1- l’islam radical : un facteur de recomposition géopolitique de l’espace post-soviétique?

l’islam radical : un facteur de recomposition géopolitique de l’espace post-soviétique ?
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Article paru dans l'édition du 29/08/2005
Par Cyrille GLOAGUEN à Paris

Récente nomination, par le président tchétchène indépendantiste Abdoul Khalim Sadoulaev, du chef de guerre Chamil Bassaïev au poste de vice-premier ministre d’Itchkérie pour diriger les opérations armées contre les troupes russes en Tchétchénie ; premier anniversaire de la tragique prise d’otages à l’école de Beslan en septembre 2004, revendiquée par ce même Bassaïev, l’islamiste radical qui s’était décrété émir de Tchétchénie et du Daghestan ; djihad lancé par le clergé tchétchène pro-russe contre le « wahhabisme » ; affrontements interethniques du 19 août entre minorités tchétchène et kalmouke dans un village de la région d’Astrakhan ; attentats dans les républiques voisines nord-caucasiennes, dont celui qui a grièvement blessé le 25 août dernier le premier ministre ingouche ; amnistie annoncée par le président turkmène de 8.000 prisonniers politiques à l’occasion du prochain Ramadhan, etc. L’actualité n’a cessé, ces dernières semaines, d’attirer l’attention sur l’islam radical dans l’espace post-soviétique.
Pour Caucaz.com, Cyrille Gloaguen de l’Institut Français de Géopolitique (université Paris VIII) revient sur ces événements et les réalités qu’ils dissimulent. Une enquête au long cours, de Tachkent à Moscou.



A Tachkent, sur un marché en mars 2004, puis, en juillet devant les ambassades américaine et israélienne, des bombes, parfois actionnées par des kamikazes, provoquaient la mort de plusieurs dizaines de personnes.
En Russie, l’été 2004 a, lui aussi, été - comment l’oublier - particulièrement sanglant. Dans les deux pays, ces actes ont été revendiqués par des terroristes se réclamant de l’islam radical. « Groupe du Djihad islamique » et « Groupe pour la guerre sainte islamique en Ouzbékistan » pour les attentats de Tachkent ; « brigade d’Islambouli » pour ceux qui ont détruit en vol deux avions de ligne russes et tué plusieurs personnes en août dans le métro de Moscou. Sans oublier la prise d’otages de Beslan revendiquée par le chef de guerre radical Bassaïev.

Si ce furent là les attentats des plus sanglants, un peu partout dans l’espace ex-soviétique, de l’Asie centrale à l’Azerbaïdjan en passant par les régions sud de la Fédération russe, de supposés militants « wahhabites » sont régulièrement jetés en prison pour terrorisme ou prosélytisme, des prédicateurs arabes, turcs ou pakistanais expulsés, tandis que, plus opportunistes que jamais, les autorités locales semblent en profiter pour museler toujours plus leurs oppositions, religieuses et laïques.

Tout porte à croire que les pays composant cet espace et certains de leurs voisins ont fait de la lutte contre le terrorisme islamique leur priorité, rejetant à des lendemains meilleurs la coopération économique.

Floraison d’alliances « anti-terreur »

L’Organisation de Sécurité Collective de la CEI(1) est dotée d’une force de déploiement rapide, tandis que la seconde grande organisation régionale, celle dite de « Coopération de Shanghai » (OCS), s’est transformée en un vaste forum dédié aux questions anti-terroristes. Elle s’est, elle aussi, dotée d’une force de déploiement rapide et s’est déclarée prête, au sommet de Tachkent du 17 juin 2004, à accueillir Kaboul parmi ses membres(2).
L’Inde, le Pakistan, la Mongolie, L’Iran et le Turkménistan pourraient suivre le même chemin.

En août 2003, à Manille, la Russie, la Chine, l’Indonésie, la Malaisie et quatre des républiques centre-asiatiques avaient déjà créé une autre alliance qualifiée d’« anti-terreur » qui, selon certains sources, pourrait coordonner ses actions avec celles de l’OCS(3).

Au niveau régional, la logique est identique. Le 11 mars 2004, des représentants d’Ouzbékistan, du Kazakhstan, du Tadjikistan et du Kirghizstan ont décidé de coordonner leurs opérations anti-terroristes(4), tandis que le 30 septembre 2004 les ministres de l’Intérieur de la CEI signaient à Kiev des accords de coopération dans les domaines du renseignement, de l’entraînement des troupes et de la lutte contre les trafics de drogue.

Des accords d’extraditions ont également été passés entre ces pays et la Russie. Celle-ci, de son côté, a réussi en échange de la dette extérieure de ce pays à maintenir au Tadjikistan sa 201e division de fusiliers motorisés.
Moscou laisse aussi entendre depuis plusieurs mois son intention de devenir membre de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), et s’est fait admettre en mai 2004 dans l’Organisation de coopération économique centre-asiatique(5).

Cette débauche d’alliances, d’accords et d’organisations semble donner à croire que cet immense espace qui court du Caucase à l’Asie centrale pourrait être menacé par une lame de fond islamo-terroriste, dont les conflits tchétchènes et le régime taliban auraient été les signes annonciateurs et particulièrement dramatiques. A l’examen, la réalité est pourtant plus nuancée.

Islam conventionnel versus islam fondamentaliste

La dictature soviétique n’a pas gelé la diffusion de l’islam sur le territoire de l’URSS. Embrigadés par Staline dans sa lutte contre le nazisme, les clergés officiels sont après la guerre « domestiqués » par le pouvoir central et transformés en vitrine officielle des religions.

Cet islam de façade, trop assimilé par les populations au régime communiste, va à la fin de la perestroïka rapidement perdre de son autorité face aux courants issus de l’islam parallèle, gardien des traditions, qui a su se maintenir dans l’ombre.

Après les indépendances, la propension des pouvoirs politiques à tenter de juguler la menace « islamique » en s’appuyant sur les clergés officiels va rapidement transformer ceux-ci en cibles privilégiées des terroristes, phénomène très largement répandu en Tchétchénie par exemple.

Menée parallèlement à une censure religieuse rigoureuse, la répression politique va donc paradoxalement conduire à un affaiblissement de l’islam historique, déjà malmené par l’athéisme soviétique, et à une expansion de l’influence des thèses inspirées par les Frères musulmans ou par les mouvements fondamentalistes néo-hanbalî (c’est-à-dire de courant wahhabite) nés des idées de Hakîm Qâri Marghilânî(6).

Cette expansion sera également favorisée par le retour au pays, après la perestroïka, des diasporas caucasienne, tatare, turque, etc., établies depuis le début de la période soviétique dans divers pays musulmans et dont certaines composantes s’étaient déjà radicalisées dans leur pays d’accueil.

Une radicalisation hétéroclite

Les franges les plus radicales de l’islam parallèle vont s’implanter durablement en Tchétchénie et dans le triangle Oubékistan-Kirghizstan-Tadjikistan et réussir à y survivre grâce à deux facteurs.
En premier lieu, grâce au soutien matériel et humain de pays et d’organisations islamistes et l’instauration en Afghanistan du régime taliban qui va leur offrir des zones de refuge et d’entraînement.

Autre facteur à prendre en compte, celui du contexte de contestation générale de la légitimité politique des régimes en place et de conflits territoriaux dans lequel est née et se développe la radicalisation de ces groupes.

On constatera également que ceux-ci sont le plus souvent isolés politiquement, suivent différents courants de l’islam et ne coordonnent pas leurs actions, du moins jusqu’à une date récente.

L’islam dans cette région cache une très grande variété de pratiques et d’obédiences, difficiles à saisir dans leur globalité : sunnites de rite shâfi’î au Daghestan, chiites duodécimains en Azerbaïdjan et dans les communautés d’origine iranienne, confréries Qadiriya et Naqchagandiya, ismaéliens dans le Pamir tadjik(7), etc.

Le terrorisme islamique n’offre donc pas dans l’espace ex-soviétique l’apparence d’un front uni combattant ou religieux, pas plus qu’il n’en est le seul mode de contestation politique.
Il est même minoritaire par rapport aux oppositions du type partis politiques, mouvements nationalistes ou extrémistes laïques. De sorte que dans le Caucase comme en Asie centrale, les oppositions aux pouvoirs en place sont donc loin d’être toutes religieuses.


(1) Ce traité est signé lors du 5ème sommet de la CEI, à Tachkent, le 15 mai 1992. Il inclut une clause de défense collective qui lie entre eux les signataires. Le 30 avril 2003, le sommet de la CEI de Douchanbe complète ce traité en créant l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Ce même sommet a également consolidé le système de défense anti-aérien de la CEI.
(2) Voir Cyrille Gloaguen, « Les tropismes centre-asiatiques de la Russie », Défense Nationale, novembre 2004.
(3) China Reform Monitor n°510 du 4 septembre 2003, citant une source du Philippine Daily Inquirer.
(4) Astana Interfax-Kazakhstan, March 11, 2004.
(5) Fondée en 1994 pour traiter des questions de sécurité régionales et de partages des ressources naturelles.
(6) Voir Andrée Feillard, « l’Islam en Asie, du Caucase à la Chine », les études de la Documentation française.
(7) Andrée Feillard, op. cité.