocritique est très limitée. En outre, il faut bien reconnaître que la majorité des russes considèrent le résultat de la Guerre froide comme une humiliation, là même où les autres peuples d’Europe de l’Est y voient une libération.
Qui peut conduire la Russie sur le chemin de la modernisation ? Voilà la véritable question.
Faible légitimité fonctionnelle du gouvernement, large soutien à son aventurisme : on pourrait dire qu’avant même de commencer sa discussion, la question de la stabilité de la Russie est close. De fait, il faudrait, pour que la Russie trouve un chemin vers la modernisation, qu’émerge une stratégie inspirée par exemple de l’expérience chinoise de ces quarante dernières années.
Mais il faut noter à ce sujet que le lancement des réformes en Chine a eu lieu seulement après que les tempêtes politiques de la Révolution culturelle ont fini de lasser la population. De plus, le Parti Communiste Chinois a réussi à formuler à temps une stratégie lui permettant à la fois de rester au pouvoir et d’accompagner l’émergence d’un nouveau cours.
Si nous en revenons à la Russie, ces réflexions nous conduisent à penser que les changements, s’ils se produisent, le feront seulement après la fin de la vague nationaliste que nous observons en 2014-2015.
3. ... alors que les facteurs de stabilisation restent bien difficiles à discerner
Ceux qui travaillent dans l’espace post-soviétique savent qu’il y a une différence de mentalité très nette entre ceux qui étaient déjà adultes à la chute de l’URSS et les plus jeunes.
Peut-être une réorientation sera-t-elle possible, quand les premiers partiront en retraite, en pratique dans une dizaine d’années. Mais ce n’est qu’une hypothèse : malgré cette différence de mentalité, personne sans doute ne peut prédire quelles seront les conséquences à long terme du lavage de cerveaux par la propagande gouvernementale actuellement en cours.
Sauf erreur, il faut aussi mentionner l’absence au sein des élites russes d’une faction pragmatique qui pourrait préparer un changement de politique. Il est difficile de dire si les dirigeants russes ne peuvent ou ne veulent engager des réformes – probablement les deux hypothèses sont-elles fondées à quelque degré. Mais une chose est sûre : que le concept des obligations sociales de l’État, qui existe en Chine depuis l’Antiquité, est pratiquement absent dans la tradition russe ; ceci, évidemment, ne favorise pas l’émergence d’un tel courant.
Le temps est le dernier facteur de complexification de la situation que nous évoquerons ; comme chacun sait, la modernisation requiert de garantir des conditions stables durant une longue période. De ce point de vue, la situation de la Russie de Vladimir Poutine ne peut pas être considérée comme brillante.
Qui peut croire à une modernisation économique et politique de la Russie à brève échéance ?
En effet, le déficit de confiance lié à l’imprévisibilité des organes étatiques ne peut disparaître sans une politique de long terme qu’il est difficile de discerner aujourd’hui. Or du fait des sanctions occidentales comme de la baisse des prix du pétrole il est nécessaire de trouver une voie de stabilisation et de développement dans l’urgence – dans les 2 – 3 années à venir.
Nous pouvons tous sentir qu’une telle perspective – une réorientation rapide vers la modernisation de l’économie ou de la vie politique – est tout à fait improbable. Cela signifie qu’en pratique la Russie fait face à deux alternatives : soit devenir un satellite dans la sphère d’influence chinoise, soit continuer dans la voie de l’extrémisme et de l’aventurisme militaire – avec M. Poutine, ou sans lui.
Bien évidemment, il est difficile d’inclure la première alternative dans le récit poutinien de restauration de la grandeur russe ; la seconde comporte la possibilité d’un éclatement territorial de la Russie (qui s’est déjà observé lors de la révolution et de l’effondrement de l’URSS, en 1991). Elle est la plus inquiétante, dans la mesure où elle comporte aussi un risque significatif pour la sécurité de l’ensemble de notre continent.
On ne peut malheureusement l’exclure complètement, bien qu’en principe la répartition par âges de la population russe contribue à amoindrir les élans guerriers.
Conclusion
Quoi qu’il en soit, l’Europe et l’Ukraine doivent accepter comme un fait leur divorce durable d’avec la Russie ; la fermeté doit rester la base de leur attitude dans les relations avec celle-ci, bien qu’il faille en même temps s’efforcer de soutenir l’émergence d’un courant pragmatique à Moscou.
Copyright Octobre 2015-Chamontin/Diploweb.com
Traduction de l’allocution prononcée en russe le 10 septembre 2015 au XXVe Economic Forum de Krynica-Zdrój (Pologne), dont L. Chamontin remercie ici les organisateurs.