´Kosovo: construire l’État sans faire la paix?´, Daniela Heimerl

Kosovo: construire l’État sans faire la paix?

Par Daniela HEIMERL
Le 01/04/2011, regard-est

Malgré la présence des troupes de l’OTAN et les mandats dont dispose l’engagement international, la mission des acteurs internationaux au Kosovo a rapidement été assujettie aux objectifs des acteurs locaux. La tentative de bâtir un nouvel État sans travailler parallèlement à une conclusion de la paix s’est soldée par un échec.

 

 
Les conditions dans lesquelles l’administration internationale a commencé à construire un nouvel État ont tout d’abord été excellentes. Après une guerre meurtrière, l’OTAN a été accueilli, en juin 1999, par les Kosovars albanais en libérateur. La Minuk (Mission intermédiaire des Nations unies au Kosovo) qui a suivi quelques jours plus tard, a été également reçue avec enthousiasme. L’exode d’une grande partie des habitants serbes et roms semblait alors rendre plus confortable encore la garantie de l’ordre et la mise en place d’institutions publiques opérationnelles. Sur un territoire de 11.000 km2, les acteurs internationaux se trouvaient face à deux millions d’habitants, soit 90 % de la population, qui les regardait avec gratitude et espoir. Qu’en est-il douze années plus tard?

Un État inachevé

À l’heure actuelle, le Kosovo demeure un État inachevé, non seulement en ce qui concerne la construction institutionnelle mais aussi la reconnaissance de sa souveraineté par les autres États du monde (40 % seulement des États membres des Nations unies). Malgré l’avis de la Cour internationale de justice prononcé en juin 2010 selon lequel la proclamation unilatérale d’indépendance des institutions provisoires du Kosovo du 18 février 2008 n’était pas contraire au droit international, la vague de reconnaissances tant espérée par Pristina et tant crainte par Belgrade n’a pas eu lieu. Les raisons en sont multiples.

Tout d’abord, longtemps concentrées sur la dimension symbolique de l’indépendance, les autorités kosovares ne se sont pas préoccupées de ses aspects concrets.[1] Ensuite, le déficit de reconnaissances traduit également la répugnance de nombreux pays à cautionner les scissions unilatérales. Enfin, l’argumentaire de la Cour a été très étroit, se contentant d’examiner exclusivement la validité de la proclamation unilatérale d’indépendance et non pas la scission qui s’en suivit.

Les dissensions qui demeurent au sein des 27 États membres de l’UE quant au statut du Kosovo s’avèrent particulièrement tragiques pour le pays: cinq membres (Espagne, Chypre, Grèce, Slovaquie, Roumanie) refusent de le reconnaître, ce qui affaiblit le rôle de l’UE en tant qu’acteur international désireux d’y construire un État de droit. En même temps, l’absence de consensus au sein du Conseil de sécurité des Nations unies est un obstacle qui se pose à l’intégration du pays à de nombreuses organisations internationales.

La reconnaissance controversée a contrarié l’évolution du dispositif civil sur le terrain et se traduit par la multitude des acteurs internationaux déployés au Kosovo. Depuis la fin de la guerre, il s’agit des Nations unies, de l’OSCE et de l’OTAN. A la suite de la proclamation d’indépendance, y sont également présents la mission EULEX, principale opération civile de la Politique européenne de sécurité et de défense conçue pour seconder les autorités dans les affaires policières, judiciaires et douanières et l’ICO (International Civilian Office). Contrairement aux autres missions qui se qualifient de «neutres par rapport au statut», l’ICO, seul, considère le Kosovo explicitement comme un État à part entière et soutient l’application de la Constitution entrée en vigueur le 15 juin 2008.[2]

A l’heure actuelle, la réputation des organisations internationales est mauvaise –à l’exception de la KFOR, principal garant de la sécurité sous l’autorité de l’OTAN, pilier discret du Kosovo que Serbes et Kosovars albanais considèrent tous les deux comme indispensable. Mais la tolérance de principe à l’égard des autres acteurs cesse peu à peu dans la mesure où la construction d’un État de droit et de la démocratie sont des processus considérés comme trop lents par la population, et qu’en conséquence les investisseurs se montrent frileux. Le pays comptait beaucoup sur la clarification de son statut pour normaliser sa situation financière et sociale. Or, l’économie ne se rétablit pas.[3] A contrario, l’élite gouvernante corrompt de plus en plus l’État faible et créé un système de patronage politique, la justice et le Parlement ayant peu de moyens pour s’y opposer.

En somme, au Kosovo d’après-guerre l’effort international de transposer le modèle des démocraties occidentales se solde par un échec au moins relatif. Il paraît évident qu’il ne s’agit pas seulement d’un transfert de compétences où l’Ouest aide les élites locales à mettre progressivement en place des institutions publiques. On observe plutôt un processus permanent de négociation entre les acteurs internationaux et locaux concernant l’organisation et le partage du pouvoir.[4]

«Internationaux» ou «locaux»: qui est aux commandes?

En 1999, l’administration internationale a dû rapidement se rendre compte qu’elle ne faisait pas le poids face aux élites locales. Son pouvoir formel ne suffisait pas pour impulser une nouvelle dynamique au sein de la société kosovare. Afin de stabiliser sa présence, elle s’alliait donc peu à peu notamment aux anciens chefs de guerre qui évoluaient vite vers le politique et qui, contrairement à elle, disposaient d’une grande autorité auprès de la population. Ces derniers sont aujourd’hui devenus des garants intouchables de la stabilité politique. Les acteurs internationaux ne disposent alors que d’un pouvoir indirect et se trouvent dans une relation asymétrique de dépendance avec l’élite locale.

En même temps, dès 1999, les objectifs des acteurs internationaux et locaux n’étaient pas les mêmes. Les derniers voulaient avoir leur propre État, alors que les Nations unies plaidaient en faveur de la mise en place d’institutions de droit, démocratiques et multiethniques ainsi que du lancement d’un processus qui devait clarifier le statut final du Kosovo. En bref, la communauté internationale oeuvrait en faveur de la mise en place d’un certain nombre de préalables, les Kosovars pour un nouveau statut de la province. Cet état de fait engendrait une dynamique de conflits récurrents.

Le premier d’une longue série en a été notamment en 1999 la résistance de l’élite locale opposée à l’intention de la Minuk de fixer la continuité de la légitimité des lois serbes dans la province, alors que les hommes politiques kosovars insistaient sur le fait que les règles établies à l’époque de l’autonomie (1974 à 1989) devaient constituer le fondement juridique pour toute démarche ultérieure. Après six mois de bras de fer, la Minuk a abandonné son combat, une victoire importante de cette dernière car il s’agissait d’une rupture symbolique avec la domination serbe.[5]

Un deuxième conflit a éclaté en 2001 autour du cadre constitutionnel provisoire dans lequel les politiciens kosovars voulaient intégrer autant de symboles d’État que possible ainsi qu’adopter le droit d’organiser un référendum sur l’indépendance. Cette fois-là, la Minuk n’a pas cédé à leurs revendications mais Hashim Thaçi, l’ancien chef politique de l’UCK a refusé de signer le document.

Un troisième désaccord, c’est-à-dire la controverse autour «des préalables et du statut» touchant de près à la question du statut final de la province, a été résolu par les violences en mars 2004 contre les enclaves où vit la minorité serbe.[6] En 2002, Michael Steiner, alors chef de la Minuk, avait essayé de lier les deux objectifs d’une manière constructive: pas de statut définitif sans préalables. Cette démarche, considérée par la Minuk comme un système d’incitations, était, aux yeux des acteurs locaux, un instrument pour reporter sine die la question du statut de la province. Alors que les relations entre internationaux et locaux se détérioraient rapidement, l’explosion de violence en mars 2004 menaçait, selon l’avis de la Minuk, également la présence de l’administration internationale.

Un prix élevé à payer

Les règles du jeu ont alors changé.[7] À peine nommé en juin 2004, le nouveau chef de la Minuk, Søren Jessen-Petersen, s’est prononcé en faveur de l’indépendance du Kosovo et s’est lié d’amitié avec le Premier ministre alors nouvellement élu Ramush Haradinaj, un ancien commandant de l’UCK. Lorsqu’en 2005 ce dernier a été inculpé pour crimes de guerre par le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, S.Jessen-Petersen organisait un départ émotionnel pour son ami. La stabilité fut alors la seule priorité des acteurs internationaux : lui ont été sacrifiées une enquête sérieuse sur les émeutes contre les communautés serbes en 2004 mais également la protection des témoins dans le procès contre R.Haradinaj. Les efforts pour mettre en place un État de droit se sont arrêtés. L’administration internationale s’apprêtait à acheter la bonne volonté de l’élite locale par la solution de la question du statut. Le statut a donc vaincu les préalables.[8]

En effet, fin 2004, au sein des gouvernements occidentaux (à Washington, Londres, Paris, Berlin, Rome) l’opinion prévalait que le Kosovo allait inéluctablement vers l’indépendance et qu’il fallait organiser des pourparlers concernant son statut.[9] Mais ce qui a ensuite eu lieu sous l’égide des Nations unies et de l’envoyé spécial du secrétaire général Martti Ahtisaari à partir de février 2006 n’étaient pas de véritables négociations entre Pristina et Belgrade car la question du statut de la province avait été au préalable décidée dans le cadre des pays de la «Quinte». La solution a été une souveraineté étatique contrôlée, garantissant une très large protection à toutes les minorités: Pristina a dû ainsi donner une autonomie importante à la minorité serbe et accepter la continuité du «protectorat» international en échange de la scission avec la Serbie. En bref, à partir de 2004/2005, construire un État s’est transformé en un processus politique d’échange (stabilité contre impunité), alors que le processus de paix devint un acte décidé par les cabinets politiques occidentaux dans lequel les belligérants, jugés par ailleurs incapables de s’engager dans un véritable processus de pourparlers par les acteurs occidentaux, ne jouaient aucun rôle décisif.[10]

Sans soutien unanime de la part du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’Union européenne –ce qui aurait nécessité un compromis politique avec Belgrade– les institutions provisoires du Kosovo a unilatéralement déclaré son indépendance le 18 février 2008. Le pays paie à présent chèrement l’absence de consensus. Tout d’abord, la décision unilatérale a des conséquences sur la situation juridique du nouvel État, car aboutissant au maintien en vigueur de la résolution 1244 de 1999 qui reconnaît l’intégrité territoriale de la Serbie et sa souveraineté sur le Kosovo en tant qu’héritière de la République fédérale de Yougoslavie. Ensuite, l’exercice de la tutelle internationale fonctionne mal et cache la responsabilité propre de la société kosovare. Par ailleurs, le nouvel État n’est pas en mesure de participer aux organisations internationales les plus importantes. Enfin, il doit faire face à une partition de facto, car le nord du Kosovo est contrôlé par Belgrade.

Construire un État ne remplace donc pas une paix négociée. Début mars 2011, un nouveau dialogue est amorcé entre Belgrade et Pristina sous l’égide de l’Union européenne à Bruxelles. Il est capital pour la pacification dans les Balkans que ces pourparlers soient utilisés pour rattraper la conclusion de la paix.

Notes:
[1] Renaud Dorlhiac, «Un premier bilan de l’indépendance du Kosovo», in: Questions internationales, n°40, novembre-décembre2009, p.89.
[2] http://www.ico-kos.org/ico/?id=9
[3] Thomas Fuster, «Unerfüllte Hoffnungen in Kosovo», in: Neue Zürcher Zeitung, 16 février 2011.
[4] Andreas Ernst, «Kosovos glücklose Baumeister», in: Neue Zürcher Zeitung, 18 février 2011.
[5] Ibid.
[6] Daniela Heimerl, «Serbie-et-Monténégro: entre la tentation nationaliste et la raison démocratique», in: Le Courrier des pays de l’Est, La Documentation française, juillet-août 2004, p.208.
[7] Daniel Serwer, Kosovo: Status with Standards, US Peace Institute, avril 2004.
[8] Cf. l’argumentation dans Daniel Silander, United Nations Interim Mission In Kosovo: Standard before Status. A Policy of Catch 22, Saarbrücken, VDM Verlag, 2009.
[9] Daniela Heimerl, «Le Kosovo, point de mire du pouvoir», in: Le Courrier des pays de l’Est, La Documentation française, juillet-août 2007, p.202.
[10] op. cit. note 4.