(crisis financiera:) ´Le système a implosé´, Georges Soros

George Soros, 77 ans, multimilliardaire et gourou des marchés financiers aux Etats-Unis, livre son analyse de la crise. Spéculateur averti, il dénonce les "intégristes du marché" mais critique aussi la Réserve fédérale (Fed) et le Trésor américain. Il les dit responsables de la formation d'une "super bulle", qui plonge les Etats-Unis et l'Europe dans la récession.

Wall Street s'effondre. Assiste-t-on à la chute de l'empire américain ?

 

Wall Street ne s'effondre pas, Wall Street est en crise. Les effets de cette crise dépendront de sa durée. La situation n'est pas fatale : nous sommes au bord du gouffre mais nous n'y sommes pas encore tombés. Le marché continue à fonctionner. En revanche, le fait nouveau depuis quelques jours, c'est que la possibilité d'un éclatement du système existe.

Ce qui arrive est incroyable ! C'est la conséquence de ce que j'appelle "l'intégrisme de marché", cette idéologie du laisser-faire et de l'autorégulation des marchés. La crise n'est pas due à des facteurs extérieurs, ce n'est pas la conséquence d'une catastrophe naturelle. C'est le système qui a causé sa propre perte. Il a implosé.

 

Le politique a-t-il sa part de responsabilité ? Quid des régulateurs ?

 

Alan Greenspan (l'ancien patron de la Fed) est responsable, parce qu'il a laissé les taux d'intérêt trop bas, trop longtemps, qu'il a laissé libre cours à l'innovation financière, considérant qu'il y avait plus à y gagner qu'à y perdre. Les autorités de contrôle sont également responsables, pour avoir donné trop de liberté aux acteurs des marchés et laissé se développer un marché du crédit monstrueusement étendu. Regardez le marché des dérivés de crédits ! Il se chiffre en milliers de milliards de dollars. Le résultat de cette politique, c'est une crise financière qui plonge dans la souffrance des victimes innocentes.

 

Que pensez-vous des interventions, en urgence, de l'administration américaine ? Seront-elles efficaces ?

 

Henri Paulson (le secrétaire au Trésor), rechigne à utiliser l'argent public. Il a d'abord refusé de signer un chèque en blanc pour sauver Freddie Mac et Fannie Mae, avant d'y être contraint quelques mois plus tard. On a vu les mêmes hésitations sur Lehman Brothers, que les autorités ont finalement laissé tomber, et sur AIG qui, lui, a été sauvé en raison du risque systémique qu'il représentait. II était nécessaire de le faire, la situation serait sinon devenue incontrôlable. Mais ces actions sont lentes et contreproductives. Pendant qu'on hésite, la situation se détériore. Et ces interventions sont curatives et non préventives.

 

La crise de 1929 est prise pour référence. Est-ce pertinent ?

 

La grande différence avec la crise de 1929, c'est l'attitude des autorités. Elles ont compris qu'il fallait soutenir le système, même si c'est compliqué et coûteux, et si ce n'est pas dans leur culture de faire intervenir l'Etat.

 

Que va-t-il se passer maintenant ? Quelles conséquences pour l'Europe ?

 

La source des problèmes est aux États-Unis mais l'Europe est concernée. Pour elle, l'avenir dépendra de la façon dont les autorités géreront la crise. Du fait de la décrue des prix des matières premières, nous allons entrer en période de déflation. Je pense qu'il serait opportun de baisser les taux.

 

L'économie réelle sera-t-elle affectée ?

 

Cette crise va se transmettre à l'économie réelle. Les Etats-Unis sont sans doute déjà en récession, et cela va s'accélérer aux cours des deux prochains trimestres. Les banques ont déjà restreint leurs crédits. Et l'opinion publique américaine a été choquée par ce qui s'est passé cette semaine. Les consommateurs ne vont plus s'endetter. Ils consommeront moins.

Les pays émergents comme la Chine souffriront-ils ?

 

Compte tenu du ralentissement brutal de l'économie mondiale, les exportations chinoises se réduiront. Les autorités ont les moyens d'agir pour stimuler l'économie grâce à leurs réserves de changes, mais le feront-elles correctement ? La Chine est un Etat bureaucratique et la crise économique pourrait dégénérer en crise politique, comme ce fut le cas en Indonésie en 1998. La crise du capitalisme américain pourrait avoir raison du communisme chinois.

 

Comment sortir du chaos ?

 

Tout le système financier américain doit être repensé. Les banques d'investissement devront s'adosser à des banques de dépôt. Il faudra mettre en place de nouvelles régulations. La mission des autorités est d'empêcher la formation de bulles financières. Elles ont des instruments à leur disposition et doivent les utiliser. Le crédit doit être régulé de la même manière que le marché monétaire. Il faut exiger des banques plus de fonds propres. Il faut aussi empêcher les prix de l'immobilier de s'effondrer et limiter les saisies des maisons.

 

De Barack Obama ou de John McCain, qui vous paraît à même de mieux réformer ?

 

Je pense qu'Obama a une meilleure compréhension de la situation.

 

Avez-vous perdu de l'argent dans cette crise ?

 

Je n'ai pas perdu d'argent mais je n'en ai pas gagné. Mais je ne vous révélerai pas mes secrets.

 

Vous êtes le "père" des hedge funds, dont les excès sont au coeur de la crise. Avez-vous des remords ?

 

Je ne suis pas le père des hedge funds mais l'un d'eux. Si c'était à refaire ? Je spéculerais mieux...

19-IX-08, Claire Gatinois et Anne Michel, lemonde